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W. L. Alden : L’aventure de Johnston

jeudi 26 décembre 2024, par Denis Blaizot

Auteur : William Livingston Alden

Titre : L’aventure de Johnston

Titre original : Johnston’s Adventure

Traducteur : Denis Blaizot

Correctrice : Lydie Blaizot Lydie Blaizot Lydie Blaizot (Cherbourg, 12/07/1973) est une écrivaine française de fantastique, de science-fiction et de fantasy.

Éditeur : Gloubik éditions

Année de publication : 2024 2024

Première publication : Pall Mall, décembre 1894 1894

Je sais que cette histoire est vraie, car Johnston me l’a racontée lui-même, et il n’a pas assez d’imagination pour inventer un mensonge. C’est la raison pour laquelle il a échoué en tant que journaliste et homme politique, et est maintenant devenu un écrivain de romans réfléchis et didactiques. C’est une activité pour laquelle il est admirablement adapté, et il se sent naturellement plutôt fier de produire des livres qui sont de la “littérature”, et non des livres qui ne font qu’amuser le lecteur.
Nous parlions de la passion des Américains pour la gestion raisonnée de leur temps, et je mentionnai que ces derniers ont fréquemment dans leur poche des cartes portant des inscriptions sentencieuses destinées à réprimander ou instruire les gêneurs.
Johnston sourit sombrement et dit :
— Je sais tout à ce sujet. Un de mes amis, qui était à Chicago, me donna un spécimen de carte sur lequel étaient imprimés les mots “Je suis sourd et muet”. Il me dit que si vous tentiez d’engager une conversation avec un autre passager d’un tramway de Chicago, il vous présenterait très probablement la carte en question, façon délicate de vous dire qu’il voulait qu’on le laisse en paix.
« Je descendai dans le Warwickshire, continua Johnston, pour passer quelques jours avec Scoble, et je pris cette carte avec moi. Si quelqu’un voulait me parler pendant la lecture de mon journal, j’étais décidé à lui présenter la carte. Vous voyez, l’idée me plaisait. Ces Américains inventent toujours des choses intelligentes, et je pensai que ce système de contrôle des conversations pourrait s’avérer être la solution idéale pour satisfaire un grand besoin du public.
« Vous vous souvenez sans doute de Scoble. Un vieux au grand cœur. Un peu ennuyeux, certes, mais honnête et sincère.
« Je pris le train à Euston, voyageant en deuxième classe, car à cette époque les voitures de troisième classe étaient entièrement réservées aux gens de troisième classe. Il n’y avait personne dans mon compartiment, et pendant un moment, j’hésitai à y monter. Une femme solitaire, ou un homme ivre ou fou, prendrait le même compartiment et amènerait sur moi ces dangers variés auxquels pense toujours un voyageur nerveux. Bien sûr, au moment où nous allions partir, une femme, qui avait failli manquer le train, y est entrée avec l’aide du contrôleur – car le train avançait déjà lentement. Il était bien sûr trop tard pour que je pense à changer de wagon, et je me réfugiai derrière mon journal, en espérant que tout irait bien.
« Ma compagne de voyage était une belle femme d’une trentaine d’années. La chaleur du jour et l’excitation de prendre le train lui avaient donné une couleur fleurie, et je pouvais voir que le désir de passer le temps et de dénoncer la méchanceté des cochers était fort en elle. Lorsqu’une femme voyage et que quelque chose ne va pas chez elle, elle ressent la nécessité impérieuse de confier ses doléances à la première personne disponible, quelle qu’elle soit. Je vis que cette femme était sur le point de me parler, et ne sachant pas qui elle était ni quelles pouvaient être ses intentions, j’eus peur. Je sais très bien que je suis ridiculement nerveux lorsque je suis enfermé avec une femme étrangère, mais je n’y peux rien. Les compagnies devraient réserver des voitures aux hommes, ou bien fournir des compagnons de confiance aux passagers masculins non protégés.
