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Jacques des Gachons : Un drame dans le « Versailles direct »

dimanche 8 novembre 2020, par Denis Blaizot

Cette nouvelle a été publiée dans Le Matin du 13 août 1919 1919 , dans la rubrique des Mille et un matins. Malgré un titre qui pourrait vous faire attendre une histoire policière, il ne s’agit que d’une fable sociale... mais que j’ai trouvé suffisamment sympathique pour vous la proposer.

Le Versailles direct, qui part complet des Invalidées, a ceci de particulier qu’il s’arrête à l’Alma. Quel émoi, sur le quai en sous-sol de la petite gare, lorsque le train est signalé ! Les voyageurs anxieux, en petits tas le long du mur ou assis sur les bancs poussiéreux, s’agitent, puis s’espacent, en tirailleurs, le long de la voie. Chacun va bondir sur la poignée la plus proche pour s’offrir la joie de gagner Versailles debout ou assis de guingois...

Marcel Subriac, souple, agile, tout de gris vêtu, la petite barbe blonde en pointe, ouvrit brusquement une portière et s’effaça pour laisser passer sa jeune femme, dans sa gaine de tussor et souriante sous sa capeline de tulle. Au même instant, quelqu’un saisit ses bras et lui cria dans le dos :

— Ce vieux Marcel ! quelle rencontre ! Tu permets, je monte avec toi... Il y a des éternités !... Ah ! cette guerre ! Mais monte donc !... On va nous laisser sur le carreau...

Marcel Subriac reconnut la voix, essoufflée du gros Duranthon, le plus bavard de ses anciens camarades de lycée et qu’il rencontrait tous les six mois. Quelle déveine de ne pouvoir lui fermer la porte au nez ! Le train démarrait. Il n’y avait qu’à laisser le destin prendre ses ébats.

Lucie Subriac était assise au fond du compartiment. Une petite fille bien élevée lui avait tout de suite offert sa place, mais Lucie l’avait prise près d’elle, gentiment, tandis qu’une étrange pâleur envahissait son visage, si frais, si rose à l’ordinaire.

Marcel en arrêta le signe qu’il allait lui adresser. Poussé par le gros Duranthon, il avança entre les inconnus aux sourcils froncés deux tout jeunes officiers tout enguirlandés de fourragères, une dame courageusement pastellisée, un couple d’amoureux franco-allié, quelques silhouettes imprécises... Obligeamment, deux voyageurs soulevèrent les appuis tapissés de drap gris. C’est alors que le jeune homme aperçut à gauche de l’un de ces appuis, rigide, son visage glabre hermétiquement fermé, ses doigts gantés, joints sur le pommeau de sa canne d’argent, l’oncle et tuteur de sa femme ; le terrible oncle, l’irréductible tuteur dont leur mariage brusqué les avait « à jamais » séparés.

Il dut s’asseoir presque en face de lui. Duranthon prit l’autre place libre en s’écriant, car il avait l’habitude de s’exprimer à haute voix :

— En lapin ! Eh ! nous avons encore de la chance. Je voyage d’ordinaire comme le héron, debout, tantôt sur une patte, tantôt sur l’autre, le fond de mon pantalon tourné du côté de la verdure... Je vois à ton visage que tu manques d’entraînement. Ah ! si tu habitais Versailles... Car tu ne l’habites pas encore, que je sache... Je connais tout le monde, je veux dire les gens qui comptent...

Marcel ne put réprimer un mouvement de crainte. Il n’osait regarder du côté de sa femme, encore moins vers la « statue du commandeur » dont les genoux frôlaient presque les siens. Duranthon, bajoues tressautantes, parlait, parlait...

« Dire que c’est moi, songeait Lucie Subriac, qui ai eu l’idée de cette fugue dans mon cher vieux Versailles... »

« Voilà ma chance, ronchonnait, les yeux mi-clos, les lèvres pincées, le commandeur, pour une fois que je vais à Paris, il faut que cet affront me soit offert !... »

« Bien visé, avouait Marcel. Il y avait cinq wagons de première, donc vingt compartiments : dix-neuf de tout repos autour de celui-ci. Et coup double, grommela-t-il en regardant Duranthon, qui s’escrimait à accrocher un sujet de conversation... Hélas ! notre pauvre anniversaire, notre tour de parc au crépuscule, les belles solitudes versaillaises. »

— Tu m’entends, Marcel ? Tu es dans ce monde ou dans l’autre ? Ah ! par exemple !...

Le gros bavard était tombé en arrêt :

— Monsieur Fournereau ! Excusez-moi de ne vous avoir pas vu immédiatement. J’étais trop près de vous ! distrait par l’heureuse rencontre d’un de mes plus chers condisciples. Vous permettez... Mon vieil ami Marcel Subriac : monsieur Fournereau, trésorier de notre académie.

