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H. G. Wells : La tentation d’Harringay
samedi 9 février 2019, par
Cette nouvelle n’a pas été publiée dans La Science Illustrée
La Science Illustrée
La science illustrée est un journal hebdomadaire de vulgarisation scientifique créé en octobre 1875. Son premier numéro porte porte la date du 18 Octobre 1875. Les principaux rédacteurs sont Adolphe Bitard, Louis Figuier et Élysée Reclus pour la première année mais ils cèdent la place à de nouveaux noms dès le début de la seconde année. Cette première version a duré au moins jusqu’en 1877.
Le titre fût repris par Adolphe Bitard en décembre 1887 peu de temps avant sa mort et Louis Figuier prend sa relève dès le mois de mars 1888.
Largement illustré, il contient dès le premier numéro de janvier 1888 des nouvelles et romans à épisode. Les romans seront signés entre-autre par Louis Boussenard, Albert Robida et Jules Verne. On y retrouvera également les signatures de rédacteurs des revues La Nature et la Revue Scientifique.
À partir du n°340 ( premier numéro du second semestre 1894) la date disparaît de la première page du cahier hebdomadaire, mais reste inscrite sur la couverture.
La première page du fascicule n°901(4 mars 1905) porte en regard de la date les mentions S.I. N°901 et S.A.N. N°175. S.A.N. est l’abréviation de Sciences, Arts, Nature, créée en novembre 1901. Doit-on comprendre que ce fascicule était vendu sous deux titres ?
Je n’ai pour l’instant aucune information sur le devenir de cette publication au-delà de l’année 1905.
. Mais il n’en manquait que deux pour compléter le recueil paru au Mercure de France en 1918
1918
. Alors ...
Le texte suivant provient de la copie de la seconde édition mise à disposition sur Gallica
Il est absolument impossible d’affirmer l’authenticité de cette aventure, car elle repose entièrement sur les dires de R. M. Harringay, qui est artiste. Suivant sa version, Harringay entra dans son atelier vers dix heures, un matin, pour voir ce qu’il pourrait faire de la figure à laquelle il avait travaillé la veille. C’était la tête d’un joueur d’orgue italien et Harringay pensait, sans être bien décidé, l’appeler Vigile ou Ferveur. Tout va bien jusqu’ici et son récit est marqué au coin de la plus parfaite véracité. Il avait vu l’homme quémander des sous et, avec la promptitude du génie, il l’avait immédiatement emmené.
— Mettez-vous à genoux et regardez cette console comme si elle allait vous jeter des sous... Ne montrez pas les dents... Je ne veux pas peindre vos gencives... Là, bien Maintenant, prenez un air malheureux.
Après une nuit de repos, son œuvre ne le satisfaisait plus du tout.
— Pourtant, ça n’est pas si mauvais, — soliloquait Harringay. — Il y a bien ce bout de cou... Mais !...
Il se mit à faire les cent pas dans l’atelier, examinant son tableau en tous sens et sous tous les aspects. Enfin, il laissa échapper un gros mot qui fut donné dans la version originale.
— Peindre ! — marmottait-il. — Vouloir peindre tout bonnement un joueur d’orgue, un simple portrait ! S’il s’agissait de fabriquer un joueur d’orgue vivant, je ne me tourmenterais pas tant ! C’est surprenant ! Je n’arrive jamais à rien faire qui ait l’air vivant Je me demande si ce n’est pas mon imagination qui a tort ?
Ceci, également, a quelque tournure de vérité. En effet, son imagination doit avoir tort.
— Ah ! le toucher créateur ! Prendre une toile et des couleurs, et faire un homme, comme Adam fut fait de terre rouge. Mais ce barbouillage-là ! On le verrait chez quelque brocanteur en passant, qu’on le prendrait pour une pochade. Les gamins crieraient : Faut le faire encadrer... Ça ne peut pas rester ainsi, allons, quelques légères retouches !
Il alla vers le vitrage et baissa les stores de toile de Hollande bleue qui s’enroulaient au bas de la fenêtre. Il prit sa palette, ses pinceaux, son appuie-main, et, s’installant devant le tableau, il accusa les coins de la bouche ; de là, il appliqua toute attention à la prunelle de l’œil, puis il trouva que le menton était un rien trop impassible pour une Ferveur.
Bientôt, il posa palette et pinceau. Allumant une pipe, il se recula pour mieux apprécier les progrès de son travail.
— Je veux être pendu si ce portrait ne me ricane pas au nez, — remarqua Harringay.
Et il s’obstine à croire que, depuis ce moment, le portrait se moqua réellement de lui.
L’expression de la figure s’était certainement animée, mais nullement dans le sens que désirait l’artiste.. Le sourire railleur était évident, sans qu’il fût possible de s’y méprendre.
— Ferveur de l’Incroyant, — dit Harringay — Hé ! hé ! voilà un titre qui a un petit air subtil et profond. Mais le sourcil gauche n’est pas assez cynique.
Il le retoucha légèrement et agrandit un peu le lobe de l’oreille pour mieux suggérer le matérialisme. Un nouvel examen s’ensuivit.
