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Albert-Jean : La « Déchaînée »

samedi 27 mai 2023, par Denis Blaizot

Ce conte de presse a été publié dans Le Matin du 9 septembre 1923 1923 .

Il ne suffît pas de planter un couteau virole entré les épaules d’un passant pour devenir un assassin. Les choses sont infiniment plus compliquées, dans l’existence. Et moi qui vous parle, moi qui cède ma place aux mutilés et aux vieilles dames dans le Métro, moi qui paye régulièrement mes contributions, moi que ma concierge et mes confrères estiment, je suis un assassin.

Un assassin, vous m’entendez ? Un assassin, un assassin !

J’ai douté de mon crime durant quelques semaines. Mais ce soir, dans la solitude de mon cabinet, sous le jour glacé de la lampe électrique, devant le browning posé à plat sur mon buvard — ce browning qui contient ma délivrance et mon expiation dans le cylindre étroit de ses cartouches — ce soir, j’éprouve le besoin de me confesser publiquement, en cent cinquante lignes, pour ne pas excéder les besoins de la mise en page.

Écoutez-moi bien. Et puissiez-vous retirer de mes aveux une leçon de réflexion et de prudence !

* * *

J’avais fait l’acquisition, à l’Hôtel des Ventes, d’une « marine » que le tapissier accrocha au-dessus de mon divan.

C’était une de ces gouaches minutieuses, telles que les Anglais aimaient à les peindre durant la première moitié du siècle dernier.

Sous un ciel chaotique, déchiré, sulfureux, une frégate en flammes luttait désespérément contre les vagues que l’ouragan rabattait contre sa coque inclinée. Des flammes sortaient des sabords ; les mâts flambaient comme des torches ; on pressentait l’explosion définitive qui allait pulvériser la soute aux munitions et des grappes de marins, abandonnant l’impossible manœuvre des voiles, s’affalaient dans les chaloupes que la mer démontée écartait des flancs ardents du navire à l’agonie.

Des détails, précis ajoutaient à l’angoisse de la scène : un mousse pendait comme un paquet au bout d’un filin qu’un marin à barbe courte retenait dans sa descente, d’un effort de ses muscles crispés. Et le capitaine hurlait à la mort dans son porte-voix, malgré la tempête qui le bâillonnait.

Un rude grouillement humain, ma foi ! Et toute l’angoisse de l’aventure qui tourne mal.

Le peintre avait négligé de mettre un nom sur ce bateau en perdition. L’idée me vint de le baptiser. Et c’est de cette fantaisie-là que mon crime est sorti, comme une source d’eau bouillante jaillit d’une roche noire, au flanc d’un volcan insoupçonné.

* * *

J’étais allé passer mes vacances dans les Côtes-du-Nord, cette année-là, comme de coutume.

L’été pourrissait lamentablement. Le ciel bas s’écroulait en charpie sur les rocs amoncelés. Une pluie tiède et molle huilait les suroîts raides. Je passais mes journées à crayonner, dans un café sur le port, tout en buvant du rhum à goût de cuir et de pétrole.

J’écoutais les pêcheurs et les marins qui parlaient entre eux. L’alcoolisme plombait les mots au vol et les rabattait, espaces et lourds, sur le zinc taché que l’apéritif poissait. Un jeune matelot, à qui je payais une mesure d’eau-de-vie blanche, me donna le ruban de son bonnet, pour me remercier à sa façon.

Ah ! ce ruban ! Il a fait mon malheur et le malheur de cent vingt autres hommes. C’était un ruban de fantaisie, avec un nom de bateau : la Déchaînée, tracé en lettres d’or sur sa moire bleu pâle. Je le pliai avec soin, pour prouver au marin le cas que je faisais de son présent. Et je ne pensai plus à tout cela durant les semaines qui suivirent.

* * *

L’été gâché, je rentrai à Paris, vers la fin de septembre. Et, retrouvant le ruban bleu, l’idée me vint de le tendre sous le cadre du naufrage anglais.

Les amis qui viennent fumer mes cigares et boire mon kummel, chaque vendredi, ne manquèrent pas de remarquer le nom fatidique qui décorait visiblement la frégate en perdition. Ils plaignirent le sort de la Déchaînée, me questionnèrent sur son tonnage, sa destination et le sort réel de son équipage. Le ruban bleu aggravait l’horreur de l’épisode par sa désignation précise. Le tableau na représentait plus le simple naufrage d’un navire anonyme et, sans doute, imaginaire, mais bien « la catastrophe de la Déchaînée. » Il y avait là une nuance, une terrible nuance dont je ne devais soupçonner que quelques mois plus tard la profondeur.

La marine de l’État comptait, en effet, la Décharnée au nombre de ses unités, et j’aurais dû penser à ce détail, puisque le petit matelot ivre avait arraché ce ruban de son bonnet, sous mes yeux. Une Déchaînée existait donc quelque part, entre l’eau et le ciel, une Déchaînée avec son équipage vivant, sa coque tangible, son armement et ses mâts.

Ce fut l’édition spéciale d’un journal du soir qui m’apprit, du même coup, l’existence et la disparition du malheureux navire.

La Déchaînée faisait route vers l’Extrême-Orient, lorsqu’une explosion mystérieuse éclata dans ses soutes, durant une de ces tempêtes, furieuses et brèves, qui bouleversent la Méditerranée, au moment des équinoxes. La mer engloutit le navire et les cent vingt hommes de son équipage, comme un panier de brasillantes escarbilles.

Alors, maintenant, vous comprenez mon angoisse et pourquoi je vous dis que je suis un assassin ? L’incendie et le naufrage de la Déchaînée, n’est-ce pas moi qui les ai imaginés et créés, en tendant le ruban fatidique sur le mur de mon cabinet ? N’ai-je pas déclenché, par mon imprudence, le jeu des destins contraires ? Ne suis-je pas le meurtrier de ces cent vingt hommes, par l’effet de je ne sais quelle monstrueuse télépathie dont la puissance échappait à mon contrôle ?

Vous ne me répondez pas ? Vous n’osez pas me répondre.

Albert-Jean Albert-Jean Albert-Jean est le pseudonyme de Marie, Joseph, Albert, François Jean (1892-1975).
Né à Capestang et mort à Paris, il semble être tombé dans un oubli immérité.

Les éditions de L’arbre vengeur ont réédité en 2018 son roman Derrière l’abattoir.