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Edouard Dulac : Le fatal exorcisme

jeudi 8 avril 2021, par Denis Blaizot

Ce conte de presse est paru dans Le Matin du 13 mai 1921 1921 .

Il importe de savoir, pour l’intelligence de cette sombre et véridique histoire, qu’au début de l’automne, un berger pyrénéen du nom de Guilhem était descendu de la montagne avec son troupeau de chèvres et s’était fixé, pour l’hiver, à Cantocoucut-en-Gascogne.

Le jour, il laissait à travers les chaumes ou le long des talus pacager ses bêtes dont il allait vendre le lait à la ville ; le soir, il trouvait un asile, ici ou là, payant de quelques fromageons l’hospitalité d’une nuit.

Guilhem, avec sa tignasse délavée sous le petit béret brun, ses pantalons de gros cadis et sa biaude de toile grise, était un incomparable joueur de flûte.

Certains arbustes des haies et des bois lui fournissaient ses instruments qu’il fabriquait lui-même à l’aide d’un grossier couteau de poche, tannant à coups de manche l’écorce tendre, forant ensuite les trous et biseautant avec minutie l’embouchure. Quand il l’appliquait à ses lèvres rasées — qui étaient, à l’ordinaire, fort avares de paroles — et que ses doigts se mettaient à sautiller, lents où pressés selon le rythme, ce taciturne tirait de sa rustique syrinx des airs à faire pleurer.

La jeunesse de Cantocoucut voulut bientôt apprendre de Guilhem l’art du divin ̃Pan.

Le pasteur montagnard ne marchanda point ses leçons. On l’en récompensait en l’invitant partout, dans les métairies, aux réunions qu’égayait le pétillement du vin nouveau.

Et le vin finit par jouer de méchants tours au chevrier, trop longtemps gorgé de fades laitages pour ne point goûter sans modération le breuvage ardent des coteaux gascons. Il advint qu’on le ramassa presque chaque jour, ivre-mort, dans les fossés, cependant que le troupeau sans gardien errait à l’aventure.

Un après-dîner d’octobre, il avait pinté jusqu’au soir, en compagnie de Cadiche, qui délaissait un peu son violon depuis qu’il s’exerçait sur la flûte de Guilhem. Les chèvres étaient restées à brouter autour de l’église et il faisait déjà nuit quand le berger, titubant, essaya de les rassembler.

À ce moment, Jep venait de sonner l’angélus. Mais, quand il redescendit du clocher, il ne prit pas garde qu’un bouc s’était introduit dans l’église par l’entre-baillement de la grande porte et, sans méfiance, il referma celle-ci à double tour.

Le lendemain matin, le jour n’était pas encore levé quand Jep revint sonner ses cloches.

Le bouc avait passé la nuit dans la maison de Dieu, confortablement installé sur le tapis qui recouvrait les marches du maître-autel. Lorsque la clef du sonneur grinça dans la serrure, l’animal se dressa sur son séant et fixa Jep, terrifié.

À la clarté tremblotante de la veilleuse qui éclairait faiblement le sanctuaire, ce bouc, il faut l’avouer, avait un aspect de bête apocalyptique à glacer d’effroi de plus courageux que Jep. Ses gros yeux rouges semblaient jeter des flammes, sa barbiche aux poils noirs s’agitait, menaçante, et ses cornes, ses longues cornes projetaient sur l’autel blanc l’ombre de leur fourche fantastique.

À demi mort de frayeur, Jep referma précipitamment la porte et courut au presbytère encore endormi.

— Monsieur le curé !... monsieur, le curé, venez vite... Le diable est dans l’église !...

— Le diable dans mon église ? Je pense que vous rêvez, Jep !

— Je suis bien éveillé, monsieur le curé ! Je viens de le voir, debout devant le maître-autel.

— Ce n’est pas possible !

— Même qu’il a des cornes embrocher un bœuf, et des pieds fourchus, et un air, je vous en réponds, pas commode du tout...

— Eh bien !... nous allons donc exorciser le diable, si diable il y a...

Après s’être vêtu en hâte, le curé se munit d’un rituel où il rechercha les formules propices, d’un aspersoir qu’il humecta d’eau bénite, puis il se dirigea résolument vers l’église, suivi du sacristain affairé.

— Écoutez-moi bien, Jep : vous me direz les répons. C’est très simple quand je parlerai latin, vous répondrez « amen ! » quand je parlerai français, vous direz « ainsi soit-il ! »... Vous m’avez compris ?

— Oui... oui, monsieur le curé !

— Tenez, commençons nos exorcismes... Vade retro, Satanas !

— Amen ! répondit Jep.

— Fuyez, esprits immondes !

— Ainsi soit-il !

— Ab insidiis Diaboli, libéra nos, Domine ̃ !

— Amen !...

L’aube blanchissait le ciel, de l’autre côté de l’Arrats.

La lumière du jour naissant rendait quelque assurance à Jep. Pourtant, quand il enfonça la clef dans la serrure de la porte derrière laquelle, pensait-il, le diable veillait toujours, sa main était encore toute tremblante.

— Passez le premier, monsieur le curé ! fit-il à voix basse.

Le bouc, tiré, lui aussi, de son paisible sommeil, s’impatientait maintenant dans la solitude de l’église.

Aussi, quand le curé fit tourner la porte sur ses gonds, l’animal se précipita vers sa délivrance et, fonçant entre les jambes du prêtre, l’enleva sur ses puissantes cornes.

Une double clameur retentit :

— Le diable m’emporte ! hurlait, le curé. Le diable m’emporte !...

Et, fidèle à sa consigne, Jep, cloué sur place, ne cessait pas de répondre, à tue-tête :

— Ainsi soit-il !... ainsi soit-il !...

Édouard Dulac [1]


[1Edouard Dulac (1880-1944) est un poète, publiciste et romancier français né le 14-09-1880 et mort le 15-10-1944.(source BNF)