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H. G. Wells : La pomme

La Science Illustrée N°806 & 807 — 9 & 16 mai 1903

samedi 11 août 2018, par Denis Blaizot

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— Il faut que je me débarrasse ! — fit l’homme assis dans le coin du compartiment, rompant brusquement le silence.

M. Hinchcliff leva la tête, n’ayant qu’imparfaitement compris. Il avait été jusqu’ici perdu dans la contemplation de sa cape d’étudiant liée par un cordon aux poignées de sa valise, signe extérieur et visible de sa position pédagogique récemment obtenue ; il était resté plongé dans le ravissement que lui causait cette cape et les agréables perspectives qu’elle découvrait. Car M. Hinchcliff venait de lui s’inscrire à l’Université de Londres et allait rejoindre une place de sous-maître à l’école préparatoire d’Holmwood — situation fort enviable. Il regarda avec étonnement son compagnon de voyage à l’autre bout du compartiment.

— Pourquoi ne pas la donner ? — disait ce personnage. — La donner !... pourquoi pas ?

C’était un homme de haute taille au teint mat et hâlé. Il avait les bras nerveusement croisés sur la poitrine et il avait posé les pieds sur la banquette qui lui faisait face. Il se mit à tirer sa moustache noire et très longue, les yeux fixés sur le bout de ses bottines.

— Pourquoi pas ? — dit-il encore.

M. Hinchcliff toussa.

L’étranger leva les yeux — c’étaient des yeux gris foncé, très perçants — et, pendant une minute, peut être, il fixa M. Hinchcliff d’un air morne. Puis son visage sembla prendre une expression,d’intérêt.

— Oui, — fit-il lentement, — pourquoi pas ? Et en finir.

— Je ne vous saisis, pas très bien, dit M. Hinchcliff en toussant une seconde fois.

— Vous ne me suivez pas très bien, — répliqua mécaniquement l’étranger tandis que ses yeux bizarres erraient de M. Hinchcliff à la valise d’où pendait avec ostentation la cape et revenaient à la figure duveteuse de M. Hinchcliff.

— Vos paroles sont si décousues, vous comprenez... — s’excusa M. Hinclicliff.

— Pourquoi pas ! — dit l’étranger suivant sa pensée — Vous êtes étudiant ? — fit-il en s’adressant à M. Hinchcliff.

— Je suis étudiant par correspondance à l’Université de Londres. — dit M. Hinchcliff avec un orgueil non déguisé et portant d’un geste nerveux sa main à sa cravate.

— À la poursuite de la science. — dit l’étranger. Et il retira soudain ses pieds de dessus la banquette, posa son poing sur son genou, et contempla, M. Hinchcliff comme s’il n’avait jamais vu d’étudiant de sa vie.

— Oui ! — et il fit un geste avec l’index tendu.

Puis il se leva, prit dans le filet un sac de cuir qu’il ouvrit. Sans le moindre mot il en tira un objet de forme ronde enveloppé d’une quantité de papier d’argent qu’il déplia soigneusement. Il tendit la chose à M. Hinchcliff : c’était un petit fruit d’un jaune doré et très doux au toucher.

M. Hinchcliff demeura un-instant la bouche et les yeux grands ouverts. Il n’essaya pas de prendre cet objet, même si on le lui offrait pour qu’il le prît.

— Ceci, — dit le fantastique étranger en articulant très lentement, — est la Pomme de l’Arbre de la Connaissance. Regardez-la : petite, brillante, merveilleuse... la Connaissance !... et je vais vous la donner. L’esprit de M. Hinchcliff eut une minute de pénible effort, puis l’explication évidente : fou, traversa son cerveau et éclaira toute la situation ; un fou d’humeur joyeuse. Il pencha un peu la tête.

— La Pomme de l’Arbre de la Connaissance, hein ?... — dit M. Hinchcliff regardant le fruit, feignant un air d’extrême intérêt et reportant ensuite ses regards sur son interlocuteur. — Mais pourquoi ne le mangez-vous pas vous-même ?..... Et d’ailleurs comment est-il venu en votre possession ?

— Elle ne se flétrit jamais ! Il y a trois mois que je la possède, et elle est toujours brillante, et lisse, et mûre, et désirable comme vous la voyez.

