Accueil > Mes auteurs favoris > Herbert George Wells > H. G. Wells : Les argonautes de l’air

H. G. Wells : Les argonautes de l’air

La Science Illustrée, N°819 à 822 — 1903

mercredi 15 août 2018, par Denis Blaizot

bien avant cette édition française, cette de nouvelle a été publiée dans Phil Mays illustrated winter 1895 1895 sous le titre The argonauts of the aire.

Disponible sur lulu.com en impression à la demande.

Ebooks gratuits
Des Epub et Pdf faits avec soin pour vous faire redécouvrir des œuvres anciennes tombées dans le domaine public.

On apercevait la machine volante de Monson par les portières des trains qui passaient sur la ligne principale du Sud-Ouest ou sur l’embranchement qui part de Wimbledon vers Worcester Park — pour être plus exact, on apercevait seulement les immenses échafaudages qui limitaient l’essor de l’appareil ; Ils s’élevaient au-dessus des arbres, allée massive de poutres de bois et de fer entrelacées, énorme filet de câbles et de cordages qui s’étendaient sur une longueur de près de deux milles. De l’embranchement, cette allée était raccourcie et en partie cachée par une colline semée de villas ; mais de la ligne principale on la voyait de profil, l’enchevêtrement compliqué de traverses et de barres courbées qui faisait grande impression sur les excursionnistes se dirigeant vers Portsmouth, Southampton et les comtés de l’Ouest.

Monson avait repris l’ouvrage ou Maxim l’avait laissé ; il s’y était mis tout d’abord avec un parfait mépris pour les railleries ignorantes des journalistes qui avaient irrité et découragé son prédécesseur. On disait qu’il avait englouti dans ces expériences plus de la moitié de son immense fortune, et les résultats obtenus semblaient, à une génération impatiente, tout-à fait insignifiants.

Quand cinq années environ se furent écoulées depuis la construction de la colossale avenue de fer de Worcester Park et que Monson n’eut pas encore réussi à venir planer au-dessus de Trafalgar Square, les excursionnistes en route pour l’île de Wight prirent eux aussi la liberté de sourire. Les gens trop intelligents pour considérer Monson comme un fou atteint de la manie d’inventer l’accusaient, sans aucune raison, d’être un charlatan en mal de réclame.

Cependant, de temps à autre, un train matinal d’abonnés pouvait voir un monstre blanc se précipiter au long du réseau aérien de traverses et de barres et entendre les étais, les ressorts et les tampons de l’extrémité vibrer, craquer et gémir sous le choc. Alors, il y avait, tout au long du train, une efflorescence de faces multiformes et la lecture des journaux du matin laissait place à de vigoureuses discussions sur la possibilité de voler (dans lesquelles rien de nouveau ne fut en tout cas jamais dit) jusqu’à l’arrivée à Londres où cette cargaison de voyageurs se dispersait par la cité.

Ou bien encore, dans quelque train de plaisir multidineux ramenant des bandes épuisées par un jour de repos au bord de la mer, des pères et des mères trouvaient cette construction sombre, se dressant contre le ciel crépusculaire, utile enfin pour divertir de sa maussaderie un enfant bilieux qui tressaillait soudain au passage rapide d’une immense forme noire qui, les ailes battantes, s’élevait au long des glissoires.

C’était indiscutablement une grande et fameuse tentative et un excellent sujet de conversation ; cependant ce n’était tout de même qu’un essor en lisières et la plupart de ceux qui étaient témoins de ces essais, n’admettaient pas que cela fût une chose volante. À cette quantité de passants, cela semblait beaucoup plutôt quelque sorte de montagnes russes.

