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Max Daireaux : Le tendre meurtrier

mercredi 5 mai 2021, par Denis Blaizot

Ce conte a été publié dans Le matin du 9 novembre 1921 1921 .

Il s’agit en fait d’une farce policière. Car il est question d’une intention de meurtre. Et seulement de l’intention. Mais c’est bourré d’humour, et ça vaut bien les cinq minutes de lecture que vous allez y consacrer.

— Cher maître, je voudrais tuer ma femme.

— Et moi, je voudrais bien retrouver ma plume, répliqua le célèbre avocat, en renversant sur le tapis vingt-trois dossiers de couleur différente.

— Cher maître, elle est derrière votre oreille.

— Votre femme ?

— Non, cher maître. Votre plume.

— Tardieu ! C’est pourtant vrai Je me demande quel est l’imbécile qui est allé la cacher dans cet endroit ridicule. Vous disiez donc, monsieur ?

— Je disais, maître, que je voudrais tuer ma femme.

— Voilà une excellente idée ! Et que reprochez-vous, monsieur, à cette exquise créature ?

— Je crois vous l’avoir dit, maître : elle est ma femme !

— C’est juste. Je n’y pensais plus. Au reste, moi-même, je suis marié.

— Croyez, cher maître, que je prends part à votre malheur.

— Merci. Beaucoup de mes clients, monsieur, sont dans notre cas. Mais ils divorcent ; leurs femmes se remarient et c’est toujours à recommencer. Le divorce est une déplorable coutume. Il porte atteinte à l’intégrité de la famille, il fait naître entre les conjoints de cruels dissentiments, il est contraire à la morale et la religion le condamne.

— C’est pourquoi, cher maître, je voudrais tuer ma femme.

— Ce désir vous honore, monsieur, mais comment vous y prendrez-vous ?

— Ce sera un soir pareil aux autres soirs. Je l’abattrai d’un coup de revolver, pendant qu’elle priera, au pied de son grand lit.

— Ainsi, elle ira droit au ciel. Il est noble d’y avoir songé.

— Je n’y ai point songé et cela m’est indifférent. Le diable l’emporterait que je n’y verrais même que des avantages. Mais, toutes les nuits, tandis qu’elle fait sa prière, Clotilde — c’est mon épouse — gratte le tapis avec son orteil. Cela m’exaspère ! J’y résisterai peut-être encore trois jours, peut-être un mois, mais un soir, pan ! pan ! pan ! je n’y résisterai plus. Vous voyez, monsieur, que je suis calme.

— Ce sera un beau procès, et vous serez acquitté !

— J’y compte bien.

— Malheureusement, vous ferez plusieurs années de prison préventive, car la justice est lente. Elle est aveugle, mais elle est lente.

— Non, monsieur. Je ne ferai point de prison préventive. J’aime mes aises et je ne saurais changer mes habitudes pour une péronnelle.

— Vous passerez donc la frontière ?

— Point ! Mais vous, maître, vous m’obtiendrez un acquittement préventif. Ainsi, je pourrai accomplir avec sérénité un acte, violent, sans doute, dans son essence, mais infiniment doux dans ses conséquences.

— Un acquittement préventif ? C’est contraire à tous les usages !

— C’est dommage !

— Il est vrai. Mais pour que je puisse vous faire acquitter, il faut d’abord que vous soyez coupable. Je ne puis pourtant pas faire acquitter un innocent ; ce n’est point de mon ressort.

— Alors ?

— Alors, malgré tout mon talent…

— Votre immense talent !

— Je n’osais pas le dire. Malgré tout mon immense talent, tout ce que je puis faire, c’est préparer le procès, prendre date, vous faire inscrire au rôle et gagner ainsi du temps, si, toutefois, vous ne laissez pas passer votre tour.

— Serais-je libre avant les vacances ? Car je vais à la mer, en Bretagne.

— Joli pays. Mais il serait plus prudent, en ce cas, de renvoyer le crime après vacation.

— Croyez, maître, qu’il m’en coûtera.

— Il vous en coûtera d’abord cinq mille francs que vous allez me verser à titre de provisions pour les frais.

L’avocat souriait, la main tendue.

— Les voici, maître, et, désormais, je compte sur votre diligence.

