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H. G. Wells : Les Triomphes d’un Taxidermiste

La Science Illustrée N°805 — 2 mai 1903

vendredi 10 août 2018, par Denis Blaizot

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Voici quelques-uns des secrets de la taxidermie, ils me furent révélés par un taxidermiste, dans un moment d’expansion. Il me les conta entre son premier et son quatrième verre de whisky, moment où l’homme perd toute circonspection et, cependant, n’est pas encore ivre. Nous étions dans son taudis, qui était à la fois sa bibliothèque, son salon et sa salle à manger, et séparé, du moins quant à la vue, par un rideau de bambous japonais, du fétide réduit dans lequel il s’adonnait à ses travaux. Il était assis sur un fauteuil pliant, et, quand il ne s’en servait pas pour cogner dans la cheminée les morceaux de charbon réfractaires, il mettait ses pieds, lesquels étaient revêtus, en manière de sandales, des saintes reliques d’une paire de pantoufles en tapisserie, loin du plancher, sur le manteau de la cheminée, parmi les yeux en verre. Son pantalon, entre parenthèses, bien qu’il n’ait rien à faire avec ses triomphes, était d’une étoffe écossaise d’un jaune des plus horribles et tel qu’on les faisait quand nos pères portaient des favoris et que les crinolines se promenaient par les rues. De plus, sa chevelure était noire, sa figure rose et son œil fauve ardent ; son veston consistait surtout en graisse sur une base de velours. Sa pipe avait un fourneau de porcelaine représentant les trois Grâces ; ses lunettes étaient toujours de travers ; l’œil gauche, petit et pénétrant, vous regardait fixement par-dessus la monture, et l’œil droit s’apercevait vaguement de l’autre côté du verre, agrandi et adouci. Il discourait en ces termes :

« Il n’y a jamais eu d’homme, mon cher Bellows, qui sache empailler comme moi, jamais ! J’ai empaillé des éléphants et j’ai empaillé des phalènes ! Et ils n’en paraissaient que plus vivants et mieux faits. J’ai empaillé des êtres humains, surtout pour les ornithologues amateurs. Même une fois, j’ai empaillé un nègre...

« Non, il n’y a pas de loi qui le défende ; je l’avais fait avec les doigts écartés et m’en servais comme de porte-manteau ; mais cet imbécile de Homersby lui chercha querelle un soir, très tard, et le démolit. Cela se passait avant que je ne vous connusse. C’est difficile d’avoir des peaux, sans cela j’en aurais fait un autre.

« Désagréable ? Ma foi non ! Il me semble que la taxidermie pourra plus tard être substituée avec avantage aux inhumations et aux crémations. Vous pourriez conserver auprès de vous tous ceux qui vous sont chers. Un bric-à-brac de ce genre, disposé à travers la maison, vaudrait autant que n’importe quelle compagnie et serait moins coûteux. Vous pourriez les agencer avec des mouvements d’horlogerie et leur faire faire des choses...

« Évidemment il faudrait les vernir, mais il ne serait pas nécessaire de les rendre plus brillants que ne le sont en nature des masses de gens. Le crâne chauve du vieux Maningltree... Quoi qu’il en soit, on pourrait causer avec eux sans être interrompu... même avec ses vieilles tantes. Il y a un grand avenir réservé à la taxidermie, croyez-le bien. Il y a les fossiles... »

Il se tut soudain.

« Non, il ne faut pas que je vous le dise... »

Il tira méditativement quelques bouffées de sa pipe.

« Oui, merci... pas trop d’eau... Vous savez, ce que je vais vous dire doit rester entre nous. Vous n’ignorez pas que j’ai empaillé quelques dodos et un grand pingouin ? Comment ? Non ? Vous n’êtes évidemment qu’un amateur en taxidermie. Mon cher monsieur, la moitié des pingouins du monde sont à peu près aussi authentiques que le mouchoir de sainte Véronique ou la Sainte Tunique de Trêves. Nous les faisons avec des plumes de grèbes et autres oiseaux semblables. Et les œufs des grands pingouins aussi !... Bon Dieu !... Oui, nous les faisons avec de la porcelaine tendre... je vous avoue que cela en vaut la peine... Ils atteignent... Ainsi, l’autre jour, il y en a un qui est monté jusqu’à 7 500 francs. Je crois qu’il était réellement authentique, mais... on ne peut jamais en être certain. C’est du très bel ouvrage, et puis... après... il faut les empoussiérer, car aucun de ceux qui possèdent un de ces œufs n’aurait la témérité de le nettoyer. C’est là la beauté de l’affaire. Même s’ils avaient des soupçons sur leur œuf, ils n’oseraient pas l’examiner de trop près. C’est, en somme, un capital si fragile.

« Vous ne saviez pas que la taxidermie pouvait s’élever à des hauteurs pareilles... Mon pauvre garçon !... J’ai rivalisé avec la nature elle-même ! L’un des grands pingouins authentiques (sa voix n’était plus qu’un murmure), l’un des grands pingouins authentiques a été fait par moi !