« À ce moment-là, la femme attira mon attention et me dit :
« — Je vous demande pardon, mais voulez-vous me dire l’heure exacte ? Mon chauffeur de taxi a dû mettre une bonne heure pour conduire de South Kensington à Euston Square, et je suis sûre qu’il devait être ivre et a pris la mauvaise route. Les chauffeurs de taxi sont une véritable nuisance, et il n’y a aucun recours, vous savez. Quant à se rendre en voiture jusqu’à un commissariat de police, aucune femme n’aime faire cela, et même lorsqu’elle le fait, elle n’en retire que très peu de satisfaction. L’autre jour, un de mes amis…
« Mais à ce moment, je remis à la femme la carte de Chicago que j’avais reçue la veille.
« Elle la lut, puis dit :
« — Oh, vraiment ! Désolée ! Je vous en prie, excusez-moi.
« Puis je me replongeais dans la lecture de mon journal et me félicitais de l’efficacité du plan américain visant à remédier aux problèmes des chemins de fer.
« Il est vrai que je culpabilisai, car la distinction entre mentir et remettre à quelqu’un un mensonge imprimé sur une carte n’était pas évidente. Je me demandai si, en donnant à cette femme une carte avec les mots “Je suis sourd-muet”, je n’avais pas été coupable de mensonge, aussi certainement que je l’aurais été si je lui avais dit la même chose avec autant de mots. Cependant, j’étais si heureux de me débarrasser des importunités de ma compagne de voyage, que je décidai de remettre tout examen des qualités morales de mon acte au terme de mon voyage.
« À Willesden Junction, une autre passagère monta. Cette fois, c’était une jeune dame qui était évidemment attendue par la dame plus âgée, car celle-ci avait rempli toute la fenêtre du wagon de sa silhouette plantureuse, et agitait frénétiquement un mouchoir, à partir du moment où le train s’arrêta en gare. Les deux dames s’embrassèrent à la manière de leur sexe et engagèrent immédiatement une conversation sérieuse. D’abord, la jeune dame parla d’une voix un peu basse, pour ne pas me faire écouter la conversation, mais l’autre remarqua d’une voix forte :
« — Oh, vous n’avez pas besoin de vous soucier de cet homme. Il est sourd-muet, donc nous pouvons parler comme si nous étions à la maison.
« La nouvelle venue me regarda avec une certaine curiosité, puis toutes deux commencèrent à discuter d’affaires de famille.
« Le train ne devait plus s’arrêter avant d’arriver à Rugby. Déjà, les deux femmes avaient parlé de choses qu’elles n’auraient jamais dites en présence d’un étranger qu’elles croyaient capable de les entendre. Je me retrouvai involontairement à l’écoute, sans possibilité de me retirer. Si je devais avertir ces dames que j’entendais parfaitement tout ce qu’elles disaient, que penseraient-elles de ma conduite en portant avec moi la fausse déclaration que j’étais sourd-muet ? Elles me prendraient sans aucun doute soit pour une sorte de fou inhabituel, soit pour une sorte de criminel d’une nouvelle sorte. Dans les deux cas, je me retrouverais dans une situation désagréable. Et puis la nouvelle venue était si jolie, si douce, et d’apparence si gentille, que je ne pouvais supporter de l’ennuyer en lui disant : je ne suis pas sourd-muet et j’ai entendu tout ce que vous avez dit. Non, je ne pouvais pas faire cela, et il ne me restait évidemment plus qu’à essayer de détourner mon attention en lisant obstinément, afin d’entendre le moins possible la conversation.
« Peu à peu, mon attention fut éveillée malgré moi, en entendant la dame aînée prononcer mon nom.
« — Vous voyez, dit-elle, j’ai dû venir aujourd’hui parce que John a demandé à cet ennuyeux Johnston de passer une semaine avec nous, et bien sûr, cela ne me permet pas de m’absenter.
« — Mais, ma tante, dit l’autre, comment savez-vous qu’il est ennuyeux, si vous ne l’avez jamais vu ?
« — Je le sais, d’abord, parce que les amis de John sont toujours ennuyeux. On dirait qu’il a délibérément sélectionné les hommes les plus stupides qu’il a pu trouver et les a invités à Greencroft, juste pour faire de ma vie un fardeau. Et puis, ma chère, j’ai essayé de lire les livres de ce détestable Johnston. Vous ne pouvez pas imaginer quelque chose de plus stupide et idiot.
