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Joseph-Émile Poirier : L’écureuil

Le Matin — 29 novembre 1921

vendredi 11 février 2022, par Denis Blaizot

Ce conte est paru dans Le Matin du 29 novembre 1921 1921 .

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Au dépôt divisionnaire — au D. D., dans le langage abrégé de l’armée — un des plus anciens de la 24e Cie était Joseph Vultus. Son visage au poil rare où le nez s’abaissait à pic sur la bouche, où manquait, a peu de chose près, le menton, ses yeux bleuâtres aux paupières rougies, ses oreilles étirées, pointues et jusqu’à ses longues jambes maigres en faisaient une manière d’homme-lièvre assez drôle. Il était sans malice, de ceux dont on dit qu’ils « ne tueraient pas une mouche », mais non tout à fait un crétin. Sa bonasserie fournissait une occasion de blague aux autres, son physique étriqué, ses traits falots restant hors de jeu car l’homme du peuple, en général peu sensible à la ligne, n’a pas le sens aigu du grotesque.

Ce matin de septembre, la compagnie était en route pour la corvée quotidienne d’abatage de bois, de sept heures du matin à cinq heures du soir, sous la surveillance des gradés et sous la haute direction des forestiers. Le temps était doux et clair. Parfois, un ronflement musical et lointain faisait lever, des têtes vers le haut ciel pommelé. Par précaution, on prenait au plus court, à la file indienne, le long des sentiers capricants, et Vergniaud, un camarade d’escouade de Vultus, regardait se mouvoir devant lui, comme de grands ciseaux ouverts et refermés, les jambes maigres de l’homme-lièvre, serrées dans des guêtres étroites.

— Drôle de corps, pensait-il. C’est pas un costaud, mais quand il a les foies, il arpente le terrain fameusement avec ses longues quilles !

Cependant la tête de la compagnie avait atteint le couvert. Parvenues au chantier, les hommes formèrent les faisceaux et chacun se mit à l’aise, changeant le casque pour le calot, suspendant la veste aux branches à côté des musettes et de la boîte à masque. L’adjudant bleu-horizon conférait avec le sergent forestier vert-bouteille qui promenait autour de lui, en désignant les coupes, sa main prolongée d’une canne.

Soudain, le long glissement presque soyeux de l’obus qui suit sa trajectoire fit dresser les têtes. Une seconde de silence, puis un vaste ébranlement sourd dont frémit la terre...

— Ils tirent sur Landrecourt, annonça le garde forestier.

— C’est au moins du deux-cent-quatre-vingt, opina l’adjudant. Et ce fut l’habituelle discussion sur les calibres.

Le travail commençait. Durant une heure, les coups de cognées, de serpes, que le sous-bois rendait sonores, se mêlèrent dans une joyeuse fièvre au long froissement des feuillages quand tombaient les arbres, aux craquements secs de léeurs branchages, aux frémissements sourds de leurs troncs. Un sifflet perça tous ces bruits :

— Au casse-croûte, criait l’adjudant.

— Crois-tu qu’on en a fait du boulot ? observa avec satisfaction Vultus.

— Oui, répondit Vergniaud avec un joyeux, coup d’œil circulaire, on en a foutu quelques-uns en bas !

Ils s’assirent, en appétit, sur un fût couché, parmi les frondaisons d’un vrai massacre végétal.

— Tu as entendu le deuxième obus ? questionna l’homme-lièvre. Il n’est pas tombé si loin que le premier...

— Peuh ! s’exclama l’autre. Et il enfourna un gros morceau de pain.

Quand il l’eut mastiqué et avalé, il ajouta, convaincu, mais calme :

— Quelle saloperie que la guerre !

— Pour sûr, renchérit Vultus. La guerre ça vous apprend d’être criminel... Faut que tu tues, quoi ! et si tu rouspètes, on te fusille... Y serait tout d’même temps de s’arrêter... Tuer... toujours tuer !

Une conviction ardente brillait sur ses traits et en effaçait presque la laideur.

L’autre, les yeux droits devant lui, mastiquait toujours son pain. À cause de cela, sans doute, il ne répondit pas tout de suite et puis la philosophie des poilus est courte. La bouchée avalée dans un mouvement de déglutition qui lui fit avancer le cou comme un poulet, il approuva les paroles de son compagnon :

— Trop de sang... il y a trop de sang ! ajouta-t-il d’une voix sombre.