« Ah ! mais non ! Vous n’avez qu’à étudier l’ornithologie et trouver vous-même lequel c’est. Et, ce qui est mieux, un syndicat de marchands m’a proposé de pourvoir de spécimens une des régions inexplorées du nord de l’Islande. Je le ferai peut-être un jour. Mais juste en ce moment, j’ai une autre petite chose en mains. Avez-Vous entendu parler du dinornis ? « C’est l’un de ces grands oiseaux dont l’espèce a récemment disparu en Nouvelle-Zélande. On l’appelle communément Feuh, sans doute parce qu’il est éteint. Vous comprenez ?... Eh bien ! on s’est procuré de ses os, et on a même trouvé dans les marais des plumes et des morceaux de peaux sèches. Et maintenant, je vais fabriquer — ma foi ce n’est pas la peine d’en faire mystère — je vais fabriquer un Feuh entièrement empaillé. Je connais quelqu’un là-bas qui prétendra l’avoir découvert dans une sorte de marécage antiseptique et dira qu’il l’a empaillé immédiatement parce qu’il menaçait de se corrompre. Les plumes sont quelque chose de particulier, mais j’ai trouvé un moyen simplement délicieux de les imiter avec des fragments de plumes d’autruche passés à la flamme. Oui, c’est là l’odeur nouvelle que vous avez remarquée. On ne pourrait se rendre compte de la fraude qu’avec un microscope, et personne ne se soucierait de gâter pour cela un beau spécimen.

« De cette façon, vous voyez, je donne un petit coup d’épaule au progrès de la science. Mais tout ceci n’est qu’une simple imitation de la nature. De mon jeune temps, j’ai fait mieux que cela. Je l’ai... je l’ai battue.... ».

Il ramena ses pieds à terre et se pencha confidentiellement vers moi. « J’ai créé des oiseaux, dit-il à voix basse, de nouveaux oiseaux, des oiseaux comme on n’en avait encore jamais vu. » Il replaça ses pieds sur le manteau de la cheminée pendant un silence impressionnant.

« Enrichir l’univers... plutôt ! quelques-uns des oiseaux que j’ai fabriqués étaient des espèces nouvelles de colibris et de fort jolies petites choses, mais quelques-uns étaient simplement fantaisistes. Le plus drôle de ceux-là fut, je crois : l’Anomatopteryx-Jejuna... Jejunus-Jejuna-Jejunum — vide — ainsi appelé parce qu’il n’y avait réellement rien dedans. Un oiseau absolument vide, à part la bourre. C’est le vieux Jawers qui le possède maintenant et je suppose qu’il en est presque aussi fier que moi. C’est un chef d’œuvre, Bellows ! Il a toute la niaise gaucherie du pélican, tout le solennel manque de dignité du perroquet, la dégaine maigre et dégingandée du flamant, avec tout l’extravagant conflit chromatique du canard mandarin. Un oiseau pareil ! Je l’ai fabriqué avec des fragments de squelettes provenant d’une cigogne et d’un toucan, et un lot de plumes acheté d’occasion. Ce genre de taxidermie, Bellows, est pour le véritable artiste Une joie sans mélange.

« Comment j’en vins à le faire ? C’est assez simple, comme toutes les grandes inventions. L’un de ces jeunes génies qui rédige pour les journaux des notes scientifiques, mit la main sur une brochure allemande concernant les oiseaux de la Nouvelle-Zélande et la traduisit au moyen d’un dictionnaire et de ses facultés naturelles ; il s’embrouilla, grâce à ces dernières, dans l’aptéryx vivant et l’anomatoptéryx disparu, parla d’un oiseau haut de cinq pieds, vivant dans les jungles de la Zélande septentrionale, dont les spécimens rares et timides étaient difficiles à obtenir et ainsi de suite... Savary, qui, même pour un collectionneur, est un homme miraculeusement ignorant, lut ces paragraphes et jura, qu’il aurait la chose à tout prix. Il tourmenta de ses questions tous les marchands. Cela montre ce qu’un homme peut faire avec de la persistance... avec de la volonté... Voilà un collectionneur d’oiseaux jurant qu’il aurait un spécimen d’un oiseau qui n’existe pas, qui n’avait jamais existé et qui, à la honte même de sa dégaine profane, ne pourrait probablement pas exister maintenant si on lui donnait la vie, et il l’obtint !

« Encore un peu de whisky, Bellows ? — fit le taxidermiste s’éveillant d’une passagère contemplation des mystères de la volonté et de l’esprit collectionneur, et, rasséréné, il continua à me conter comment il avait façonné une sirène des plus séduisantes et comment un prédicateur errant, qu’elle empêchait d’avoir un auditoire, la détruisit sous prétexte d’idolâtrie. Mais comme la conversation des personnages qui prirent part à cette transaction : créateur, acheteur et destructeur, était uniformément impropre à la publication, ce joyeux incident ne sera pas rédigé. Les lecteurs peu familiers avec les obscures méthodes des collectionneurs seront peut-être enclins à douter du récit de mon taxidermiste ; mais pour ce qui concerne les œufs du grand pingouin et les faux oiseaux empaillés, ses dires ont été confirmés par de distingués ornithologistes ; et les notes concernant l’oiseau de la Nouvelle-Zélande ont paru de fait dans un journal du matin, d’une réputation au-dessus de tout soupçon, car le taxidermiste en conserve un exemplaire qu’il m’a montré.

H.-G. Wells. Traduit par Henry-D. Davray