« — Est-il jeune ou vieux ? demanda la jeune fille.
« — Je n’en ai aucune idée. Il n’est pas marié, car aucune femme n’épouserait une personne aussi ennuyeuse.
« — Qui sait si je ne l’épouserai pas ? répondit la jeune femme. J’aime les gens ennuyeux et ceux que personne d’autre n’aime. Que me donnerez-vous, ma tante, pour vous débarrasser de lui pendant qu’il sera à Greencroft ?
« — Je suis sûre que je devrais vous être extrêmement reconnaissante, répondit la tante. Il n’aurait pas pu arriver à un moment plus inapproprié. Je voulais rester en ville jusqu’à lundi, puis commencer à faire le ménage. Au lieu de cela, je dois revenir aujourd’hui, et bien sûr il ne peut y avoir de ménage avant le départ de ce Johnston. Dieu seul sait quand il partira, car je suis convaincue qu’il fait partie de ces personnes qui ne savent jamais quand elles gênent. À propos, il est peut-être dans ce train, mais je pense plutôt qu’il prendra celui de dix heures.
« Je voyageais donc dans la même voiture que la femme et la nièce de Scoble, et la première redoutait mon arrivée chez elle et me considérait comme une nuisance. Que dirait-elle quand, en arrivant à Greencroft, elle découvrirait que l’homme qu’elle avait supposé sourd-muet était l’indésirable Johnston lui-même, et qu’il avait entendu toutes ses remarques à son sujet ? Bien sûr, il était désormais totalement impossible que je puisse me rendre chez elle ou lui révéler mon identité de quelque manière que ce soit. Je descendrais à Rugby, où nous devions changer pour Greencroft, et je télégraphierais à John que j’avais été rappelé pour une affaire importante et que je devais reporter le plaisir de le rencontrer, lui et sa femme, à un autre jour. Mais il y avait aussi mon portemanteau, qui était dans le fourgon à bagages et étiqueté pour Greencroft. Je ne pouvais pas me permettre de l’abandonner, car il contenait le manuscrit d’un récit que j’avais promis de terminer cette semaine-là et que j’avais emporté avec moi dans le but de le terminer. Non ! Je devais me rendre à Greencroft, sauver mon porte-manteau et courir le risque de rencontrer John sur le quai. Je pourrais cependant échapper à Mme Scoble et à sa compagne à Rugby, en montant dans une autre voiture. Nous devions être à Rugby dans une heure, et je devais supporter cette heure du mieux que je pouvais.
« Les deux dames parlèrent, mais semblèrent heureusement oublier l’existence du malheureux Johnston. À un moment, Mme Scoble s’approcha de la fenêtre où j’étais assis pour faire remarquer quelque chose à sa nièce, et le balancement de la voiture faillit la jeter sur mes genoux.
« — Ce pauvre homme avait l’air terriblement effrayé, dit la nièce après que sa tante fut revenue à sa place. Il semblait penser que vous alliez vous asseoir sur lui.
« — Il a l’air d’une Miss Nancy timide, dit la tante. Mais je n’aime pas vraiment son apparence. Certains de ces muets ont un caractère épouvantable. Il a certainement un méchant caractère, n’est-ce pas ?
« Je n’entendis pas la réponse de la nièce à ce compliment, mais Mme Scoble continua, après un autre regard sur moi :
« — Il y a un air sournois et malhonnête chez cet homme ! Je ne devrais pas avoir le moins du monde peur de lui, mais je ne serais pas surprise s’il soit le genre d’homme à emporter un sac ou un parapluie, puis à prétendre que c’était une erreur si quelqu’un le surprenait.
« Les choses devenaient de plus en plus agréables. Je savais déjà que Mme Scoble considérait le Johnston qu’elle affirmait n’avoir jamais vu comme une nuisance. Et maintenant, il apparaissait qu’elle soupçonnait le Johnston qu’elle avait vu d’être un voleur sournois. Heureusement, nous étions presque arrivés à Rugby et je devrais bientôt pouvoir abandonner mes bourreaux inconscients.