Monson, ai-je-dit, ne se troubla guère tout d’abord des opinions de la presse. Mais peut-être ne s’était-il fait qu’une idée imparfaite du temps qu’il faudrait pour maîtriser les tactiques de l’aviation, pour ajuster définitivement le grand appareil volant à chaque rafale et à chaque mouvement de l’air ; il n’avait peut-être pas non plus prévu quelles sommes lui coûterait cette lutte contre la gravitation. Mais il n’était pas aussi insensible qu’il paraissait. Périodiquement, il recevait des paquets de coupures que lui adressait en secret, quelque courrier de la presse ; périodiquement aussi il recevait les comptes de sa banque, et, s’il ne s’inquiétait ni du ridicule ni du scepticisme naissant, il s’émut de l’oubli croissant à mesure que passaient les mois et que l’argent s’épuisait lentement. Le temps n’était plus où Monson éconduisait le reporter entreprenant en chasse de copie. Mais quand le reporter cessa de venir le tracasser, Monson ne fut, au fond de lui-même, rien moins que satisfait. Pourtant, jour après jour, l’ouvrage continuait et les difficultés multiples et subtiles soulevées par la direction de la machine diminuaient en nombre. Jour après jour aussi, l’argent s’épuisait jusqu’à ce que la balance de son compte ne fut plus une affaire de centaines de mille, mais de dizaines de mille seulement. Et enfin vint un anniversaire.

Monson, assis dans le petit atelier des plans, remarqua soudain la date sur le calendrier de Woodhouse.

— Il y a aujourd’hui cinq ans, jour pour jour, que nous avons commencé, — fit-il brusquement.

— Vraiment ? — répondit Woodhouse.

— Ce sont ces améliorations perpétuelles qui nous jouent des tours du diable. — dit Monson en mordant une punaise à dessin.

Les plans des nouvelles ailes de l’hélice d’arrière étaient étalés devant lui sur la table ; il jeta la punaise de cuivre jaune dans la corbeille à papier et se mit à tambouriner avec ses doigts sur la table.

— Ces améliorations ! Les mathématiciens arriveront-ils jamais à en savoir suffisamment pour nous épargner ces raccommodages et ces tâtonnements ? Cinq ans à apprendre à coup d’échec... quand on pouvait croire qu’il était possible de calculer préalablement toute la chose... Et les frais tout cela ! À ce prix, j’aurais pu louer pour la vie trois lauréats de la faculté des sciences... Mais ils auraient réussi seulement à trouver quelques théorèmes inutiles concernant la pneumatique. Quel temps nous avons passé, Woodhouse !

— Ces moulages prendront trois semaines, en payant un surplus — dit Woodhouse.

— Trois semaines ! — répéta Monson, qui continua à tambouriner.

— Trois semaines au moins, — insista Woodhouse qui était un excellent ingénieur, mais un piètre consolateur.

Il attira vers lui les feuilles et se mit à ombrer les lignes.

Monson cessa sa musique et commença à se mordre les ongles en contemplant fixement la tête de Woodhouse.

— Combien y a-t-il de temps que l’on parle de la Folie de Monson ? — demanda-t-il soudain.

— Oh ! Un an, à peu près, — répondit Woodhouse d’un ton indifférent et sans lever les yeux.

Monson siffla entre ses dents et se dirigea vers la fenêtre. Les solides colonnes de fer qui supportaient les rails élevés au long desquels la machine prenait son élan se dressaient tout auprès et l’appareil était caché par le cadre supérieur de la fenêtre. À travers ce bosquet de piliers métalliques peints en rouge et ornés de rangées de boulons, la vue s’étendait sur un joli paysage, du côté d’Esher. Un train glissait sans bruit à mi-distance, son vacarme étouffé par les coups de marteaux des ouvriers. Monson s’imagina les figures railleuses aux portières des wagons. Il se mit à jurer sauvagement, à voix basse et écrasa rageusement une grosse mouche qui était venue soudain faire grand bruit contre la vitre.

— Qu’est-ce qu’il y a ? dit Woodhouse, jetant un regard surpris sur son patron.

— Je commence à être dégoûté de tout cela.

Woodhouse se gratta la joue.

— Oh ! fit-il après une pause méditative et en repoussant le dessin.