— Soyez sans crainte. Le moment venu, je vous téléphonerai et vous agirez aussitôt.

— J’agirai, maître, j’agirai !

Il sortit. Il se sentait heureux, léger, presque veuf et disposé à toutes les indulgences.

Chez lui, une lettre l’attendait. Il reconnut l’écriture de sa femme, et, d’un pouce étonné, il fit sauter le cachet. Il lut :

« Mon cher Auguste. J’aime trop les oranges et les plumes d’autruche. Je veux vivre ma vie et m’appeler Manette, comme Salomon. Quand tu liras ceci, je serai loin, — loin ou près ? — cela dépend du but : l’honneur, la faute ou la place de la Concorde ? — Au reste, on se fait écraser partout, et tout le monde n’a pas des pékans dans son armoire. Ne sois pas triste, c’est inutile, et, surtout, ne t’arrache plus les poils du nez en public, cela te fait faire une horrible grimace. Si l’on te demande de mes nouvelles, tu diras : « Merci ! » Je t’embrasse comme je t’aime. Clotilde. »

Auguste, puisqu’il faut l’appeler par son nom, goûta l’amertume des vérités humiliantes.

— L’ingrate ! s’écria-t-il, que lui ai-je fait ?

Puis, il s’agenouilla sur le tapis, et, du bout du doigt, il caressa tendrement la petite tache d’usure blanche creusée par l’orteil aimé. Ses larmes coulaient. Il pleura toute la nuit, il pleura tout le jour et toute la nuit encore.

« Quand elle reviendra, je lui ferai un cadeau, se dit-il. »

Il connut ainsi l’immensité de sa douleur. Pourtant, il savait qu’elle ne reviendrait pas, et le Soleil était triste, ovale et percé de trois trous.

— Je lui ferai un cadeau, répéta-t-il, un beau cadeau que je payerai avec les cinq mille francs de l’avocat, car je n’ai plus besoin de procès.

Cette pensée l’apaisa. Il cessa de pleurer, alluma une cigarette et se coupa les ongles, car la douleur les amollit.

Puis, il retourna chez l’homme de loi, ainsi qu’il est écrit au livre des tarots.

— Maître, tout est changé. Je renonce aux assises.

— Auriez-vous transigé, malheureux ?

Auguste montra la lettre de Clotilde. L’avocat était connaisseur ; il fit claquer sa langue.

— Bravo ! C’est une grande amoureuse, et vous êtes libre. Évidemment, vous n’avez pas le beau rôle. Tuer est moins ridicule, mais ce n’est pas toujours facile. Tenez, moi qui vous parle, je ne suis pas un imbécile, eh bien… eh bien non, j’aime mieux ne pas vous raconter cette histoire, elle est un peu longue et, d’ailleurs, je ne me la rappelle plus. Allons, monsieur, au revoir, je ne vous chasse pas, mais je vous plains.

Auguste, debout, louchait vers le tiroir. Enfin, prenant courage, il bredouilla :

— Alors, maître… la provision ?

Et il tendit la main.

L’avocat la serra, débonnaire :

— Ne vous inquiétez pas, c’est très suffisant, très suffisant !

Il poussait Auguste vers la porte. Il le mit doucement dehors, puis, seul, enfin, il revint à son bureau en se frottant les mains :

— Très suffisant, très suffisant !

Ses petits yeux luisaient, inégaux ; le Soleil s’était caché et, dans un train, très loin, une femme blonde souriait…

Max Daireaux Max Daireaux Maximiliano-Emillo (Max) Daireaux (1882-1954) était un romancier, poète et journaliste de langue française né à Buenos Aires (Argentine), 28-07-1882 et mort à Montigny-sur-Loing (Seine-et-Marne), 29-07-1954.

Il écrivit aussi en espagnol.
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[1Max Daireaux (1882-1954) : écrivain de langue française né à Buenos Aires (Argentine), 28-07-1882 et décédé à Montigny-sur-Loing (Seine-et-Marne), 29-07-1954.
Il écrivit aussi en espagnol.

Si son œuvre n’est pas dans le domaine public, personne ne m’en voudra, je pense, de la ressusciter un peu avec cette nouvelle. En effet, aucun de ses textes n’a été réédité depuis de nombreuses années.