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Maurice Renard : M. d’Outremort
dimanche 25 octobre 2015, par
Synopsis : M. d’Outremort, fou de rancœur et de haine envers les habitants du village sis à quelques centaines de mètre de son château, organise un massacre mécanisé lors de l’inauguration de la statue d’un révolutionnaire qui a causé la mort de deux de ses ancêtre.
Présentation de l’auteur : Maurice Renard est un des auteurs phare de la belle époque. Né en 1875 1875 , décédé en 1938 1938 , il fut l’ami de Colette, Monterlant, etc. Très prolifique, on lui doit de nombreux romans et nouvelles relevant des littératures de l’imaginaire. Son premier recueil de nouvelle, Fantômes et Fantoches, parait en 1905 1905 . Le Dr Lerne, sous-dieu, son premier roman parait en 1908 1908 . Celui-ci est dédié à H.-G. Wells. Maurice Renard l’écrit clairement dans son introduction.
Vous pourrez trouver quelques-unes de ses œuvres en téléchargement légal sur internet (en particulier sur http://www.noslivres.net/ et http://www.archive.org/index.php ou sur http://gallica.bnf.fr/ )
Mon avis : Je vous propose aujourd’hui de découvrir M. d’Outremort, un gentilhomme physicien.
Vous vous doutez bien que si j’insère le texte de cette nouvelle dans mon article, c’est que j’en pense du bien et que je n’en suis pas à mon coup d’essai avec cet écrivain fameux qui mérite que vous le découvriez.
Cette nouvelle est intéressante, même si j’ai trouvé que le thème était sous-exploité. En effet, la scène finale est traitée trop rapidement, mais un développement plus important de celle-ci en aurait fait ouvertement une histoire gore qui n’était apparemment pas du goût de l’époque.
M. d’Outremort, un gentilhomme physicien
Extrait des « Souvenirs » de M. de la Commandière à la date du 15 juillet 1911 1911 .
Les journaux du matin ne se privent pas d’épiloguer sur un drame étonnant qui s’est passé hier et dont j’ai fort bien connu le héros, un certain marquis Savinien d’Outremort.
Il fut mon condisciple à l’École Polytechnique, où je l’aperçus pour la première fois de ma vie. Nous nous liâmes d’amitié avec assez de promptitude, poussés en ceci par notre commune gentilhommerie, qui n’était pas dans les titres et les noms, comme il arrivait déjà trop souvent, mais dans les croyances, l’air et le sang.
Aussi bien, je crois avoir été le seul ami de M. d’Outremort. Le nom sépulcral qu’il porte l’avait d’abord désigné à l’éloignement de nos camarades ; sa personne, au surplus, ne provoquait pas les avances. Il était beau, certes, mais singulièrement, d’une beauté à la fois cruelle et archangélique. Sa mine était toujours d’un séraphin courroucé, d’Azraël en un mot, l’Ange Exécuteur. Il devait garder jusqu’au déclin de l’âge mûr ce visage d’éphèbe et cette expression justicière qu’il offrait à nos yeux de vingt ans ; devenu sexagénaire, il semblait être encore ce qu’il était dans ce temps-là : un jeune homme noir et silencieux.
Sans doute faut-il attribuer à la sévérité de ses dehors la déférence inhabituelle et mêlée de crainte qu’il inspira bientôt à chacun de nous et que je ne saurais mieux comparer qu’au respect dont on entoure, à l’accoutumée, ceux qui furent les acteurs d’événements formidables.
Cependant – je ne tardai pas à l’apprendre de lui-même – il n’avait jamais rien perpétré que d’ordinaire, pas plus que nul de ses ancêtres. Leur nom, ajouta-t-il, ne venait pas de quelque vieille aventure fantastique, et tirait sa consonance actuelle tout bonnement d’une corruption étymologique, l’n d’Outremont s’étant mué en r à force d’être mal prononcée par les habitants du marquisat.
Cette confidence n’eut point le pouvoir d’affaiblir à ma vue le prestige de M. d’Outremort, et comme je n’éprouvais pas moins de vénération à son égard depuis que je savais le néant de ses jours accomplis, je pris l’habitude de le considérer à la façon d’un homme prédestiné, à qui la Fortune réserve ses faveurs les plus éclatantes. Bonaparte à Brienne, si l’on veut.
Or, en dépit de mes pressentiments, M. d’Outremort a vécu dans l’obscurité ; et je doute à présent s’il connaîtra la gloire ; car ce mot ne saurait désigner l’espèce de réputation éphémère, affreuse et bizarre qu’il vient d’acquérir, et dont la cause, au demeurant, pourrait bien être celle de sa fin prochaine.
Le plus curieux, c’est qu’il semble fort qu’il n’ait tenu qu’à lui d’être une illustration de ce siècle-ci. On va voir comment.
Au sortir de École, tandis que mon goût me portait à l’Inspection des Finances, M. d’Outremort, pourvu de rentes non chétives, entreprit des recherches privées dans le domaine de la physique. Dirigées plus spécialement vers l’électricité, elles donnèrent lieu à de remarquables découvertes. Au vrai, c’est, paraît-il, à M. d’Outremort que nous devons les principes de la « télémécanique ». Je ne suis point trop versé là-dedans, mais on s’est chargé de m’instruire. Il faut entendre par « télémécanique » la science de gouverner les machines à distance, sans fil et par la seule entremise des ondes dites « hertziennes », qui sont dans l’espace.