À la désolation de Duranthon, ces messieurs firent comme s’ils avaient été sourds. Alors il insista :

— Mon ami Subriac, le peintre des Jardins.

— Je sais, articula enfin M. Fournereau, j’ai entendu parler de monsieur.

— Ah ! je me disais aussi, un homme averti comme vous l’êtes ne peut ignorer un garçon de talent comme Marcel... Au lycée, nous nous sommes toujours suivis, suivis est le mot il était d’ordinaire avant-dernier, le dernier rang m’était spécialement réservé, sauf en gymnastique où je le dépassais de plusieurs encolures, et en dessin dont je m’étais fait exempter pour ne pas l’empêcher de décrocher la timbale... Nous étions deux cancres avec des spécialités... Depuis... Pourquoi hausses-tu les épaules ? Depuis je suis devenu historien, grâce à la galette et à la bibliothèque de papa. Et toi, pauvre, mais honnête, il te faut travailler pour vivre ; mais tout ça, c’est d’avant le déluge... Je suis intact malgré les gothas, et toi tu m’as l’air d’avoir conservé tous tes membres. Tu as même à ta boutonnière une sorte de ruban...

— Je t’en prie...

— Monsieur Fournereau, vous avez en face de vous un jobard de l’espèce la plus dangereuse, pour elle-même. Il est capable des plus belles folies et des sottises les plus carabinées. Il prétend que l’argent ne compte pas, que l’on doit se marier par amour et autres balivernes qui conduisent au plus morne célibat... Tiens, tiens, mais non, une alliance ! Trop tard pour la fourrer dans sa poche... Ah ! Ah ! Brune ? comme tu assurais que devait être l’amie d’un peintre moderne ? Les blondes étant réservées aux poètes... Mais laissons le passé et ta vie privée... Comme peintre, tu appartiens à tout le monde. Où en es-tu ? Qu’est-ce que la guerre t’a inspiré ? Et tout ce que tu avais amassé avant, quand le sortiras-tu ? Ah ! monsieur, quelles surprises il nous réserve ! Et vous, monsieur Pournereau, vos travaux sur Mansard ? Quand nous lirez-vous votre manuscrit ? Et mademoiselle votre nièce, comment se porte-t-elle ?

M. Fournereau assujettit son lorgnon d’écaille sur son nez et prononça lentement

— Je l’ai perdue, monsieur.

— Perdue ? Depuis quand ? Vous me voyez désolé... Personne n’a su... quelle perte... mademoiselle Lucie ! Je n’ai pas oublié son nom. Quelle délicieuse jeune fille. Tout enfant, elle ne marchait ni ne riait comme une autre personne. Si elle avait vécu, elle n’eût pas fait le mariage de tout le monde. Ah ! mon vieux Marcel, dans le parc, elle était chez elle ! Une princesse du grand siècle... Ta muse en personne... Mais ton ourserie et tes chers principes ont dû te conduire à épouser la fille de ton marchand de châssis dans quelque petite rue de Montparnasse... Bon, le tunnel ! Et, bien entendu, l’électricité s’éteint. Ah ! le progrès...

Dans l’obscurité, Marcel prend tout à coup une résolution. Il en a assez. Il appuie un doigt sur le genou de son vieux camarade et, se penchant vers lui, il murmure, comme on mâche une gomme pour se faire les muscles :

— Si tu ne te tais pas, je te bouffe le nez...

Duranthon porte la main à son triple menton. Il ne comprend pas, sauf que l’accent de Marcel n’admet pas d’atermoiement. Il se tait et le silence est tragique.

Lucie sent les larmes lui sortir des yeux. M. Fournereau se redresse et son visage se fige en une gravité qui fera impression dès que le jour aura reparu...

Versailles, tout le monde descend sans doute. Mais aussi tout le monde veut monter. Le quai est noir, kaki, fleuri, bousculade. Les Subriac sont déjà loin. Comme ils fendent la foule aisément... Duranthon glisse en voulant sauter et le voici qui tourne sur lui-même, grosse toupie cinglée par une corde invisible.

M. Fournereau l’attend à l’écart, la canne au poing, sur la hanche, comme si les académiciens des sciences morales de Seine-et-Oise portaient aussi l’épée.

— Monsieur Duranthon, pour un historien local, vous manquez vraiment d’information. Vous mériteriez que je demandasse votre radiation de nos cadres...

Et bien droit, sa canne martelant l’asphalte, M. Fournereau gagne la sortie, tandis que le gros Duranthon, pris dans un remous de joyeux Américains, manque d’être entraîné dans un autre wagon et de retourner à Paris.

Jacques des Gachons