Accueil > Ebooks gratuits > Les contes des mille et un matins > Joseph-Émile Poirier : Le meurtrier

Joseph-Émile Poirier : Le meurtrier

Le Matin — 16 mai 1923

dimanche 6 février 2022, par Denis Blaizot

Ce conte a été publié dans Les mille et un matins de 1923

C’est un peu par hasard que je découvre Joseph-Émile Poirier, écrivain et poète français. Si j’ai ralenti le relevé des titres des contes des Mille et un matins publiés par le quotidien éponyme, je continue et je découvre ces jours-ci une des nouvelles que cet écrivain y a publiées.

C’est le titre qui m’a attiré. Avais-je à faire à une nouvelle policière ? Non ! En fait il s’agit, même s’il est question de meurtre et de condamnation à la pendaison d’une histoire d’Indien et de blancs du far-west qui explique mieux les mentalités dans cette partie du monde au début du XXe siècle. du coup, j’ai repéré quelques autres textes qui pourraient eux aussi avoir à faire avec cette période de l’histoire nord-américaine. Hé ! Je ne serais pas contre l’idée de sortir cet écrivain de l’oubli avec un recueil de nouvelles !

En attendant que je m’y mette, profitez donc de cette nouvelle que j’ai beaucoup appréciée.

Ebooks gratuits
Des Epub et Pdf faits avec soin pour vous faire redécouvrir des œuvres anciennes tombées dans le domaine public.

Pour nettoyer sa lame rougie, Tio Wasta l’enfonça jusqu’au manche dans le sol. Après quoi, il la replaça dans sa gaine, à son flanc.

Le Soleil, presque au ras de l’horizon, couchait en croix l’ombre distendue du meurtrier sur le corps de sa victime. Tio Wasta enveloppa le cadavre d’un dernier coup d’œil de triomphe et de haine en poussant un grognement guttural et bref de satisfaction. Dix ans plus tôt, il ne s’en fût pas tenu là. Mais, au XXe siècle, dix années, modifient bien des choses sur la Terre, en particulier chez les hommes de la race à laquelle celui-ci appartenait. Il laissa donc au mort sa chevelure, et, remontant sa couverture jusque sur sa tête, il s’éloigna d’un pas Nonchalant.

Comme s’il n’eût rien fait que d’ordinaire, il suivit la piste tracée par les roues des Chariots qui conduisait au défrichement. Autour de lui, c’était la solitude d’une plaine mamelonnée. Parfois, la piste coupait une ligne de ces falaises de roches tendres que, dans l’ouest de l’Amérique, on appelle des « bluffs »... Sans les poteaux télégraphiques, aux vergues chargées d’isolateurs, qui se dressaient de loin en loin, un étranger eût pu se croire au fond d’un désert. En fait, c’était quelque chose d’approchant : une de ces « réserves » indiennes où le gouvernement des États-Unis avait parqué une tribu de Sioux.

En d’autres temps, Tio Wasta ne fût sans doute pas retourné chez les siens. Il eût pris avec lui sa femme et ses deux enfants, et il eût gagné la brousse, la vraie brousse des hors-la-loi. Mais il savait qu’à présent, la contrée, à l’est et au nord de l’enclave, était semée de fermes ; qu’à l’ouest, l’existence de grands ranches d’élevage exposait un fugitif à de fâcheuses rencontres ; qu’au Sud, enfin, par delà la voie ferrée, il y avait un poste militaire, qui, vite informé, ne manquerait pas de mettre un détachement à ses trousses. D’avance, il était prisonnier des blancs. Aussi estimait-il inutile d’essayer d’échapper à la corde fatale. D’ailleurs, son cœur était en repos. Son bras ne venait-il pas de le venger de l’outrage d’un mauvais blanc ? Trois ans plus tôt, Dick Silmore, le trafiquant, ayant fait boire la fille aînée de Tio Wasta, âgée de quatorze ans, l’avait livrée à des soldats et, de leurs brutalités, elle était morte. L’Indien avait patiemment attendu son heure. Maintenant que la terre avait bu le sang du malfaiteur, il se sentait léger, heureux...

Tio Wasta, comme ses pareils, habitait le long d’un cours d’eau, une maisonnette en troncs d’arbres grossièrement équarris et qui justifiait mal le nom de son propriétaire — Tio Wasta voulant dire en sioux « Belle Demeure ».

Il s’assit à même le plancher, les jambes croisées, face à la porte d’entrée grande ouverte, comme au temps où, d’un bout de l’année à l’autre, il vivait sous la tente. Il frappa dans ses mains en commandant à sa femme de lui apporter sa pipe et, tandis qu’il la bourrait avec soin, un rire un peu sinistre éclaira sa figure sombre et ramassée :

— Tio Wasta a tué Dick Silmore ! annonça-t-il.