Il posa sa main sur son genou et considéra la pomme d’un air rêveur, puis il se mit à l’envelopper de nouveau dans ses papiers comme s’il avait modifié son intention de la donner.

— Mais comment l’avez-vous obtenue ? — demanda M. Hinchcliff qui avait l’esprit argumentatif — et comment savez-vous que c’est le fruit de l’Arbre ?

— J’ai acheté ce fruit, — dit l’étranger, — il y a trois mois, pour une gorgée d’eau et une croûte de pain. L’homme qui me la céda, parce que mes soins lui avaient conservé la vie, était Arménien. L’Arménie ! cette contrée merveilleuse ! la première de toutes les Contrées ! ou l’Arche de Noé est restée, jusqu’à ce jour, ensevelie dans les glaciers du mont Ararat. Cet homme, dis-je, fuyant avec d’autres devant les Kurdes qui les avaient surpris, parvint en des endroits déserts dans des montagnes... en des endroits que nul au monde ne connaît. Fuyant devant ceux qui les poursuivaient, ils arrivèrent sur un haut plateau entre les pics des montagnes. Il y croissait une herbe verte dont les brins étaient comme des lames, qui coupaient et déchiraient impitoyablement tous ceux qui s’aventuraient à les traverser. Les Kurdes étaient à leurs trousses et il ne leur restait d’autre chance de salut que de s’enfoncer dans ces herbes et le pire fut que les sentiers qu’ils tracèrent au prix de leur sang servirent aux Kurdes pour les suivre. Tous les fugitifs furent tués, sauf cet Arménien et un autre. Il entendit les cris et les gémissements de ses compagnons et le bruissement des herbes autour de ceux qui les poursuivaient, car ces herbes s’élevaient presque à hauteur d’homme. Il entendit des appels et des imprécations, et quand, enfin, il s’arrêta, tout était silencieux. Il poussa de l’avant quand même sans comprendre, déchiré et sanglant, jusqu’à ce qu’il arrivât à une muraille de rocher au-dessous d’un précipice d’où il vit, derrière lui, les herbes en feu et les fumées s’élever comme un voile entre lui et ses ennemis.

L’étranger s’arrêta.

— Oui ? — dit M. Hinchcliff, — et puis ?...

— Il se trouvait donc là, tout blessé et déchiré par les herbes tranchantes, les rochers brûlants sous les rayons du soleil et la fumée de l’incendie s’avançant vers lui. Il n’osa pas y rester. Peu lui importait la mort, mais la torture !... Au loin, par delà la fumée, il entendit des clameurs et des plaintes. Des femmes criaient. Il se mit à escalader une gorge dans les rochers entre lesquels poussaient des buissons aux branches sèches, qui sortaient comme des épines entre les feuilles, et il se cacha dans une sorte d’excavation. Il rencontra là son compagnon, un berger qui avait aussi échappé au massacre. Estimant peu de chose le froid, la faim et la soif à côté de la cruauté des Kurdes, ils continuèrent à escalader les hauteurs parmi les neiges et les glaces. Ils errèrent ainsi pendant trois longs jours. Le troisième jour, ils eurent une vision. Je crois que les gens affamés ont souvent des visions, mais dans le cas présent nous avons ce fruit.

Il leva dans sa main le fruit enveloppé d’argent.