À ce moment-là, la femme la plus âgée commença une recherche nerveuse et précipitée de son sac à main que les femmes en voyage sont si enclines à faire. Mme Scoble annonça, avec beaucoup d’inquiétude, que son sac à main avait disparu.
« — Il y a près de trente livres dedans, ma chère, ainsi que mon billet de chemin de fer ! Je suis parfaitement sûr de l’avoir mis dans ma poche après être montée dans le train.
« — Peut-être qu’il est dans votre sac de voyage, suggéra la nièce.
Mme Scoble nia que ce soit possible, mais elle chercha néanmoins dans tous les endroits où une bourse féminine aurait pu se cacher, sans le moindre succès.
— Elle a disparu ! s’exclama-t-elle finalement. Et je suis sûr que cet homme dans le coin a fait mes poches alors que je regardais par sa fenêtre.
— Il n’a pas pu faire cela, répondit la nièce, car je le regardais à ce moment-là et ni ses mains ni ses yeux n’ont quitté son journal.
— Ma chère enfant ! Pensez-vous être assez rapide pour observer les mouvements d’un pickpocket professionnel ? Cet homme a ma bourse, j’en suis parfaitement sûre. Et je le ferai savoir dès que nous arriverons à Rugby.
« Il était clair que je devais m’enfuir du wagon dès l’instant où le train atteindrait le quai de Rugby, avant qu’un policier puisse être appelé. Le train ralentissait déjà et je ramassai à la hâte mon manteau et mon parapluie et me préparai à me diriger vers la porte.
« — Non, monsieur ! dit Mme Scoble en se levant et bloquant la porte en plaçant simplement la moitié de sa vaste personne devant l’issue.
« Je vis tout de suite que le jeu était fait. Je ne pouvais pas l’écarter de mon chemin, et elle ne me laisserait jamais passer, à moins que je ne passe dans les bras d’un policier. Je me rassis avec le calme du désespoir et j’attendis l’arrivée du constable, que les gestes excités de Mme Scoble avaient appelé.
« — Cet homme m’a fait les poches, dit Mme Scoble dès que le policier ouvrit la porte. Fouillez-le et vous trouverez ma bourse en sa possession. Elle est marquée A.D.S. et contient quatre billets de cinq livres, deux souverains et de la monnaie, à côté de mon billet.
« — Qu’en dites-vous ? me demanda le policier, visiblement impressionné par la certitude de ma culpabilité.
« — Simplement que ce n’est pas vrai, répondis-je. Je ne sais rien du sac à main de cette dame, et je peux facilement vous convaincre que je suis une personne respectable.
« — Mon Dieu ! s’exclama mon accusatrice. Eh bien, ce type n’est pas sourd-muet après tout ! Agent de police, il a fait semblant d’être sourd-muet. Cela montre à quel point il est coquin !
« — Il faudra que vous m’accompagniez, dit le constable. Vous feriez mieux de vous taire, car il ne sert à rien de se disputer. Il faudra que vous veniez aussi, madame, et que vous portiez plainte contre lui.
« Je me levai pour suivre le policier, et mon pied heurta quelque chose qui gisait sur le plancher de la voiture. Je me penchai et je le ramassai. C’était le sac à main disparu.
« — Est-ce votre sac à main, madame ? demandai-je. Vous avez dû le laisser tomber en regardant par ma fenêtre.
« — Oh, je vois ! répondit le constable. Bien sûr, vous ne l’avez pas laissé tomber vous-même lorsque vous avez découvert que vous étiez attrapé ! Venez, maintenant, et ne tentez aucun jeu avec moi.
« — Attendez juste une minute ! dit la nièce. Ma tante, je sais que vous l’avez laissé tomber. Je me souviens maintenant que vous l’aviez dans la main quand vous êtes allée à la fenêtre. Il était dans votre main gauche, et cet homme n’aurait pas pu la toucher.
« — En êtes-vous sûre, mademoiselle ? demanda le policier.
« — Parfaitement sûre. Ce monsieur n’est en aucun cas coupable, et je suis sûre que vous ne songerez pas à l’arrêter. Ma tante, admettez que c’est une erreur. Pensez combien il est cruel de formuler une telle accusation si elle n’est pas vraie.
