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Ludovic Naudeau : Tu ne sais pas !

lundi 12 avril 2021, par Denis Blaizot

Ce conte a été publié dans Le matin du 18 mai 1921 1921 . vous pouvez le retrouver sur Gallica.

L’express ralentissait sa marche, la frontière était proche et l’acariâtre Flore, déjà, trouvait là un nouveau prétexte à humilier M. Poisset.

— Nous allons passer à la douane, disait-elle à son mari ; les malins parviennent à éviter la visite de leurs bagages, mais toi... Il faut savoir s’y prendre et, c’est un fait, tu ne sais pas ! Ne t’occupe de rien, je m’en charge !

« Tu ne sais pas ! » Encore ce sarcasme dont Flore fouaillait à tout propos M. Poisset. « Tu ne sais pas ! » lui avait-elle dit quand il avait voulu, à Bruxelles, donner son avis sur les chefs-d’œuvre du palais des Beaux-Arts. « Tu ne sais pas ! » lui avait-elle objecté quand il avait commencé à lui narrer les détails de l’occupation allemande. Partout, à la poste, à là banque, dans les magasins comme à l’instant d’emplir les malles, Flore avait accablé M. Poisset de son impitoyable « Tu ne sais pas ! »

Cette nouvelle dérision, relative à l’attitude qu’un homme habile doit avoir en présence des gabelous, fut la goutte d’eau qui fait déborder le vase elle fit concevoir à M. Poisset le désir de se venger. Pourquoi, d’ailleurs, Flore le houspillait-elle ainsi, tout à fait inutilement, puisque ni lui ni elle n’avaient rien à déclarer ?

Jeumont ! Visite de la douane !

Flore, sans attendre M. Poisset, sauta sur le quai.

— Beau morceau de femme ! murmura le maréchal de gendarmerie en voyant s’avancer cette grande brune aux formes abondantes.

Et le brigadier répondit :

— Superbe créature !

×××

Cependant, des employés avaient extrait du fourgon les lourdes malles enregistrées et ils les déchargeaient dans le bureau de la douane. M. Poisset savait que les agents de l’État en désigneraient, au hasard, quelques-unes ; les autres, sans même avoir été entr’ouvertes, seraient remises, en hâte, dans le wagon. M. Poisset, l’esprit rempli de ressentiment, considérait, du coin de l’œil, un vaste coffre jaune sur lequel étaient peintes les initiales de son épouse. Est-ce que les douaniers, subissant une fois de plus l’ascendant de Flore, allaient se borner à dessiner, à la craie, sur le dos bombé de cette grosse boîte, leur signe cabalistique ?

Là-bas, la belle Mme Poisset s’était débarrassée, avec un sourire, de l’indiscrétion des agents du fisc ; ses petits bagages portatifs n’avaient pas même été effleurés par leurs doigts. Elle triompherait tout à l’heure et, fière de son succès, elle lui décocherait, une fois de plus, son méprisant : « Toi, tu ne sais pas ! »

M. Poisset prit son parti : s’avisant qu’un des hommes à képi se trouvait non loin de lui, il murmura, près de l’oreille d’un vieux monsieur interloqué :

— Ah ! ces recherches de la douane ! quelle plaisanterie ! Tenez, regardez-moi cette grosse malle jaune, là-bas, avec les initiales A. P. ; non, vous ne vous figurez pas ce qu’il y a là dedans !

Puis M. Poisset, effaré, s’éclipsa, mais il demeura aux aguets. Il vit que derrière la plate-forme sur laquelle étaient posés les colis, les douaniers tenaient un conciliabule, une conversation animée s’engageait, entre Flore et les représentants de la loi. Mme Poisset faisait des gestes de dénégation. Enfin, le couvercle de la grande malle jaune se dressa, des dos verts se courbèrent et des mains investigatrices se mirent à palper la garde-robe de Flore. M. Poisset éprouva alors un sentiment de profonde allégresse. Quelle leçon d’humilité pour son altière épouse !

×××

Mais la fouille à laquelle les douaniers soumettaient les falbalas de Mme Poisset se prolongeait. Et puis, que signifiait cet attroupement ? Un inspecteur des douanes élevait jusqu’à son binocle des tissus blanchâtres accrochés à ses mains comme un écheveau qu’on va dévider. Que se passait-il donc ? Un appel monta :

— Étienne !

M. Poisset accourut. Mme Poisset bégayait :

— Une erreur... un malentendu... un oubli... Je n’y pensais plus... D’ailleurs, voici mon mari, il vous dira... Voyons, Étienne, explique à ces messieurs ! Tu me laisses là seule. Où étais-tu donc ?

— Vous êtes l’époux de madame ? dit l’inspecteur. Fort bien ! Il y aura deux cents francs de droits à payer sur les dentelles que madame entrait en fraude. Quant à la contravention, vous en aurez au moins pour deux mille francs. Les dentelles sont confisquées, ainsi que la boite de cigares. Vos papiers ?

Abasourdi, M. Poisset s’effondrait, une sueur froide coulait sur son front. Il murmurait :

— Des dentelles ! des cigares ! Ah ! oui, parfaitement ! Deux mille cinq cents... Oui, monsieur...

Heureusement, il était muni de documents attestant sa situation de commerçant solvable ; il était même porteur d’une lettre du député Lentrepié ; il dut, à ces références, de pouvoir, à temps, remonter dans le train avec Flore.

Quel coup ! songeait-il. Qui aurait pu s’imaginer cela ? Agir c’est bien, encore faut-il agir à bon escient. Contrebandier ! Je vais être condamné comme contrebandier !

— Voyions, Flore, pourquoi ne m’avais-tu pas prévenu ? Il fallait...

— Ah ! Laisse-moi ! Tu ne sais pas ! proféra Flore.

Et, emportant son nécessaire de toilette. elle alla cacher sa confusion dans le petit réduit dont la porte s’ouvrait au bout du wagon.

— Quel coup ! quel coup ! se répétait M. Poisset. Mais, puisque je ne fume pas, à qui donc rapportait-elle des cigares ?

Un gros poing frappa la vitre.

— Hé ! monsieur ! cria un gabelou. Des papiers tombés de votre malle pendant la visite. Vite, prenez, le train part !

M. Poisset abaissa en hâte le carreau de la portière. Les feuillets, mal pliés, sortaient de cinq ou six enveloppes ouvertes, expédiées de France. Une écriture d’homme y avait tracé cette adresse : Madame A. P., poste restante, Bruxelles. Des mots, des mots non équivoques assaillirent son regard ; une affreuse détresse l’étreignit. « On ne devrait jamais faire de farces », songea-t-il, et il enfonça rageusement les lettres dans sa poche.

Flore réapparaissait, achevant de se poudrer.

— Les cigares, déclara M. Poisset, vous croyez que je ne sais pas à qui vous les destinez ? Eh bien ! je le sais. Et ce que je vais décider dès notre arrivée, je le sais aussi !

Mais, en même temps, dans le naufrage de son bonheur, il songeait :

« Que ferai-le, en réalité ? Elle a raison ! Je ne sais pas ! »

Ludovic Naudeau Ludovic Naudeau Ludovic Naudeau (1872-1949)
Né à Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais) le 05-03-1872 et mort à Pontoise (Val d’Oise) le 03-09-1949. Il fut journaliste au « Temps ». Il fut prisonnier des soldats du général Oku Moukden au Japon pendant une année (source B.N.F.)