— Voilà des imbéciles... J’essaye de conquérir un nouvel élément... J’essaye de réaliser une chose qui révolutionnera toutes les conditions de la vie... et au lieu de prendre à mes recherches un intérêt intelligent, ils ricanent et font de stupides plaisanteries, m’injuriant et donnant des noms ridicules à mes appareils.

— Tas d’idiots ! — articula Woodhouse en ramenant ses regards sur le dessin.

Cette épithète, chose curieuse, fit faire à Monson une légère grimace.

— Quoi qu’il en soit, je commence à être dégoûté de tout cela, Woodhouse ! — répéta-t-il après un silence.

Woodhouse haussa les épaules.

— Il n’y a pas d’autre remède que la patience, je suppose, — reprit Monson en enfonçant ses poings dans ses poches. — Je me suis, mis en route... et comme j’ai fait mon lit je me couche. Je ne puis revenir en arrière. J’irai jusqu’au bout. .. Je dépenserai jusqu’à mon dernier sou et tout ce que je pourrai emprunter, mais tout de même, je vous affirme, Woodhouse, je suis bien dégoûté de cette infernale affaire. Si j’avais employé la dixième partie de cet argent à graisser la patte à des politiciens, il y a longtemps qu’on m’aurait fait baronnet.

Monson se tut. Woodhouse regardait droit devant lui avec cette expression vague qu’il avait toujours pour indiquer sa sympathie et il tapotait la table avec son porte-crayon. Monson le contempla un moment.

— Au diable, après tout ! — s’exclama Monson en se précipitant tout à coup hors de la pièce.

Woodhouse conserva pendant ,une demi-minute son attitude sympathique. Puis, il soupira se remit à ombrer ses plans. Quelque chose évidemment bouleversait Monson, homme charmant et généreux, mais difficile à vivre, comme tout amateur qui s’occupe de mécanique ; — il voulait que tout fût fait aussitôt commandé. Mais Monson avait habituellement plus de patience. Curieux qu’il fût aujourd’hui si irritable ! Comme cette barre d’aluminium paraissait maintenant nette et ronde ! Woodhouse se recula, inclina la tête de droite et de gauche pour mieux apprécier l’effet de ses ombres.

— Monsieur Woodhouse, — dit Hooper le contre-maître, qui passa... la tête par la porte entrebaillée.

— Eh bien ? — demanda Woodhouse sans détourner.

— Il n’y a rien d’arrivé ? — continua Hooper.

— Rien d’arrivé ? — : répéta Woodhouse.

— Le chef vient de monter sur les échafaudages en jurant et en tempêtant.

— Oh ! — répondit Woodhouse.

— Ça n’est pas dans ses habitudes. Monsieur !

— Ah !

— Je pensais peut-être...

— Ne pensez rien, - conseilla Woodhouse en continuant à admirer ses dessins.

Hooper connaissait bien Woodhouse et il referma brusquement la port. Woodhouse resta quelques minutes le regard fixe, puis il fit un vain effort pour se curer les dents avec son crayon.

Il cessa soudain, jeta à travers la pièce ce pauvre vieux serviteur usé, se leva, s’étira et sortit à la suite de Hooper.

Le patron avait l’air agité — cela était visible pour chacun des ouvriers qu’il rencontrait. Quand un millionnaire qui a dépensé des centaines de mille francs pour des expériences nécessitant une petite armée d’ouvriers indique tout à coup qu’il est dégoûté de son entreprise, il y a presque invariablement une certaine somme de friction mentale dans les rangs de la petite armée qu’il emploie. Avant même qu’il n’indique clairement ses intentions, il y a des spéculations et des murmures ; on épie les visages et l’on interprète les vétilles. Des centaines de gens surent, avant la fin de la journée, que Monson était troublé, que Woodhouse était agité et que Hooper était ébouriffé.

