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Victor Cyril : C’est moi !

samedi 18 décembre 2021, par Denis Blaizot

Ce conte de presse a été publié dans Le Matin du 13 février 1923 1923 .

Après le grand malheur qui avait frappé Lucien Vareuil, j’étais devenu, autant par charité que par amitié pour lui, le plus assidu de ses hôtes.

Les fusils de chasse posés, nous nous étions ce soir-là calés dans de profonds fauteuils, les pieds alignés sur le garde-feu de la haute cheminée, buvant à petites gorgées les grogs brûlants que la servante avait l’habitude de préparer dès notre arrivée.

La nuit s’infiltrait dans la pièce. La flamme, qui se jouait au-dessus des bûches, faisait danser sur le plafond son reflet hospitalier. Et, lorsque, trouvant un nouvel aliment, elle s’élançait plus claire, plus haute, les vieux meubles cirés semblaient alors s’animer, et les lourdes tentures avaient l’air d’onduler comme soulevées par un souffle invisible.

Après les longues marches parmi les labours et les futaies, nous aimions cette heure de paresse. La chienne de Lucien, toute crottée, s’était couchée sur une carpette d’Orient :

— Ce n’est pas du temps de ta femme, lui dis-je, que Gracia se serait séchée de sa boue sur les tapis.

— Pauvre Mathilde ! soupira-t-il.

Ces deux mots, à force d’être répétés par lui, étaient devenus dans sa bouche une expression machinale qu’il proférait à tout bout de champ, qu’on évoquât ou non le souvenir de la disparue.

La catastrophe datait de six mois déjà. En lisant son journal à cette même place, il avait appris que l’Aquitaine, sur laquelle sa femme s’était embarquée à destination de New-York, avait sombré en plein océan. Tout avait été perdu, corps et biens. Il avait alors levé les bras vers le plafond, et sa douleur s’était accompagnée de tels cris et de tels sanglots que sa chienne, brusquement apeurée, avait éclaté en abois. Et puis le temps avait fait son œuvre. Je m’étais imposé comme un devoir de ne plus le quitter. Il avait assez vite repris le dessus. Dans la journée, on fusillait des grives dans les chaumes. Au retour, tandis que nous séchions nos bottes à la flamme du foyer, je me plaisais à lui rappeler certaines frasques de notre commune jeunesse. Après le dîner, nous jouions au jacquet. Et c’est ainsi que, bientôt, je me crus autorisé à lui présenter une jeune veuve du voisinage, qui avait eu la sagesse de ne pas pleurer son mari trop longtemps et jouait de la harpe avec un talent assez médiocre, ce qu’on lui pardonnait facilement, car elle montrait à cette occasion deux bras nus qui étaient les plus beaux du monde.

Mme de Savran — c’était son nom — avait justement promis de venir faire un bridge avec nous après le dîner, perspective qui réjouissait Lucien. Il s’efforçait de dissimuler sa joie, mais je le connaissais assez bien pour ne pas être dupe.

— Crois-tu, lui dis-je alors avec un certain machiavélisme, que Mathilde eût consenti à fréquenter Mme de Savran ?... Là, franchement... réponds-moi ?

— Cette pauvre Mathilde était jalouse. Mais j’étais heureux, j’étais fier de cette jalousie, qui n’était que l’envers de son grand amour pour moi.

— Malheureusement, elle était aussi jalouse de tes amis. Combien de fois avons-nous pu faire après le dîner notre partie de jacquet ?... Réponds-moi encore ?

— Enfin quoi... quoi... Veux-tu me persuader par là que je n’ai rien à regretter ?

— Tu travestis ma pensée.

— La vérité, si tu veux-le savoir, est que je ne me consolerai jamais. C’est entendu. Depuis cet affreux malheur, je bois, je mange, je chasse, je monte à cheval. Mais j’accomplis chacun de ces actes à la façon d’un automate. Je n’ai plus de goût à la vie. J’ai constamment un voile devant les yeux. Je respire avec un poids de quarante kilos sur la poitrine !

Sur ces mots, il vida son grog à petits traits goulus, puis alluma voluptueusement une grosse pipe de bruyère.

Et il y eut entre nous un long silence, que coupa la sonnerie du téléphone.

— Ça doit être Mme de Savran dit-il en se ruant vers l’appareil... Allô... allô...

Mais il eut un soubresaut, comme s’il était entré en contact avec une pile électrique.