Les prunelles de la femme luirent d’un éclair fauve dans sa face ronde de chatte :

— Bon ! s’écria-t-elle joyeusement.

Et, presque aussitôt :

— Resterons-nous ici ?

— Nous resterons, répondit l’homme.

Elle ne répliqua rien, car une Indienne ne peut qu’attendre les explications de son mari, s’il plaît à ce dernier de lui en fournir. Mais Tio Wasta continuait de fumer en silence dans le soir qui tombait...

Deux jours passèrent. L’assassinat de Dick Silmore défrayait les conversations à l’agence de la réserve et la nouvelle s’en était vite répandue dans la contrée. Les bouches siouses avaient beau rester cousues sur le nom du meurtrier, la justice des blancs enquêtait et, un matin, le shérif, accompagné d’un sergent de la police indienne, se présenta à la maison du coupable.

Il s’attendait à cette visite et fumait accroupi près de sa porte :

— Tio Wasta, dit simplement le magistrat, vous êtes sous mandat d’arrêt. Vous ! devez m’accompagner à l’agence.

Le Sioux se leva, commanda à sa femme de lui apporter sa meilleure couverture, en drapa sa haute taille et prit place dans le buggy qui avait amené le shérif et le sergent.

D’un regard sombre et sec, l’Indienne suivit le véhicule qui s’éloignait en cahotant sur la piste inégale de la plaine. Le printemps passa, puis l’été. Au début de l’automne, la nouvelle prévue arriva de Rapid-City, la ville où Tio Wasta se trouvait détenu : le meurtrier de Silmore était condamné à la pendaison, car un blanc est toujours un blanc et il fallait un exemple.

Le cinquième jour avant la date de l’exécution, l’administrateur de la réserve fut prévenu de l’arrivée du député-shérif. À sa grande surprise, le prisonnier accompagnait le magistrat. Ce dernier expliqua que le condamné avait demandé la permission de faire ses adieux à sa famille. Vingt-quatre heures lui seraient accordées pour satisfaire à son désir. Passé ce délai, il faudrait bien envoyer la police à sa recherche. Vous en viendrez là si vous ne le faites pas escorter affirma le secrétaire de l’agent, jeune homme fraîchement débarqué des États de l’Est.

Ce n’était pas du tout l’avis du shérif, et, à minuit, Tio Wasta partit seul pour son défrichement, à douze milles de l’agence.

C’est le soir de ce même jour. Assis devant un feu de bois, car la soirée d’automne est fraîche, les trois hommes attendent, en fumant dès cigares, le retour du condamné.

Minuit sonne à la pendule. Ostensiblement, le jeune secrétaire tire sa montre. Le député-shérif, qui feint de ne pas voir son geste, parle à l’agent des prochaines élections dans le Dakota.

Quart d’heure par quart d’heure, le temps coule. Depuis soixante minutes, le délai accordé Tio Wasta est dépassé. Le secrétaire en fait ironiquement la remarque. Son patron s’inquiète, mais leur hôte est encore imperturbable.

À deux heures du matin pourtant, il commença de s’étonner. À trois heures, il perdait confiance.

Vers l’aube, il fit prévenir la police indienne. Elle se mit en selle aussitôt pour aller s’assurer du parjure, s’il en était temps encore :

Le jour était venu lorsque l’aigre sonnerie du télégraphe emplit le bureau de l’agent. C’était une dépêche signée du préposé à la prison centrale de Rapid-City. Elle contenait ce, simple avis :

« Le condamné Tio Wasta vient d’arriver ici. »

— Qu’avais-je dit ? s’écria le shérif dans un élan où le soulagement se mêlait au triomphe.

À son retour, la police apporta des éclaircissements : l’Indien était parti la veille au soir, pour Rapid-City, monté sur son meilleur cheval. Il avait déclaré qu’il entendait retourner seul, sans gardes, à sa prison, comme un guerrier libre.

— Voilà comme ils sont ! commenta le magistrat. Ils ne combattent plus. C’est à peine s’ils chassent encore. Mais ils sont restés avec leurs idées d’autrefois. C’est, d’ailleurs, de cela qu’ils périront ajouta-t-il avec philosophie. Tio Wasta en mourut, en effet, trois jours plus tard, lui qui se fût cru également déshonoré d’être infidèle à sa parole et de n’avoir pas le sang de Dick Silmore sur les mains.

Joseph-Émile Poirier