La-femme d’un ouvrier, par exemple, qui n’avait jamais vu Monson, décida de laisser son argent à la caisse d’épargne au lieu d’acheter une robe de velours, tant peut être grande la portée des imprécations accidentelles d’un millionnaire.

Monson éprouva une certaine satisfaction à parcourir le chantier et à se montrer désagréable envers le plus grand nombre possible de gens. Au bout d’un certain temps, il n’y trouva plus aucun plaisir et, au grand soulagement de tous, il partit à cheval à travers les chemins pour l’infinie tribulation de son maître d’hôtel.

La cause immédiate de tout cela, le petit grain de contrariété qui avait soudain précipité tout ce mécontentement à l’égard de sa chère entreprise — ce sont ces choses insignifiantes qui entraînent nos plus grandes décisions — était une demi-douzaine de remarques inconsidérées faites par une jolie fille, joliment habillée, ayant une jolie voix et quelque chose de plus que de la joliesse dans ses doux yeux gris.

Et parmi cette demi-douzaine de remarques, ces mots spécialement : la folie de Monson. Elle avait cru se comporter d’une façon charmante avec Monson.

Le jour suivant, elle pensait à l’effet exceptionnel qu’elle avait produit, et personne n’aurait été plus surpris qu’elle en apprenant l’effet réel de ses paroles sur l’esprit de Monson. Tout bien considéré, espérons qu’elle ne le sut jamais.

— Où en êtes vous avec votre Machine Volante ? — demanda-t-elle.

(— Rencontrerai-je jamais quelqu’un qui aura le bon sens de ne pas me poser cette question ? pensait Monson.)

— Ce sera très dangereux d’abord, n’est-ce pas ?

(— Elle croit que j’ai peur.)

— On annonce les représentations de Jorgon ; l’avez-vous déjà entendu jouer ?

(— Après les égards dus à ma manie nous en venons à une conversation rationnelle.)

Effusions à propos de Jorgon ; alanguissement graduel de la conversation, se terminant avec ceci :

— Vous me ferez savoir quand votre Machine Volante sera prête ; monsieur Monson, que je puisse considérer l’opportunité de retenir une place.

(— On croirait que je m’amuse à inventer des joujoux d’enfants.)

Mais la chose la plus amère que proféra la jolie fille n’était pas destinée aux oreilles de Monson. S’efforçant de paraître toujours brillante aux yeux du romancier Phlox, c’est à lui qu’elle adressa sa phrase malheureuse.

— Je viens de causer avec M. Monson et il ne pense à rien autre, positivement rien autre, qu’à sa Machine Volante. Savez-vous que ses ouvriers désignent la chose sous le sobriquet de la folie de Monson ?Le pauvre homme est tout à fait impossible et c’est très triste, réellement très triste. Je ne peux m’empêcher de le considérer comme un trésor qui a coulé bas. — le Millionnaire Épave.

Elle était jolie et se piquait de belle éducation ; à vrai dire, elle avait même écrit un petit roman épigrammatique. Mais l’amertume de la chose, c’est qu’elle représentait un type : elle résumait ce que le monde pensait de l’homme qui travaillait sainement, fermement et sûrement à une révolution des ressources de la civilisation, à une transformation du progrès de l’humanité, plus extraordinaires et plus radicales qu’il ne s’en était effectué depuis le commencement de l’histoire. On ne le prenait même pas au sérieux ! Sous peu, il passerait en proverbe.

— Maintenant, il faut que je vole ! — se répétait-il en rentrant chez lui, éprouvant douloureusement la sensation d’un échec social absolu. — Il faut que je vole ! Si je il y réussis pas bientôt, pardieu ! je cours à ma perte.

Il disait cela avant d’avoir parcouru ses livres et ses fouillis de factures. Si disproportionnée que paraisse cette cause, ce fut la voix de la jeune fille et l’expression de ses yeux qui précipitèrent son mécontentement. Mais, certainement, la découverte qu’il n’avait plus même derrière lui deux millions et demi de biens réalisables fut le poison qui envenima la blessure.

