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Tristan Bernard : Histoire merveilleuse d’un vieux matelas

samedi 10 avril 2021, par Denis Blaizot

Ce conte à été publié dans Le Matin du 19 mai 1921 1921 .

Nous venions de lire dans un journal l’histoire traditionnel et toujours surprenante du vieux mendiant, qui laisse à sa mort un paquet important de billets de mille dans sa paillasse.

— Voilà, nous dit Tonnelet, qui me rappelle l’aventure du père la Vielle...

 » Il avait été ainsi surnommé par des gens de peu d’imagination tout simplement parce qu’il jouait de la vielle, depuis plusieurs années, sous une porte cochère de mon quartier. Il pouvait avoir dans les quatre-vingts ans, mais la suite d’enchères animées, menées par la fruitière, le commissionnaire et le balayeur, tous épris de merveilleux, on avait fini par lui adjuger cent cinq ans.

 » Il avait perdu une jambe, dans un accident quelconque, sous le second Empire, Pendant longtemps, il passa pour un mutilé de 1870 1870 . Pour donner à son infortune un regain d’actualité, il devint, en 1918 1918 , une victime des gothas.

 » Son principal client était mon jeune cousin Henri Picton, employé d’administration, marié depuis peu. Henri ne passait jamais devant le siège social du père la Vielle sans effectuer entre ses mains un versement de trois ou quatre sous, par compassion moins que par fétichisme.

Un soir, comme je dînais chez les Picton nous commentions une fois de plus ce fait divers récent et périodique d’un autre vieux mendiant subitement décédé, et dans la mansarde de qui on avait trouvé une fortune. On parla à ce propos du père la Vielle, et l’on émit cette opinion qu’il devait être, lui aussi, un de ces mendiants à surprise.

 » Il me sembla — me sembla-t-il vraiment ? ou est-ce un souvenir involontairement fabriqué, qui me revint par la suite ? — il me sembla que la bonne des Picton, Berrichonne aux yeux futés, nous écourtait avec intérêt...

Toujours est-il qu’elle prit des informations, et rapporta quelques jours après, à ma cousine Picton des tuyaux assez complets.

Le père la Vielle habitait, depuis des années, une petite chambre haut située dans un immeuble de Clignancourt. Il l’avait meublée lui-même avec un matelas, un buffet, et trois chaises dissemblables, le tout provenant d’un marché en plein vent.

 » D’après Octavie, l’invalide avait été très touché de la charité ponctuelle d’Henri Picton.

 » Elle révéla également que le père la Vielle était garçon, qu’il n’avait pas d’enfants reconnus, et qu’il avait le droit de disposer de tout son bien, n’ayant pas de descendants, ni probablement d’ascendants vivants.

 » Un jour Octavie apporta à ses maîtres une feuille de papier timbré, couverte de l’écriture vacillante de la Vielle, et signée de son véritable nom. Par ce testament olographe, il léguait aux époux Picton tous ses biens mobiliers.

 » — Il ne voulait pas que j’en parle à monsieur madame, et j’avais promis d’attendre sa fin pour vous montrer ce papier. Mais j’ai craint de le perdre, et j’aime mieux m’en débarrasser...

 » Le testament fut serré dans l’armoire de ma cousine. Les époux Picton n’étaient pas particulièrement crédules. Mais on ne sait jamais. Désormais, Henri augmenta sensiblement ses dons au père la Vielle. On lui fit tenir des effets à peine usagés. On exagéra parfois les commandes de boucherie pour prélever un morceau à son intention. Ces gracieusetés étaient faites avec le minimum d’arrière-pensée, bien plus par une gentille reconnaissance que par un instinct cupide. D’ailleurs, l’invalide semblait d’une solidité à toute épreuve. Il devait avoir des artères d’enfant, et des bronches vulcanisées. Passionné de son métier, il ne manquait pas, chaque jour ouvrable et même le dimanche, de s’installer sous sa porte cochère. Il dédaignait la pluie, la neige, le grésil, le vent, les cyclones et autres facéties atmosphériques. Il traversait les rues avec une adresse et une prudence parfaites. Il fallut vraiment qu’un autobus, dirigé par le Destin, montât sur le trottoir, au mépris de toute convention, pour venir à bout, par une attaque brusquée, de l’intombable vieillard.

 » Ce fait divers se produisit quelques semaines après la remise du testament aux époux Picton. Mon cousin fit valoir ses droits, et emporta chez lui le mobilier du père la Vielle.

 » Le matelas fut éventré en présence de quelques amis, dont j’étais, et de la malicieuse Octavie. Et l’on y trouva... vous devinez ?

— Rien du tout.

— Deux cents gros billets.

Tonnelet se tut. Un froid manifeste régnait dans l’auditoire...

— Alors qu’est-ce que ton histoire a de piquant ?

— Elle vous eût paru plus curieuse, si vous aviez pu voir comme moi le visage effaré de la bonne. Elle était absolument « assise », et le père la Vielle, s’il eût été là, se serait trouvé assis à son côté.
 » Et voici comment se reconstituait l’aventure, Il était vraisemblable que la Berrichonne et le vieux mendiant s’étaient mis de mèche pour monter un bobard aux petits Picton, afin de tirer d’eux quelques subsides. Or le sac de crin que l’invalide avait acheté au marché aux puces, il ne l’avait jamais ouvert ; il avait dû appartenir à un avare mort subitement sans pouvoir révéler sa cachette. De sorte que le père la Vielle avait traîné pendant des années une vie misérable, et venait chaque soir se coucher sur un matelas de deux-cent-mille francs. »

Tristan Bernard