— J’ai entendu ce récit de la bouche d’autres montagnards qui savaient la légende. C’était le soir, à l’heure où le nombre des étoiles augmente ; ils descendaient, une pente de rocs lisses qui menait vers une immense vallée sombre dans laquelle croissaient des arbres bizarrement tordus, et de ces arbres pendaient de petits globes phosphores cents comme des vers luisants, étranges lumières rondes et jaunes. Soudain la vallée s’éclaira au loin, tout au loin d’une flamme dorée qui s’avançait lentement, faisant paraître les arbres .rabougris aussi noirs que la nuit et jetant sur les pentes et les con tours des choses des reflets d’or. À cette vision, les deux hommes, instruits des légendes des montagnes, surent qu’ils voyaient l’Eden ou la sentinelle de l’Eden, prosternèrent leur visage contre terre comme des hommes frappés de mort... Quand ils osèrent lever les yeux, la vallée était de nouveau dans l’obscurité, puis la clarté reparût venant vers eux, transparente comme l’ambre... Le berger, à cette vue, bondit sur ses pieds et avec un grand cri se mit à courir à toutes jambes vers la lumière, mais l’autre était trop effrayé pour le suivre. Il demeurait étourdi, frappé de stupeur, terrifié, regardant son compagnon s’éloigner vers la lueur mouvante. À peine le berger avait-il pris sa course qu’il y eut un bruit comme un coup de tonnerre, le battement d’ailes invisibles au-dessus de la vallée et une épouvante indicible ; en me contant la chose l’homme qui me donna le fruit regardait anxieusement comme s’il cherchait encore autour de lui à se sauver. Remontant la pente aussi vite qu’il le pouvait, avec ce tumulte courant derrière lui, il se heurta contre un de ces arbres rabougris et un fruit mûr tomba dans sa main : celui-ci. Immédiatement il fut entouré d’un bruit d’ailes et de tonnerre. Il tomba et s’évanouit, et, quand il reprit ses sens, il se retrouva au milieu des ruines noircies et fumantes de son village où, avec d’autres personnes, je donnais mes soins aux blessés. Une vision ? Mais il tenait encore serré dans sa main le fruit doré de l’arbre. Il y avait là d’autres gens qui connaissaient la légende, qui savaient ce qu’était cet étrange fruit.

Il se tut.

— Et le voici, — fit-il après un silence.

C’était une histoire très extraordinaire pour être racontée dans un compartiment de troisième classe sur une petite ligne de chemin de fer du Surrey. On eût pu croire que le réel n’était qu’un voile pour le fantastique et ici le fantastique était assez évident.

— Vraiment ! — fut tout ce que put répondre M. Hinchcliff.

— La légende, — reprit l’étranger, — conte que ces fourrés d’arbres nains croissant autour du jardin viennent de la pomme qu’Adam tenait à la main quand Eve et lui furent chassés du paradis. Il sentit quelque chose dans sa main, aperçut la pomme à demi mangée et la jeta au loin avec colère. Là, depuis, croissent ces arbres, dans ce vallon désolé, entouré de neiges éternelles, à l’entrée duquel les épées de flammes montent la garde jusqu’au jour du jugement.

— Je pensais, — dit M. Hinchcliff — que tous ces racontars étaient... des fables... des paraboles... plutôt. Voulez-vous dire que là-bas en Arménie...

L’étranger répondit à la question inachevée en tendant le fruit dans sa main ouverte.

— Mais vous n’avez aucune certitude, — dit M. Hinchcliff, — que c’est là le Fruit de l’Arbre de la Connaissance. L’homme peut avoir eu... une sorte de mirage pourrait-on dire, supposons...

— Regardez-le, — fit l’étranger.

C’était, à coup sûr, un globe d’aspect étrange, non pas exactement une pomme, comme M. Hinchcliff put s’en rendre compte, mais un fruit d’une couleur dorée, brillant curieusement, comme si la lumière elle-même faisait partie de sa substance. Tout en la considérant, il se représentait plus vivement le vallon désolé au milieu des montagnes, les épées de flammes qui le gardaient et tous les étranges détails de l’histoire qu’il venait d’entendre. Il se frotta les vigoureusement yeux.

— Mais... — commença-t-il.

— Il est resté tel que cela, lisse et frais pendant trois mois, un peu plus longtemps que cela môme, sans se dessécher, sans se flétrir, sans se corrompre.

— Mais... vous... vous-même... croyez vous réellement que... !

— C’est le Fruit Défendu.

Il n’y avait pas moyen de se méprendre sur la sincérité de ton et sur la parfaite lucidité d’esprit de l’homme.

— Le Fruit de la Connaissance, — dit-il.

— Bien, admettons-le, — dit M. Hinchcliff après une pause et les yeux toujours fixés sur le fruit, — mais après tout, — continua-t-il, ce n’est pas mon genre de connaissances, le genre de science qu’il me faut acquérir ; d’ailleurs Adam et Eve Font déjà mangée.

