Accueil > Ebooks gratuits > Les contes des mille et un matins > Ludovic Naudeau : Le mouchard

Ludovic Naudeau : Le mouchard

mardi 13 avril 2021, par Denis Blaizot

Ce conte a été publié dans Le matin du 11 septembre 1920 1920 . Vous pouvez le retrouver sur Gallica.

... Quatre coups furent frappés, suivant le rythme convenu, au guichet de ma cellule et je devinai, aussitôt qu’il était là, lui, le mouchard ! Plusieurs de mes amis, pourtant, connaissaient aussi ce signal. Quand ils passaient dans le corridor ils m’appelaient de cette manière... Quatre coups : aucun gardien n’était en vue, je pouvais risquer d’entre-bâiller mon huis. Mais je ne songeai pas même à ces camarades, non, point du tout, j’étais obsédé par la physionomie du fourbe ; son rictus grimaçait dans ma fièvre, mes mains se crispaient, croyant tirer la pisseuse étoupe de sa barbe. C’était sûr, le mouchard était là, il me convoquait...

Tout en me mettant en mesure de faire jouer le verrou du vantail, je me représentais combien il serait délicieux de lancer, automatiquement, à travers le rectangle qui allait s’ouvrir, un de ces coups de poing roides par quoi une haine, longtemps accumulée, s’assouvit. Cela serait bon ! Oui, mais après ? Ah ! voilà. Le sentiment de cet « après » me rendait pusillanime.

Depuis six semaines déjà je me desséchais dans ce cachot de la vieille prison moscovite. Depuis six semaines j’avais été, à l’improviste, transféré d’une chambre commune de la geôle à ce cabanon où, dans l’isolement le plus rigoureux, s’étiolent, d’ordinaire, les grands criminels et les condamnés à mort. Pendant les quinze derniers jours de ma détention j’avais compris que j’étais soumis à l’espionnage, aux insinuations, au « cuisinage » d’un sbire de la commission extraordinaire. Installé dans la cellule voisine de la mienne, comme un véritable captif, ce « mouton » épiait mes souffrances : cherchant à m’arracher une défaillance, il feignait de me plaindre.

Je me hâtai de glisser, juste au-dessus du pêne vertical, en forme de biseau, qui fermait mon guichet, le manche soigneusement aminci et poli d’une brousse à dent. Un fameux outil, celui-là ; il m’avait coûté bien des journées de travail, mais, grâce à lui, les gardiens ne pouvaient plus me murer tout vif derrière le volet de mon hublot. Le verrou, refoulé, descendit, la tablette de bois s’abattit, un vide se fit à sa place et, aussitôt, la face jaune et flasque du mouchard s’y encadra. Derrière un binocle, mal posé sur un nez mince, ses yeux obliques, sournoisement tendres, avaient l’éclat pâle de petits losanges de porcelaine. Il me regardait avec compassion. On eût cru vraiment qu’il était fort apitoyé. Obligé, moi, sous peine d’aggraver ma situation, de faire bon accueil à ce misérable, je trépidais.

— Eh bien, Ludovic Ludovicovitch, comment vous sentez-vous aujourd’hui, murmura-t-il ?

— Assez bien, Piotre Vladimirovitch, répondis-je.

Je dois dire que le mouchard, pour mieux gagner ma confiance, s’était informé de mon prénom et de celui de mon père afin de m’adresser la parole, comme le font, invariablement, entre eux, les Russes. J’étais pour lui Ludovic, fils de Ludovic, et il tenait à ce que je l’appelasse Piotre, fils de Vladimir.

— Il faut continuer à espérer, Ludovic Ludovicovitch ; il faut concentrer toute votre volonté. Votre sort est bien triste, sans doute, mais ne renoncez pas à lutter. Vous voyez que je m’efforce de venir vous parler chaque fois que je rentre de la promenade. Le gardien, avant de m’enfermer de nouveau, s’est éloigné un instant ; hâtons-nous, il ne va pas tarder à réapparaître. Avez-vous réfléchi à ce que je vous ai déjà plusieurs fois conseillé de faire ? Pourquoi, en définitive, n’adresseriez-vous pas à Peters, président de la commission extraordinaire, une zaïavlenie ? Je vous assure que beaucoup de prisonniers, et des plus honorables, ayant eu recours à ce moyen ont, dans certains cas, obtenu, grâce à lui, leur liberté.

Nous y voici ! songeai-je. Peters, pour des raisons que j’ignore, tient décidément à m’arracher une déclaration écrite ; son compère est chargé de me décider à cette humiliante concession.

— Mais vous-même, Piotre Vladimirovitch, insinuai-je hypocritement, votre sort est tout aussi douloureux que le mien ; il vous faut un grand courage pour oublier ainsi vos propres épreuves et vous occuper d’adoucir les miennes.