Ce fut le lendemain de cette soirée que sa mauvaise, humeur se déchaîna sur Woodhouse et ses ouvriers ; pendant les trois semaines qui suivirent, sa mine fut en conséquence fort maussade et l’anxiété se répandit dans les localités environnantes qui tiraient grand profit de ses expériences.

Quatre semaines exactement après sa première crise d’imprécations, nous le trouvons debout avec Woodhouse auprès de la machine reconstruite, en place sur les rails élevés par le moyen desquels elle obtenait son impulsion initiale. Le nouveau propulseur étincelait d’un blanc plus brillant que le reste de la machine, et un doreur, pour obéir à un caprice de Monson, recouvrait les barres d’aluminium d’une couche d’or. Au bas de la longue avenue de cordages dorés aussi par le soleil couchant, on apercevait les signaux rouges et à deux milles plus loin une fourmilière d’ouvriers occupés fiévreusement à modifier la pente et à la relever vers en haut.

— Oui, je viens ! — dit Woodhouse. — Oui, je veux bien venir ; mais laissez-moi vous dire que c’est infernalement téméraire. Si seulement vous vouliez donner une autre année.

— Je vous ai déjà dit que non et je vous assure que l’appareil fonctionne. J’ai donné suffisamment d’années...

— Ce n’est pas cela, — répliqua Woodhouse ; — nous n’avons rien à craindre de la machine, mais c’est la direction...

— N’y a-t-il pas assez longtemps que matin et soir je tourne en tous sens dans cette cage d’écureuil ? Si nous dirigeons l’appareil ici, nous le dirigerons aussi bien ailleurs. C’est simplement la peur, je vous assure, Woodhouse. Il y a plus d’un an que nous aurions pu marcher et d’ailleurs...

— Eh ! quoi ? — fit Woodhouse.

— L’argent ! — s’écria Monson en donnant une tape familière sur l’épaule de son interlocuteur.

— Ah ! diable, je n’avais pas pensé à cela, — dit Woodhouse.

Puis, parlant maintenant d’un ton tout différent de celui qu’il avait employé d’abord, il répéta :

 Je viens ! Comptez sur-moi !

Monson se tourna brusquement vers lui et vit sur sa figure empourprée de soleil tout ce que Woodhouse n’avait pas l’habileté d’exprimer. Il le regarda pendant un instant, puis, d’un geste impulsif, lui tendit la main.

— Merci ! — fit-il.

— Ça va bien ! Comptez sur moi ! — répéta Woodhouse, étreignant la main tendue, tandis que ses traits, prenaient gauchement une expression plus douce.

Alors les deux hommes examinèrent l’énorme appareil dont les ailes plates étaient étendues sur des supports ; ils le contemplèrent longtemps en silence. Monson, guidé peut-être par l’étude photographique de l’essor des oiseaux et par les méthodes, de Lilienthal, s’était graduellement écarté des formes adoptées par Maxim pour revenir à la forme de l’oiseau. L’appareil, cependant, était actionné par une énorme. hélice placée à l’arrière, à l’endroit de la queue, et de cette façon le balancement qui nécessite l’ajustement presque vertical d’une queue plate était rendu impossible. Le corps de la machine était petit, presque cylindrique et se terminait en pointe. Sur les extrémités pointues se trouvaient les deux petits moteurs à pétrole de l’hélice, et les navigateurs étaient installés dans une sorte de canot : l’homme d’avant, ayant la direction, protégé contre le courant d’air aveuglant par un écran bas, muni de deux vitres en verre épais. De chaque côté, un monstrueux cadre plat, avec un bord incurvé, pouvait être ajusté de façon à se trouver dans une position horizontale ou à pouvoir être incliné vers en bas ou vers en haut. Ces ailes fonctionnaient strictement ensemble, ou, en relâchant une clavette, l’une d’elles pouvait être inclinée, à un angle réduit indépendamment de l’autre. La bordure d’avant de chaque aile pouvait aussi être rétrécie de façon à diminuer sa surface d’un sixième environ. La machine, non seulement n’était pas destinée à planer, mais elle était aussi incapable de voltiger. L’idée de Monson était de s’élancer dans l’atmosphère au moyen de l’impulsion initiale de l’appareil, puis de glisser à la façon d’une carte à jouer en conservant l’élan imprimé par l’action de l’hélice d’arrière. Les corbeaux et les oiseaux de mer parcourent de cette façon d’énormes distances sans presque aucun mouvement perceptible des ailes. En réalité, l’oiseau avance au long d’une sorte de montagne russe. Il glisse obliquement pendant une certaine distance, jusqu’à ce qu’il ait acquis un élan considérable ; puis, changeant l’inclinaison de ses ailes, il regagne son altitude première. Ceux même qui n’ont vu des oiseaux que dans une volière, savent cela.