Brusquement des cris s’élevèrent. Des mots entrecoupés roulaient sous la coupole des bois :

— Là ! là... Tiens ! tu ne le vois pas ?... Ah ! le chameau !

Les deux camarades s’élancèrent. À cinquante pas d’eux, jaillis de toutes parts hors des buissons, armés de la serpette ou de la cognée, des travailleurs s’aggloméraient autour d’un hêtre.

Tous, la tête renversée, la main en visière sur les yeux, fouillaient du regard la masse feuillue que certains désignaient du doigt.

— Un écureuil ! cria Vultus avec exaltation.

Ils le distinguèrent bientôt sur son refuge aérien, grimpant de branche en branche, poursuivi par les cris hostiles.

— Le cochon ! s’exclama l’homme-lièvre.

Évidemment la situation de la bestiole était difficile. Inquiétée, sans doute, tandis qu’elle était à terre, elle avait gagné le premier arbre venu, et celui-ci, de taille médiocre, un peu isolé par les abatages récents et, d’ailleurs, peu fourni en feuilles, ne lui offrit qu’un minimum de sécurité.

Des bâtons, quelques pierres commençaient à voltiger, froissant les ramilles.

L’adjudant, le forestier, un sergent étaient là riant, criant, se démenant eux aussi, et un long hurlement accueillit la chute du misérable rongeur, lorsque, manquant son coup, dans un saut désespéré pour atteindre un chêne, il apparut sur le ciel comme une noire étoile filante. Déjà la meute, humaine, menée par le goût du meurtre, se bousculait, acharnée, et, dans l’oubli de toute discipline, de toute hiérarchie, se précipitait derrière la longue queue bondissante. Des bâtons s’abattaient sourdement sur le sol moussu, se heurtaient sèchement, au milieu d’un désordre vocal où l’on ne distinguait guère que des injures :

— Ah ! la vache !... À moi ! à toi !... Ah ! le salaud !

Au premier rang de la bande, l’homme-lièvre faisait mouvoir avec agilité ses longues jambes guêtrées. Son bras, muni d’un gourdin, montait et s’abaissait sans trêve. Et une voix aiguë lança :

— À toi, Vultus ! Il l’a !

Tout une gramme de protestations monta :

— Non ! Non ! Y se sauve ! y grimpe au chêne, la charogne !

Et l’on entendit les bâtons battre joyeusement le fût de l’arbre.

Mais l’écureuil avait trop d’ennemis. L’homme-lièvre l’avait durement touché déjà. Une partie de ses moyens perdus, il n’alla pas haut. Une simple badine le cingla. Il retomba en arrière. Alors, on vit Vultus échevelé, son œil rond brillant d’un feu sauvage, se précipiter, une jambe levée, pour le bourrer à coups de talons...

Mais une voix rude s’éleva :

— Laisse-le donc tu vois bien qu’il est mort...

Et, une sourdine à sa basse autoritaire, l’adjudant ajouta :l

— À quoi bon l’abîmer !

Impressionné par l’organe du chef l’homme-lièvre recula.

La victime était là, menue, presque insignifiante, toute en poils et en queue au milieu du cercle pressé de ses meurtriers. Quelqu’un la souleva par la peau, entre deux doigts :

— C’est pas gros quand même, bon Dieu !

Et Vergniaud, d’un ton gouailleur, d’ajouter :

— C’est égal, à quarante qu’on est là, on peut dire qu’elle nous a donné un fameux turbin, la sale bête !

Et rien ne fut dit de plus qui soit digne d’être rapporté, car ces quelques mots-là suffisent bien pour l’oraison funèbre d’un pauvre écureuil.

Joseph-Émile Poirier Joseph-Émile Poirier Joseph-Émile Poirier (1875-1939) était un écrivain et poète français né à Corseul (Côtes d’Armor) le 21 février 1875 et mort à Paris, 15e arrondissement (France) le 24 mai 1939. il a également publié des œuvres sous le pseudonyme de Jean du Gouelo. Il collabora à la « Revue des Poètes ».