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Joseph-Émile Poirier : Mme Plume d’Aigle
Le Matin — 30 novembre 1922
jeudi 10 février 2022, par
Elle s’appelait « celle-qui-marche-sur-la-Colline » et ce furent les soldats de Fort-Niobrara qui, cause de son mari, la baptisèrent Mme Plume d’Aigle.
Plume d’Aigle, un « buck » de vingt-cinq ans, faisait partie d’une bande bariolée .d’engagés volontaires Kiowas, venus d’une réserve indienne du Sud, le gouvernement des États-Unis rêvant, à cette époque-là, démener les Peaux-Rouges à la civilisation grâce au prestige de l’uniforme.
Une fois tondus et costumés à l’ordonnance, les Kiowas semblèrent dépouillés d’eux-mêmes. Toutefois, leurs progrès furent rapides. Ils formaient, au 8° régiment de cavalerie, l’escadron L, qui se fit bientôt remarquer par la bonne tenue des montures, l’éclat des sabres et des carabines.
À cette transformation, Mme Plume d’Aigle restait indifférente en apparence et, secrètement, hostile. Tandis que les autres squaws se rendaient fréquemment sur le terrain dit de « parade » pour admirer leurs maris l’exercice, elle se retirait avec affectation dans son « teepee », où elle s’adonnait aux soins réclamés par son ménage et sa maternité car un bébé de cinq mois vagissait dans une sorte de panier plein de mousse et de chiffons, au fond de la loge. Outre le motif de l’allaitement, elle l’en tirait à chacune de ses sorties. Elle le plaçait dans une manière de hotte, suivant l’usage de sa race, et l’on n’apercevait alors plus qu’une petite tête ronde et jaune balancée entre les omoplates de la mère...
Ce spectacle, qu’elle pouvait observer chaque jour de la fenêtre de son cottage, choqua et peina tout à la fois la femme du colonel. Songeant que la voiture d’enfant qui avait autrefois servi à sa fille Betsie moisissait sous un hangar, elle conçut le projet charitable d’en faire profiter le fils de cette sauvagesse.
Mme Plume d’Aigle reçut le cadeau sans enthousiasme. À part les cigarettes, le sucre et le café dont elle faisait un usage immodéré, elle méprisait tout ce qui venait des blancs. Aussi, la stupeur, puis l’indignation de la donatrice furent-elles sans bornes lorsque, de sa fenêtre, elle revit, le lendemain, sur le dos de la mère, le bébé dans son berceau portatif. Et, chose pire, Mme Plume d’Aide poussait délibérément devant elle l’ancien véhicule de Betsie empli jusqu’aux bords de bûches et de fagots.
Ce n’était là, toutefois, que le côté pour ainsi dire public de l’aversion profonde que la squaw nourrissait pour les blancs et leurs coutumes.
Devant son mari elle ne cessait d’évoquer la contrée d’Anadarko où vivaient leurs proches. Et cela rendait triste le cœur de Plume d’Aigle qui songeait à ses parents et surtout à son grand ami d’enfance Jack Cheval-Ours avec qui il avait fréquenté jadis l’école établie dans la réserve indienne... Et Plume d’Aigle se souvenant alors qu’il avait appris à écrire l’anglais se procura un crayon et du papier pour inviter Jack au voyage.
Mais la distance est longue d’Anadarko au fort Niobrara et la saison s’avançait Cheval-Ours répondit en promettant sa visite et colle d’autres amis pour le printemps suivant.
L’hiver, toujours assez rude dans ces régions, arriva avec des tempêtes de neige. Un baraquement isolé fut aménagé pour recevoir les ménages indiens du poste. La squaw obstinée refusa d’en profiter et le teepee conique de Plume d’Aigle, fumant comme un volcan, grâce au combustible charrié chaque jour dans la petite voiture d’enfant, demeura seul à sa place.
À l’heure du crépuscule, un bruit sourde cadencé s’en échappait : celui d’un tambour de basque qu’accompagnait d’un chant sauvage et monotone la voix de Mme Plume d’Aigle. Parfois, un Kiowa, avant de rentrer, s’immobilisait dans la pénombre et la neige pour écouter cette plainte obsédante qui traînait dans la nuit jusqu’à la sonnerie du couvre-feu et apportait aux gens du baraquement la nostalgie des jours d’Anadarko.
Enfin, le printemps vint et, avec lui, une lettre de Jack Cheval-Ours. L’agent de la réserve où se trouvaient cantonnés les Kiowas était toujours aussi ladre. Heureusement, il y avait, cette année-là, une abondance inusitée de gibier dans la région de la rivière Witchita. Et cela les engageait à reculer le voyage jusqu’à l’été...
Cette nouvelle, vite répandue, affecta péniblement l’escadron. Vers le soir, la retraite sonnée, le drapeau étoilé du poste descendu solennellement, comme de coutume, le long de son mât, les cavaliers basanés vinrent s’asseoir par petits groupes sur la pelouse et fumèrent en silence. À travers les nuages du tabac, leurs yeux noirs et mélancoliques croyaient suivre les randonnées de Cheval-Ours et des autres, à des milles et des milles vers le Sud, dans les districts giboyeux d’Anadarko...
Derrière eux, les femmes chuchotaient entre elles des choses dures pour les « Marche-en-tas » au service des blancs. Mme Plume d’Aigle ne soufflant mot, personne ne prenait garde à elle et personne ne la vit se glisser dans son teepee, comme un chat sauvage. Mais les femmes se turent, saisies, quand monta dans le soir de printemps un triste chant troublant. Et, ce soir-là, longtemps après la sonnerie de « taps » — l’extinction des feux — on entendit résonner le nostalgique tambourin...
Le lendemain matin, quand la femme du colonel ouvrit sa fenêtre, elle constata, suffoquée, la disparition de l’unique tente indienne du poste.
Des patrouilles battirent en vain la contrée. Les sentinelles, interrogées, affirmèrent n’avoir rien vu, rien entendu...
Ce fut le commencement de la fin pour l’escadron L. Au déclin de l’été, on dut licencier les quelques hommes qui en restaient.
— Dire que cette odieuse squaw n’a même pas eu la délicatesse de laisser la voiture de Betsie ! s’écriait, parfois, amèrement, la femme au colonel.
Mais, comme me le fit observer judicieusement le major Burton de qui je tiens cette authentique histoire, la voiture d’enfant, bien que détournée de sa destination, était la seule revanche de la civilisation sur les idées de Mme Plume d’Aigle.
Joseph-Émile Poirier