Mais l’oiseau pratique cet art depuis le moment où il quitte le nid. Il possède non seulement un appareil parfait, mais aussi l’instinct parfait de s’en servir. Un homme qui n’est plus sur ses pieds n’est qu’un piètre équilibriste. Même le simple artifice de la bicyclette lui coûte plusieurs heures d’efforts. L’ajustement instantané des ailes, la rapide mise à profit d’une brise passagère, la reprise immédiate de l’équilibre, les mouvements vertigineux et tourbillonnants que réclame une aussi absolue précision, il lui faut apprendre tout cela, l’apprendre avec une peine et un danger infinis s’il doit, jamais acquérir l’art de voler.

La Machine Volante qui se mettra en route, un beau matin, dirigée par de jolis petits leviers, avec un pont comme celui d’un cuirassé et chargé d’obusiers et de canons est le rêve facile d’un fou ou d’un homme de lettres. Le coût de la conquête de l’empire de l’air excédera, en vies et en argent, tout ce que l’homme a dépensé pour la magnifique conquête De la mer. À coup sûr, il faudra plus de sacrifices que n’en a jamais exigé la pire des guerres qui ont dévasté le monde.

Personne ne savait ces choses mieux que ces deux hommes pratiques et ils savaient aussi qu’ils se trouvaient au premier rang sur le front d’une armée conquérante, en marche. Mais il y a encore de l’espoir alors même qu’on désespère. Des hommes sont tués d’un seul coup dans la réserve, tandis que d’autres, qui ont été laissés pour morts dans la plus épaisse mêlée, s’échappent et survivent.

— Si nous manquons ces prairies... — articula Woodhouse de son ton lent.

— Mon cher ami, il ne faut pas que nous les manquions, — dit Monson dont l’entrain s’était relevé peu à peu pendant ces derniers jours. — Nous avons devant nous un quart de mille carré avec les haies arrachées et les fossés comblés. Nous descendrons sans danger, soyez en sûr !... Si non...

— Ah ! si non... — répéta Woodhouse,

Le jour qui précéda le départ, quelques journalistes eurent vent des changements apportés à l’exémité nord de la ligne de supports et Monson fut tout égayé du ton nouveau que prirent les commentaires transmis par son argus de la presse. « L’inventeur compte tenter un nouveau départ prochainement », disaient les journaux. « Il va partir un de ces jours » ; se disaient les abonnés de la ligne du Sud-Ouest, les excursionnistes dominicaux et ceux, plus favorisés, qui s’en allaient jusqu’à la mer ; les personnalités éminentes de la colonie artistique des environs d’Haslemere, tous, dès qu’était en vue l’échafaudage familier, remarquaient : « Il partira un de ces jours. » Et en effet, par une belle matinée, au moment où passait le train de dix heures dix, la Machine Volante de Monson prit son essor.