— Nous avons hérité de leur péché et non de leur connaissance, — répliqua l’étranger. — Si nous y goûtions maintenant tout serait de nouveau clair et pur. Nous verrions au fond de toutes choses, nous comprendrions les plus secrètes significations...

— Pourquoi ne le mangez-vous pas, alors ? — questionna M. Hinchcliff, soudainement inspiré.

— C’est dans cette intention que je l’avais pris, — dit l’étranger. — L’homme est déchu. Seulement manger à nouveau le fruit pourrait difficilement...

— Savoir, c’est pouvoir ! — dit M. Hinchcliff.

— Mais est-ce le bonheur ? Je suis plus vieux que vous, j’ai plus que deux fois votre âge. Maintes et maintes fois j’ai tenu ceci dans ma main et chaque fois le cœur m’a manqué à la pensée de tout ce qu’on pourrait savoir... à pourrait savoir... à cette redoutable lucidité... Supposez que tout à coup le monde entier vous devienne impitoyablement clair ?

— Cela, je pense, serait en somme un grand avantage, — assura M. Hinchcliff.

— Supposez que vous puissiez voir dans les cœurs et les esprits de ceux qui vous entourent, dans les recoins les plus secrets... des gens que vous aimez, à l’amour de qui vous tenez ?

— On trouverait bien vite la comédie, — dit M. Hinchcliff, grandement frappé par cette idée.

— Et chose pire... se connaître soi-même... dépouillé de ses plus intimes illusions... se voir soi même à sa place... voilà tout ce que les désirs et les faiblesses nous ont empêché de. faire... sans la moindre indulgente atténuation...

— Mais cela serait une chose excellente... Connais-toi toi-même !... Vous souvenez-vous ?

— Vous êtes jeune ! — dit l’étranger.

— Si vous ne vous souciez pas de le manger et qu’il vous soit à charge, pourquoi ne le jetez-vous pas, tout simplement ?

— Ici encore, sans doute, vous ne me comprendrez pas. Pour moi, je me demande comment on pourrait jeter une chose comme celle-là, brillante, merveilleuse ? Une fois qu’on l’a, on est lié. Mais d’un autre côté : la donner à quelqu’un qui ait soif de connaissances, qui n’éprouverait aucune terreur à la pensée de cette claire perception...

— D’ailleurs, — risqua pensivement M. Hinchcliff, — ce peut être quelque fruit vénéneux. À ce moment son œil aperçut par la fenêtre du compartiment quelque chose d’immobile, l’extrémité d’un grand écriteau blanc avec des lettres noires : ...MWOOD. À cette vue, il tressaillit :

— Bon sang ! — s’exclama-t-il, — Holmwood !...

La réalité présente chassa soudain les imaginations mystiques auxquelles il s’était abandonné. Il ouvrit la portière, sa valise, à la main. Déjà le chef de train donnait le signal du départ. M. Hinchcliff sauta sur le quai.

— Tenez ! — fit Une voix derrière lui.

Il vit les yeux brillants et sombres de l’étranger et le fruit doré, velouté et tentant sur la main ouverte de l’homme. Il le prit instinctivement et le train s’ébranla.

— Non ! — cria l’étranger en faisant un geste comme pour le reprendre.

— Attention ! — cria un employé se précipitant pour fermer la portière.

L’étranger, la tête et le bras passés à travers le carreau, ;cria quelque chose que Hinchcliff ne comprit pas. Puis, l’ombre du pont le cacha et en un clin d’œil il eut disparu. M. Hinchcliff, abasourdi et le fruit merveilleux dans la main, regardait le dernier wagon du train disparaître au tournant de la voie. L’espace d’une minute, son esprit demeura confus ; puis il se rendit compte que deux ou trois personnes sur le quai l’examinaient avec intérêt. N’était-il pas le nouveau maître de l’École Préparatoire, débutant dans ses fonctions ? Il lui vint à l’idée que le fruit pouvait très bien leur paraître la naïve emplette d’une orange rafraîchissante. Cette pensée le fit rougir et il enfonça le fruit dans la poche de son veston où il fit une bosse ridicule. Mais il n’y avait pas moyen de faire autrement et il se dirigea vers les gens qui l’observaient, essayant maladroitement de dissimuler son embarras. Il s’enquit du chemin qui devait le mener à l’École Préparatoire et des moyens de faire porter sa valise, et les deux petites malles de fer qui étaient là-bas au bout du quai. Oh ! l’ennui de s’occuper de ces détails vulgaires.