— Je crains qu’il n’y ait plus guère de ferveur là-dedans, — dit Harringay. — Pourquoi ne serait-ce pas un Méphistophélès ? Mais c’est un peu trop banal... Un Ami du Doge, ça ne serait pas si mal. Pourtant, il faudrait une armure. Trop « Table Ronde », alors. Faut-il lui mettre une robe rouge et l’appeler : Un Membre du Sacré Collège ? Ce serait sérieux et indiquerait une savante curiosité pour le Moyen âge italien... Avec l’esquisse habile d’une coupe d’or dans un coin, on penserait à Benvenuto Cellini, mais le teint n’irait pas très bien.
Il bavardait de la sorte, prétend-il, pour réprimer un désagréable sentiment de frayeur qu’il ne pouvait s’expliquer. Le portrait avait maintenant une expression rien moins qu’aimable, plus vivante que jamais certes, et plus vivante, malgré son sourire sinistre, que tous les portraits qu’il avait peints jusqu’à ce jour.
— Appelons-le Portrait d’un Gentilhomme, — décida Harringay. — Un Gentilhomme... Ça n’ira pas, - continua-t-il, conservant à grand’peine son courage. — On crierait au mauvais goût, Ce ricanement doit disparaître. Cela parti, avec un peu plus de feu dans le regard... Tiens, je n’avais pas encore remarqué l’éclat de l’ œil... et ça pourrait faire... quoi ?... Un Pèlerin Passionné ? Hum ! de ce côté du détroit, la figure serait bien un peu diabolique... c’est quelque chose d’imprécis qui donne cet effet-là, sans doute, les sourcils qui sont trop obliques...
Et sur ces derniers mots, il abaissa davantage les stores pour obtenir une meilleure lumière ; puis il reprit sa palette et ses pinceaux.
Le portrait semblait animé d’une vie à lui propre, et il était impossible au peintre de découvrir d’où provenait cette expression diabolique. Une expérience devenait nécessaire. Les sourcils... mais ce ne pouvait être les sourcils. Pourtant, il les retoucha. Non, ce n’était pas mieux ; et même, à vrai dire, un l ?eu plus satanique encore. Le coin de la bouche ? Toujours ce retroussement railleur... et maintenant, retouché, il était hideusement sinistre. L’œil alors ? Catastrophe ! Il y mettait du vermillon et il était sûr cependant d’avoir pris du brun. L’œil, maintenant, semblait rouler dans son orbite et lui lancer des regards enflammés. Avec un mouvement de colère, peut-être avec le courage de l’épouvante, il flanqua son pinceau plein de rouge à travers la toile, et alors, une chose fort curieuse, une chose fort étrange vraiment se produisit — si elle se produisit réellement :
Le diabolique Italien ferma les yeux, plissa la bouche et essuya avec sa main la couleur qui le barbouillait.
Puis l’œil rouge se rouvrit, avec un bruit de lèvres collées qui se séparent, et, souriant, le portrait proféra :
— Vous avez les mouvements un peu vifs.
Harringay déclare qu’à ce moment, les choses en venant ail pis, il retrouva tout son sang-froid. Il avait la réconfortante persuasion que les démons sont des créatures raisonnables.
— Et vous, — répliqua-t-il, — qu’avez-vous à vous trémousser sans cesse, à faire des grimaces et des singeries, à ricaner et à loucher, pendant que je peins ?
— Je ne bouge pas, — répondit le portrait.
— Vous ne bougez pas ? — s’exclama Harringay.
— Mais non, c’est vous.
— Ah ! non, ça n’est pas moi.
— C’est vous, — insista le portrait. — Non, ne recommencez pas à me barbouiller parce que c’est vrai. Vous avez cherché toute la matinée à coller une expression sur ma figure, et, au fond, vous n’avez pas la moindre idée de ce qu’elle doit être.
— Mais si, — protesta Harringay.
— Mais non, — continua la figure, — et c’est la même chose avec tous vos portraits. Quand vous commencez une toile, vous n’avez qu’un très vague pressentiment de ce que vous allez faire. Ce sera quelque chose de très beau — du moins, vous en êtes sûr — religieux peut-être, ou tragique ; mais, à part cela, le reste appartient au hasard et à l’imprévu. Vous ne pensez pas, mon cher ami, qu’on puisse peindre un tableau de cette manière-là ?
Rappelons encore ici que pour tout ce qui suit nous n’avons d’autres preuves que le témoignage d’Harringay.
— Je prétends peindre un tableau absolument comme je l’entends, — répondit froidement Harringay.
Ces mots parurent déconcerter quelque peu le portrait.
— Vous ne pouvez peindre un tableau sans inspiration.
— Mais, pour celui-ci, j’avais une inspiration !
— Une inspiration ! — ricana la sardonique figure. — Une fantaisie qui vous prit en voyant un joueur d’orgue lever les yeux vers des fenêtres ! Ferveur ! Ha ! Ha ! Vous vous êtes mis à peindre, comptant que ça donnerait quelque chose... voilà votre inspiration. Aussi quand je vous ai vu en train, je suis venu. Nous allons causer.