« Mme Scoble ouvrit son sac à main et trouva son contenu intact.
« — J’ai peur, commença-t-elle, qu’il y ait une erreur et que cet homme n’ait pas pris ma bourse. Je pense quand même…
« — Très bien, madame. Dois-je comprendre que vous ne portez aucune accusation ? demanda le policier.
« — Rien du tout, dit la nièce. Nous sommes vraiment désolées de vous avoir dérangé.
Puis, se tournant vers moi, elle ajouta :
« — Et nous sommes terriblement désolées de vous avoir contrarié.
« Je pensais que le terme de contrariété était plutôt inadéquat, compte tenu de toutes les circonstances, mais j’étais tellement ravi de mon évasion et de la manière dont la jeune femme était venue à mon secours, que je dis, et je crus sur le moment que je le pensais sincèrement, que cela n’avait pas la moindre conséquence.
« — Pourquoi nous a-t-il dit qu’il était sourd-muet ? C’est ce que j’aimerais savoir ! dit l’implacable Mme Scoble.
« — Je ne lui conseillerais plus de jouer à ce jeu, dit sévèrement le policier. Laissez-moi vous dire, monsieur, que si vous voyagez sous de faux prétextes, vous ne devez pas être surpris si vous vous trouvez en difficulté. Vous devrez me donner votre nom et votre adresse, au cas où il en résulterait autre chose.
« Je lui donnai mon adresse dès que je pus descendre de la voiture, et en même temps je lui donnai subrepticement cinq shillings pour qu’il ne donnât pas mon nom à Mme Scoble. Je montai ensuite dans un wagon de troisième classe, en tête de train, et me préparai à rencontrer mon ami John Scoble à la gare de Greencroft. Je savais que s’il me voyait, je devrais soit l’accompagner chez lui, soit lui raconter toute l’histoire. C’était un de ces hommes exaspérants qui insistent toujours pour que tout soit expliqué en détail ; et je savais qu’il ne se contenterait pas de ma simple affirmation que les affaires rendaient impératif mon retour immédiat à Londres. Quant à aller chez lui, je sentais que je préférais infiniment aller en prison. Rencontrer sa femme après qu’elle ait dit que j’étais une nuisance, que j’étais stupide et que j’avais l’air d’un voleur sournois, aurait déjà été une mauvaise chose, mais la rencontrer après qu’elle ait essayé de me faire arrêter pour lui avoir fait les poches, c’était plus que ce que le plus courageux des hommes aurait pu supporter. Si je pouvais seulement éviter Scoble et retourner en ville sans être reconnu, tout pouvait encore s’arranger. Mon seul regret serait de ne pas avoir pu remercier comme il se doit cette noble jeune femme qui s’était interposée entre moi et le policier.
« Je vis Scoble sur le quai alors que le train s’arrêtait à Greencroft, mais il ne me vit pas, car je m’étais caché derrière les rideaux de la voiture. Je l’observai jusqu’à ce qu’il ait le dos tourné, puis je bondis et je me précipitai dans le vestiaire, tout proche. J’avais espéré y rester jusqu’à ce que Scoble ait quitté la gare, mais je fus déçu. Le portier, constatant que je n’avais pas besoin de ses services, me soupçonna immédiatement d’avoir des visées sur les biens dont il avait la charge, et me dit que je ne devais pas rester dans le vestiaire. J’essayai de le soudoyer, mais cela ne fit que confirmer ses soupçons, et il m’ordonna brutalement de vaquer à mes occupations, faute de quoi il me ferait arrêter.
« Il y avait encore une chance. Si Scoble ne me voyait pas sortir du vestiaire, je pourrais me réfugier dans la buvette, où bien sûr aucune personne sensée ne songerait à me chercher. Quand je revins sur le quai, Scoble n’était visible nulle part. Je me précipitai vers la buvette et, retroussant le col de mon manteau et baissant mon chapeau sur mes yeux, je me mis frénétiquement à manger des sandwichs, espérant que personne ne pourrait me reconnaître dans cette situation improbable.