— Comment, c’est toi bégaya-t-il... Toi, Mathilde... Mathilde Vareuil... ma femme... Parle, parle encore, que je sois bien sûr... Mais oui, c’est toi... Je reconnais ta voix si douce ; si caressante...

Pour m’assurer que Lucien n’était pas la victime d’une hallucination auditive ou d’une mauvaise plaisanterie, je pris l’autre récepteur. Il n’y avait pas de doute. Cette voix si douce, si caressante, était bien la voix affreusement nasillarde de Mathilde.

— Ma chère petite, mon adorée ! ne cessait de répéter Lucien.

— Mais écoute-moi donc, disait-elle. Oui, parfaitement, j’ai été sauvée par un marin qui m’avait hissé sur une épave. Je ne sais quel courant nous a entraînés jusque sur les côtes d’une île inconnue. J’ai fait la naïade pendant dix-huit heures. Je traîne à présent d’affreuses douleurs...

— Ma pauvre Mathilde.

— Et j’ai promis cinquante mille francs au marin.

— Combien ?... Cinquante mille francs ? Enfin, n’importe, je te retrouve... C’est le principal...

— Je te téléphone donc du Havre, où je viens de débarquer. J’ai un train dans dix minutes. J’arriverai tard, forcément. Fais en sorte que nous soyons seuls. Pas d’intrus ! Tu diras à Annette de faire pour ton dîner un bœuf aux carottes. Tu en découperas une bonne tranche pour mon souper, avec beaucoup de gelée.

— Oui, oui, ma pauvre Mathilde, ma petite chérie...

— Et surtout pas de traversin sur le lit. Tu sais que j’aime avoir la tête basse.

— Oui... oui...

L’appareil retentit d’un coup sec. Mathilde venait de reposer le récepteur.

J’observai Lucien. Les bras levés vers le plafond, comme autrefois, il marchait d’un pas saccadé. Son visage reflétait une expression curieuse, qui trahissait plus de frayeur que de joie.

— Crois-tu... crois-tu ! me disait-il. C’est inouï. C’est absolument incroyable !

— Mais tu es d’une pâleur mortelle ! observai-je. Tu trembles comme si on t’avait transporté au pôle nord !

— Si je tremble, c’est de joie répondit-il les dents serrées.

Or, en affirmant cela, il se laissa tomber sur un siège.

— Oui, la joie me déborde. Et en même temps, avoua-t-il, je me sens horriblement impressionné par cette... cette résurrection... Je me trouve dans le même état que... que, lorsque j’ai appris sa mort !

— Ça se comprend un peu, voyons. Tu as beau frémir de bonheur. C’est tout de même un nouveau bouleversement de ta vie, de tes habitudes.

— Et je t’assure que des choses pareilles, ça vous secoue, ça vous use ! Enfin, voyons, du sang-froid, et tachons de mettre un peu d’ordre dans nos idées. Elle a bien dit, n’est-ce-pas, qu’elle prendrait le train de dix-sept heures quarante-cinq ?

Il sonna et se fit apporter un indicateur. Il s’embrouilla, tourna dix fois les mêmes pages, en déchira quelques-unes, tapa du pied, jura. Je vins à son aide et calculai que Mathilde arriverait en gare à minuit trente.

— Tu dîneras avec moi, me dit-il.

— A propos, Mathilde n’a-t-elle pas demandé qu’on fasse, en vue de son souper, du bœuf aux carottes ? C’est que tu n’aimes pas beaucoup ça, moi non plus, du reste.

— Que veux-tu ?

— Nous pourrons toujours faire notre partie de jacquet. la dernière, sans doute.

Cette réflexion l’agita tout spécialement. Il se leva, se dirigea vers la fenêtre, dont il souleva le rideau. Et hors de lui :

— Sacré nom de nom ! hurla-t-il, voilà qu’il pleut à torrents. Et moi qui n’ai plus que le break pour aller la chercher. Eh bien, vrai, il ne manquait plus que ça, maintenant ! Ah ! là là, mon pauvre ami, qu’est-ce que je vais prendre !

Victor Cyril Victor Cyril Victor Cyril (1872-1925) ne semble pas avoir été très prolifique sous ce nom puisque la BNF ne lui attribue que trois références sous ce nom.

Mais Victor Édouard Désiré Berger (Journaliste à « Clarté » -1919) fut l’auteur, avec son frère Eugène Berger, de romans publiés sous le pseudonyme collectif de Cyril-Berger.