On vit le chariot rouler rapidement au long de ses rails et l’hélice blanc et or se mettre à tourner. On entendit le bruit des roues et le choc du chariot contre les tampons qui arrêtaient sa course. Il y eut un bruissement confus au moment où la Machine Volante fut lancée en avant, au-dessus de l’entre-lac des filets. Tout cela, la plupart d’entre eux l’avaient déjà vu et entendu. L’appareil parcourut, d’un essor languissant, l’espace recouvert par les filets et se releva ; alors, chaque spectateur, selon sa personnelle habitude, cria, hurla, gloussa, jura. Car, au lieu du choc et de l’arrêt habituels, la Machine Volante, comme une flèche quitte un arc, prit son vol hors de la cage qui l’enfermait depuis cinq ans ; elle s’éleva obliquement dans l’air, passa au-dessus du chemin de fer et partit dans la direction de Wimbledon Common. Elle parut restée momentanément suspendue en l’air, puis elle diminua ; ensuite elle descendit et disparut au-dessus des cimes bleues des arbres, à l’est de Coombe Hill.

Tel fut le spectacle auquel assistèrent les voyageurs du train de dix heures dix. Si l’on avait tiré une ligne au milieu du train, depuis la machine jusqu’au fourgon d’arrière, on n’aurait trouvé âme qui vive dans la partie opposée au chantier de Monson. Quand la machine traversa la ligne, ce fut une course folle d’une portière à l’autre. Ni le mécanicien, ni le chauffeur ne détournèrent leurs yeux des collines basses de Wimbledon et ne remarquèrent qu’ils dépassaient les stations, de Coombe et Malden et de Raynes Park, jusqu’à ce qu’ils se fussent aperçus qu’ils traversaient, à la plus indécente allure, la gare de Wimbledon.

Depuis le moment où Monson avait mis le chariot en mouvement avec un énergique : allez-y ! ni lui ni Woodhouse n’avaient dit un mot. Les deux hommes étaient assis les dents serrées. Monson avait traversé la ligne en faisant une courbe trop brusque et Woodhouse avait ouvert et fermé ses lèvres pâles, mais ni l’un ni l’autre ne parla. Woodhouse agrippa simplement son siège et respira entre ses dents, examinant la contrée bleue de l’Ouest qui arrivait vers lui, s’abaissait et disparaissait. Monson était agenouillé à son poste en avant et ses mains tremblaient sur la roue à chaîne qui faisait mouvoir les ailes ; il ne voyait devant lui, dans le ciel, rien autre chose qu’une masse de nuages blancs. La machine monta en biais, avançant à une vitesse énorme, mais perdant à chaque instant de l’élan. La contrée, sous leurs pieds cheminait avec une allure moindre.

— Allez-y ! — fit enfin Woodhouse,

Avec un violent effort, Monson appuya sur la roue et modifia l’angle des ailes. La Machine parut rester immobile une demi-minute dans l’air ; puis Monson vit, dans une brume bleue, les collines couvertes de maisons de Kilburn et de Hampstead bondir devant ses yeux et s’élever rapidement jusqu’à ce que le petit dôme ensoleillé de l’Albert Hall apparût dans le cadre de ses vitres. Pendant un moment il ne comprit pas pourquoi l’horizon montait de la sorte ; mais comme les maisons paraissaient devenir de plus en plus proches, il se rendit compte de ce qu’il avait fait.

Il avait incliné les ailes à un angle trop grand et ils s’abattaient en pente rapide vers la Tamise. La réflexion, la question et la réponse furent l’affaire d’une seconde.

— Trop ! trop ! — bredouilla Woodhouse.

Monson ramena la roue d’un demi-tour en arrière et immédiatement les collines redescendirent jusqu’au bord inférieur de ses vitres. En passant au-dessus de la station de Coombe et Malden, il était à une hauteur de mille pieds ; cinquante secondes après il sifflait à une effrayante allure à moins de quatre-vingts pieds au-dessus de la station de East Putney sur la ligne métropolitaine, au milieu des cris d’étonnement des voyageurs qui encombraient les quais. Monson redressa les ailes et ils remontèrent obliquement, trop obliquement la pente de leur montagne russe atmosphérique au-dessus de Fulham, où les omnibus avançaient lourdement au milieu d’une foule grouillante.