« L’art, avec vous, — déclara le portrait, — est une triste besogne, Vous n’êtes qu’un pataugeur. Je ne sais pas comment cela se fait, mais vous paraissez incapable de vous donner tout entier à votre œuvre. Vous avez trop de science et ça vous gêne. Au milieu de vos enthousiasmes, vous vous demandez si l’on n’a pas déjà fait quelque chose de semblable. Et...
— Dites donc, — interrompit Harringay, qui s’était attendu à quelque chose de mieux qu’une critique de la part du démon - est-ce que vous allez continuer à causer métier ?
Il prit du rouge avec sa plus grosse brosse.
— Le véritable artiste, — poursuivit le portrait, — est toujours un ignorant. Un artiste qui théorise à propos de son œuvre n’est plus un artiste, mais un critique. Wagner... Eh ! qu’allez-vous faire avec ce rouge ?
— Je vais vous barbouiller et vous effacer, — répondit Harringay. — Je ne tiens pas du tout à entendre plus longtemps votre bavardage. Si vous croyez que, parce que je suis peintre de profession, je vais m’amuser à causer’ métier avec vous, c’estune fameuse erreur !
— Une minute, — dit le portrait, évidemment alarmé. — J’ai une offre à vous faire, une offre très sérieuse. C’est juste ce que j’allais vous proposer. Vous manquez d’inspiration. C’est entendu. Eh bien ! vous avez certainement entendu parler de la cathédrale de Cologne, du Pont du Diable et de...
— Assez, assez, — interrompit Harringay. — Si vous croyez que je vais troquer le salut de mon âme pour le simple plaisir de peindre un bon portrait qui serait éreinté par la critique, ah ! non. Tiens, attrape !
Son sang bouillait. Le danger, dit-il, ne faisait que le surexciter et il planta sa brosse de vermillon dans la bouche du démon. L’Italien — sans aucun doute horriblement surpris — bredouilla et voulut recracher la couleur. Alors — toujours suivant Harringay — une lutte extraordinaire s’engagea. Harringay éclaboussait de rouge la figure du démon et celui-ci se tortillait et l’essuyait à mesure.
— ... deux chefs-d’œuvre, — bégayait le portrait, — deux indubitables chefs-d’œuvre, en échange d’une âme d’artiste. C’est une excellente affaire.
Harringay répondait à coups de brosse.
Pendant quelques minutes, on n’entendit d’autre bruit que le va-et-vient de la brosse et le bredouillement et les crachements de l’Italien. II reçut une bonne partie des coups de pinceau sur le bras et sur la main, bien qu’Harringay réussît assez souvent à tromper sa garde. Bientôt le rouge de la palette fut épuisé et les deux antagonistes demeurèrent face à face, hors d’haleine. Le portrait était tellement barbouillé de rouge qu’on eût pu croire qu’il avait traîné dans un abattoir ; il haletait péniblement et semblait fort mal en point avec la couleur liquide qui ruisselait au long de son cou. Cependant la première passe semblait être toute à son avantage.
— Réfléchissez, — dit-il encore, s’obstinant à son idée, — deux suprêmes chefs-d’œuvre, de style différent, chacun d’eux égalant en beauté la cathédrale...
— Attends un peu ! — cria Harringay.
Se précipitant -hors de l’atelier, il courut au boudoir de sa femme et reparut presque aussitôt avec un immense pot de peinture laquée, un merveilleux ripolin, et un grand pinceau. À cette vue, l’artistique démon à l’œil Rouge se mit à hurler.
— Trois chefs-d’œuvre ! Trois renversants chefs-d’œuvre.
Harringay fit une double feinte rapide et accompagna son geste d’un coup de pinceau dans l’ œil. On entendit un grondement étouffé.
— Quatre chefs-d’ œuvre.
Et le démon recracha un long jet de peinture.
Mais Harringay avait pris le dessus et entendait le garder. À grands coups précipités, il continua de barbouiller la toile, si bien qu’à la fin elle ne fut plus qu’une étendue uniforme et brillante. Un instant, la bouche reparut et articula encore : — Quatre chefs... mais elle fut aussitôt emplie de couleur ; puis, ce fut l’œil qui se rouvrit pour lui lancer un regard indigné. Enfin, il ne resta plus rien qu’un panneau couvert de ripolin sec. Pendant quelques minutes, de faibles mouvements plissèrent çà et là la surface, mais cela même finit par disparaître et la toile demeura parfaitement tranquille.
Alors, Harringay, suivant son propre récit, alluma sa pipe, s’assit, contempla avec ahurissement son tableau barbouillé de vernis-laque et s’efforça de découvrir le sens de ce qui venait de se produire. Puis il alla examiner l’envers de la toile pour voir s’il n’avait rien de remarquable ; à ce moment il regretta de n’avoir pas photographié le diable avant de l’effacer.
C’est Harringay qui raconte cette histoire et non pas moi. Comme preuve, il apporte ses véhémentes affirmations et une petite toile de 24 sur 20, enduite d’une épaisse couche de ripolin vert-pâle. Il est vrai, également, qu’il n’a jamais produit de chef-d’œuvre, et ses amis intimes ont la conviction qu’il n’en produira jamais.