On lui transporterait ses bagages sur une brouette pour dix sous et il pouvait les précéder à pied. Il se figura surprendre une certaine ironie dans les voix de ses interlocuteurs. Il éprouvait un sentiment de gêne à la pensée de son aspect.

Le ton de sincérité de son compagnon de voyage et le magique attrait de son récit avaient, pendant un instant, détourné le cours des pensées de M. Hinchcliff. Tout cela s’était interposé comme un nuage lui dissimulant ses intérêts immédiats. Des flammes qui erraient çà et là ! La préoccupation de sa position nouvelle et de l’impression qu’il lui fallait produire sur Holmwood, en général, et l’École en particulier, reprit totalement possession et rasséréna son atmosphère mentale avant qu’il eût quitté la gare. Mais il est extraordinaire, combien, pour un jeune homme sensé et endimanché, peut être gênant d’avoir, en sus, un fruit doux au toucher et délicate ment doré, avec à peine trois pouces de diamètre. Dans la poche de son veston noir, il faisait une bosse terrible gâtant complètement la ligne. Il rencontra une vieille petite dame en noir dont le regard fut attiré immédiatement par l’excroissance de sa poche. Dans sa main gauche gantée, il tenait son autre gant et dans la droite sa canne, de sorte que porter ostensiblement le fruit lui était impossible. En un endroit où le chemin paraissait convenablement désert il retira de sa poche l’encombrant objet et essaya de le mettre sous son chapeau. La pomme était juste un peu trop grosse ; le chapeau dansait d’une façon grotesque et, au moment où il la retirait, un garçon boucher tourna le coin de la route avec sa voiture.

— Sacrebleu ! — exclama M. Hinchcliff.

Il l’aurait mangée incontinent, acquérant l’omniscience, mais il eût été si stupide d’entrer en ville en suçant un fruit juteux car évidemment il devait l’être. Si l’un des élèves venait à passer, cela pourrait porter un sérieux dommage à son autorité d’être vu dans cette posture. Ou bien le jus pourrait lui poisser la figure et tacher ses manchettes. Ou bien encore ce pouvait être un jus acide aussi fort que celui du citron et qui décolorerait ses vêtements... Puis, au détour du chemin ensoleillé, il aperçut deux jolies filles. Elles marchaient à petits pas vers la ville, bavardant, et à tout moment elles pouvaient se retourner et dévisager derrière elles un jeune homme à la figure rouge et portant à la main une tomate jaune phosphorescente ! Sûrement elles éclateraient de rire.

— Flûte ! — dit M. Hinchcliff et d’un geste rapide, il envoya le fruit encombrant par-dessus le mur de pierre d’un verger qui bordait la route. Au moment où la pomme disparut, il éprouva de cette perte un vague regret qui dura quelques secondes. Il reprit avec aisance sa canne et son gant et se mit à marcher droit et satisfait pour dépasser les jeunes filles. Mais dans les ténèbres de la nuit, M. Hinchcliff eut un rêve. Il vit la vallée, les épées de flammes, les arbres rabougris et il sut que c’était réellement le fruit de la Connaissance qu’il avait si inconsidérément jeté, et il s’éveilla fort malheureux. Dans la matinée, son regret disparut, mais plus tard, il revint le tourmenter, jamais néanmoins lorsqu’il était heureux ou très occupé. Enfin par une nuit de lune, vers onze heures, quand tout Holmwood fut endormi, ses regrets reparurent avec une force redoublée et avec eux la tentation de courir les aventures. Il se glissa hors de la maison, escalada le mur, gagna à travers la ville silencieuse le chemin de la gare et pénétra dans le verger où il avait jeté le fruit, mais il ne put rien trouver parmi l’herbe humide et les fragiles globes de pissenlits.

H.-G. Wells. Traduit par Henry-D. Davray