« Je restai dans ce refuge pendant un bon quart d’heure et je gâchai ma digestion pour le reste de ma vie, comme j’en suis maintenant convaincu. Puis, sûr que la voie devait être libre, je sortis sur la plate-forme et je marchai directement dans les bras de Scoble, qui attendait le prochain train, étant convaincu que j’avais dû rater celui par lequel j’étais arrivé.
« — Eh bien, vous êtes là, après tout ! s’exclama-t-il. Où diable étiez-vous caché ?
« Je murmurai quelque chose à propos d’un télégramme que je venais de recevoir me rappelant à Londres puis, voyant que Scoble était bouche bée, je me ressaisis suffisamment pour dire que je devais retourner immédiatement en ville.
« — C’est une question de vie ou de mort, vous savez, ajoutai-je. Je viens de faire savoir que je prendrais le prochain train.
« — Qui est malade ? Quel est le problème ? Montrez-moi ce télégramme, dit Scoble.
« Je fis semblant de regarder dans ma poche, puis je répondis que j’avais perdu le télégramme, mais qu’il venait de mon oncle, décédé subitement.
« — Il est mort subitement et vous a ensuite télégraphié ! dit Scoble stupéfait. Je dois voir ce télégramme. Venez au bureau et ils nous en donneront une copie. Ce disant, il me traîna au bureau du télégraphe et demanda à voir le message que je venais de recevoir.
« — Quel nom, monsieur ? demanda l’opératrice.
« Scoble lui dit que c’était Johnston.
« — Aucun télégramme n’a été reçu ici aujourd’hui pour un parti de ce nom, répondit l’opérateur.
« — Mais voici Johnston lui-même, s’exclama Scoble. Il l’a reçu il n’y a pas quinze minutes et a envoyé une réponse.
« — Je n’ai jamais vu ce monsieur auparavant, déclara froidement le fonctionnaire. Je ne lui ai jamais donné de télégramme et je n’en ai jamais reçu de lui.
— Johnston ! s’écria mon ami, qu’est-ce que cela signifie ? Êtes-vous devenu complètement fou ?
« — Je vous écrirai pour vous expliquer dès mon retour en ville, répondis-je. Je ne peux pas vous le dire maintenant. Le coup est terriblement soudain. Ne faites pas attention à moi. Je suis soumis à ce genre de choses.
« — Il est capable de voir son oncle mourir subitement, puis de lui télégraphier ! déclara mon ami, appelant l’univers en général à l’aider à faire face à cette déclaration étonnante. Johnston ! Vous n’allez pas bien. Rentrez directement à la maison avec moi et j’enverrai chercher le médecin.
« Ce que j’aurais pu dire ensuite, je n’en ai aucune idée, car une nouvelle épreuve m’attendait. La nièce était revenue et se tenait debout, me regardant avec perplexité d’abord, puis son oncle. Soudain, elle comprit tout le sens de la situation et dit :
« — Est-ce M. Johnston ?
« Elle éclata d’un rire incontrôlable.
« Il n’y eut jamais rien d’aussi contagieux et irrésistible que ce rire depuis la création du monde ; et l’éclat des yeux malicieux de la jeune femme aurait fait sourire Jean Calvin en train de brûler un hérétique. Je ne pus m’en empêcher et, un instant plus tard, je me joignis au rire de la jeune fille, tandis que Scoble nous regardait avec une expression presque effrayée.
« Sa nièce fut la première à parler.
« — Mon oncle, il y a eu une erreur qui aurait été parfaitement horrible si M. Johnston n’avait pas été un humoriste et n’avait pas vu le côté drôle de la chose. Ma tante est rentrée chez elle en voiture, car elle ne pouvait plus attendre, et nous rentrerons tous les trois ensemble. Alors, vous saurez tout.
« J’hésitai une seconde, puis je me dis que je rencontrerais cinquante tantes plutôt que de dire au revoir à la nièce. Je la suivis et fis face à la tante consternée et repentante. Et je restai toute la semaine à Greencroft. Quand je repartis, j’étais fiancé et j’avais déjà commencé à appeler Mme Scoble “tante”, en partie pour lui montrer que je n’avais aucune méchanceté, et en partie pour souligner le triomphe qu’avait remporté l’homme qu’elle avait traité de stupide.