— Oh non, Ludovic Ludovicovitch. J’ai été arrêté, moi, je vous l’ai déjà dit, à la suite d’un malentendu. Mon affaire va s’éclaircir et je serai relâché, car, enfin, que me reprocherait-on, à moi, humble maître d’école de Toula, indifférent à toute politique ? Mais vous, vous êtes depuis longtemps déjà dans cette prison, vous avez polémiqué contre le soviet, votre situation est alarmante. Qui sait quelle vengeance il n’exercera pas contre vous ! Prenez les devants ! Écrivez à Peters, expliquez clairement tout ce qui démontre que vous n’êtes pas fondamentalement l’ennemi de sa bande farouche. Quand je serai de retour à Toula, dans quelques jours, quand je serai près de ma chère femme et de mes deux petits garçons, ma joie sera plus complète encore si je puis me dire que je vous ai rendu service à vous, malheureux étranger, qui avez pâti si cruellement et si injustement loin de votre terre natale.

Le gredin augmentait son infamie en osant mêler des sentiments sacrés à sa comédie. Il était habile à feindre : ses prunelles, soudainement plus luisantes, avaient cette moiteur qui est comme la buée des sanglots contenus. Canaille !

— Mais, dis-je, vous devez bien comprendre, Piotre Vladimirovitch, que si je parle suffisamment votre langage, il me serait impossible de l’écrire assez correctement pour élaborer un tel document.

— Je vous offre volontiers de le rédiger pour vous. Précisez-moi seulement quels moyens de défense vous comptez employer. Chut ! À demain ! Fermez ! Le gardien vient !

Je me hâtai de clore mon guichet ; mon interlocuteur s’esquiva. Il y eut un bruit de gonds ; une clef grinça dans une serrure. Point de doute, le mouchard avait réintégré sa cellule. Toutes ces malices étaient par trop faciles à percer à jour. Le faux prisonnier avait simplement pour mission de m’amener à donner des détails précis par lesquels je croirais diminuer ma propre responsabilité en compromettant d’autres personnes. J’étais décidément tombé entre les mains de rusés maîtres chanteurs !

Je me laissai choir sur ma paillasse où je restai longtemps prostré, exaspéré, humilié par le sentiment de mon impuissance, bête humaine prise à la trappe et qui voudrait foncer, se ruer à coups de tête, coups de pied, mais que retient, d’autre part, la force d’une raison calculatrice, acharnée opposer des simulations aux simulations de l’adversaire. La nuit vint : dans mon insomnie je croyais entendre, de l’autre côté du mur, la respiration de mon ennemi, le mouchard !

Enfin je m’endormis et mon repos fut à peine troublé, vers l’aurore, par des piétinements dans le couloir ; je perçus confusément des bruits de portes qu’on ouvrait, des paroles brèves, oui, il me sembla bien aussi que des pas s’éloignèrent. Quand je m’éveillai, je ne me souvenais de rien. Plus tard seulement tout cela n’est revenu. Je m’attendais à entendre à mon guichet, ce jour-là, le signal martelé par l’espion. Mais vingt-quatre heures se passèrent, puis vingt-quatre autres, sans qu’il me donnât signe de vie. Et alors, alors seulement, je compris que les apparitions furtives du délateur m’avaient été bienfaisantes, car, après tout, c’était un homme, un homme à qui parler et, ne l’ayant pas vu, je me sentis plus désemparé dans le mystère de ma solitude. Le mouchard me manquait ! Enfin, je hélai un vieux gardien que je savais être, au fond du cœur, un ennemi des bolcheviki.

— Où donc est celui-là, vous savez, le jeune homme à côté de moi, Piotre Vladimirovitch ?

— Fusillé hier matin ! Vous n’avez pas remarqué son départ à quatre heures ?

Fusillé ! Ah ! misère de moi ! Une angoisse me harponna le cœur. L’espion n’était pas un espion ! La maladie de la suspicion réciproque est le poison des geôles politiques. Mon imagination avait sali un honnête homme, un innocent, un juste, un martyr ! Ah ! mon Dieu ! Et l’épouse de Toula ! Les petits enfants ! Horrible ! horrible ! Comment réparerais-je l’irréparable ? Mes yeux s’emplirent de larmes et je me jugeai lâche et misérable.

Ludovic Naudeau Ludovic Naudeau Ludovic Naudeau (1872-1949)
Né à Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais) le 05-03-1872 et mort à Pontoise (Val d’Oise) le 03-09-1949. Il fut journaliste au « Temps ». Il fut prisonnier des soldats du général Oku Moukden au Japon pendant une année (source B.N.F.)