La Machine redescendit trop obliquement encore et les arbres et lès maisons éloignés, aux environs de Primrose Hill, bondirent à travers la vitre de Monson. Puis soudain, il aperçut, droit devant lui, la verdure des jardins de Kensington et les tours de l’Imperial Institute. Ils descendaient à toute vitesse au-dessus de South Kensington. Les tourelles du Museum d’Histoire Naturelle parurent en vue. Il y eut une seconde fatale de réflexion rapide, un moment d’hésitation. Essayerait-il de franchir les tours ou de s’écarter vers l’est ?

Il fit un geste indécis pour relâcher l’aile droite, abandonna la cheville à demi desserrée et donna une frénétique poussée à la roue.

Le nez de la machine sembla bondir devant lui. La roue, que sa main avait lancée avec une force irrésistible, échappa à son contrôle.

Woodhouse, accroupi derrière, poussa un cri rauque et se pencha vers Monson.

— Trop loin ! — cria-t-il.

Puis il dut se cramponner au plat-bord pour ne pas culbuter et Monson, qui avait été renversé, tombait en arrière sur lui.

Si rapide avait été tout cela qu’un quart à peine des gens qui allaient et venaient dans Hyde Park, Brompton Road et Exhibition Road vit se produire la catastrophe aérienne. Une forme ailée était apparue au loin, au-dessus des maisons vers le sud, tombant et se relevant, devenant à mesure de plus en plus distincte ; elle avait rapidement descendu vers l’Imperial Institute, avait décrit un quart de cercle, s’était précipitée vers l’Est, puis avait soudain bondi, verticalement. Un objet noir s’en détacha et descendit dans une chute tourbillonnante. Un homme ! Deux hommes cramponnés l’un à l’autre ! Ils tombèrent en tournoyant sur le toit du Club des Étudiants, furent séparés par le choc et rebondirent dans les massifs d’arbustes du côté sud.

Pendant une demi-minute peut-être, la proue pointue de la grande Machine continua sa course verticale tandis que l’hélice tournait désespérément. L’espace d’un bref instant, qui pourtant parut un âge à tous ceux qui l’observaient, elle était restée immobile dans l’air ; puis, un jet de flamme jaune, s’élança de l’engin d’arrière ; avec une vitesse de plus en plus accélérée et jaillissant à la façon d’une fusée, toute la masse enflammée vint s’abattre sur les solides maçonneries qui étaient autrefois le Royal College of Science. L’énorme hélice blanc et or toucha le parapet, s’aplatit comme un linge mouillé et la fusée s’écrasa en s’éclaboussant sur l’angle nord-ouest de l’édifice.

Mais le craquement, les jets de pétrole enflammé qui furent lancés vers le ciel par les engins brisés de la Machine, les cadavres horriblement broyés qu’on trouva dans le jardin du Club des Étudiants, les masses de parapet jaune et de briques rouges qui tombèrent sur la voie publique, l’effarement des gens fuyant en tous sens, comme des fourmis dans une fourmilière bouleversée, le galop des pompiers, la multitude accourant de partout, rien de cela n’appartient à cette histoire qui fut écrite pour relater comment la première des Machines Volantes fut lancée et vola.

Bien qu’elle ait échoué et désastreusement échoué, l’œuvre de Monson reste un monument suffisant pour guider les prochains pionniers de l’armée des hardis expérimentateurs qui tôt ou tard maîtriseront le grand problème de l’air.

Entre Worcester Park et Malden se dresse encore cette prodigieuse avenue de ferrailles qui se rouille maintenant et menace ruines, témoignage de la première lutte désespérée de l’homme pour conquérir son droit à la possession de l’air.

H.-G. Wells. Traduction de Henry-D. Davray