Si j’en crois les hommes compétents, il y avait là de quoi mener au comble la renommée de l’inventeur, pour peu qu’il suivît son invention et qu’il la manifestât plus réellement que par des formules. Pourquoi mon ami laissa-t-il à d’autres ingénieurs le soin d’utiliser sa trouvaille ? Les torpilles télémécaniques, que l’on fait évoluer à plusieurs kilomètres de soi, sont aujourd’hui d’un usage courant, m’a-t-on dit. Que n’est-ce M. d’Outremort qui les manigança ? Et comment n’a-t-il pas même indiqué les autres utilisations pratiques de sa théorie, que l’on imagine aisément et fort nombreuses, tout profane que l’on est ?
M. d’Outremort a toujours été fantasque. Extrême descendant d’une lignée qui sort de la nuit médiévale, dix siècles de noblesse pèsent sur lui du poids de leur écrasante hérédité. Dix siècles de noblesse, c’est-à-dire, avouons-le, mille ans de vie affinée et raffinée ; mille ans de tracas, de préoccupations, d’ardeur ambitieuse ; un millénaire de superbe, de passions et de débauches. Chaque génération d’Outremort fut un pas de leur race vers ce que d’aucuns nomment perfection de l’être, et la plupart dégénérescence. Car vous ne sauriez parcourir la suite de leurs unions et noter, parmi elles toutes, une seule de ces bonnes mésalliances roturières qui, de loin en loin, renouvellent si à propos le sang trop vieux d’une maison. Point non plus de bâtards issus de maîtresses rustiques ou d’amants plébéiens. Rien que des nobles sortis de nobles. C’est une grande calamité pour un lignage. Les la Commandière se sont bien gardés d’un tel écueil, où les Outremort ont failli. – Voilà pourquoi le marquis Savinien, mon camarade, hérita de ses aïeux une âme d’outrance et de sensibilité, où le génie parfois s’entache de berlue dans une équivoque troublante. Avec lui, l’arbre généalogique le plus altier des Vosges aboutit à un rameau précieux et morbide ; rinceau d’élite ou branche monstrueuse, l’intérêt qu’il provoque demeure ambigu ; on balance s’il en faut admirer la rareté ou déplorer l’anomalie.
Partant, nulle famille de France ne possède à si haut degré l’esprit de caste. Et il faut dire que ce sentiment-là fut entretenu chez elle par un état de choses assez peu banal et qui ne se voit guère autre part.
Aussi loin qu’on remonte le cours de ses annales, on ne cesse de relever la trace d’un éternel désaccord entre les seigneurs du nom et leurs vassaux. L’histoire du fief n’est qu’une violente kyrielle de jacqueries et de répressions, de rébellions et de châtiments, drame interminable dont l’acte le moins tragique n’est pas ce qu’il advint, en mil sept cent quatre-vingt-treize, de l’ambassadeur François-Joseph d’Outremort et de sa sœur la chanoinesse, le trisaïeul et la grand-tante de Savinien.
Trop hautains pour émigrer comme leur fils et neveu Théophane, les deux vieillards, n’ayant pas quitté le château paternel, vaquaient l’un à ses gestions, l’autre à ses aumônes, parmi les atrocités de la Révolution provinciale. Et terrible – plus terrible qu’en aucun lieu de la République – fut la Terreur sur les biens d’Outremort. Après tant d’émeutes, Jacques Bonhomme était passé maître ès art. Les croquants furent impitoyables. Ils étaient menés par un furieux patriote, nommé Houlon, qui joua céans le rôle de Carrier à Nantes. Sur son décret, les sans-culottes et les tricoteuses du pays s’emparèrent de l’ambassadeur et de la chanoinesse. Mille dérisions leur étaient réservées. Pour finir, on les pendit à la lanterne d’un pignon, sur la place du village, au pied du manoir. Un féal serviteur les décrocha nuitamment, leur donna la sépulture de tradition, dans le château. Le Consulat vit cet homme de bien restituer l’apanage au marquis Théophane retour de Coblentz, où il y a chance qu’il ait fréquenté Ludovic de la Commandière, qui est à l’auteur de ces lignes ce que Théophane est à Savinien d’Outremort.
Celui-ci, même adolescent, n’aurait pu vous conter tout cela sans amertume. Sa voix tremblait de colère au récit de l’exécution de l’ambassadeur et de la chanoinesse. La rêverie occupait de ses heures plus qu’il n’eût fallu, et dans sa rêverie la déchéance des siens, l’hostilité de la canaille contre les châtelains successifs d’Outremort tenaient trop de place.
Cette obsession, toutefois, lui resta secondaire un assez long temps, et l’amour de la science l’emporta sur un tel souci dans les pensées de M. d’Outremort jusqu’au jour que son père, le marquis Fulbert, expira.
Le marquis Fulbert ! Il n’avait jamais été que louvetier, en tout et pour tout. Mais il le fut – passez-moi le tour – au maximum. J’évoque aisément sa dégaine de hobereau solide, fruste et bougon, toujours guêtré de cuir et de crotte, toujours sentant la poudre, la plume et le poil. Rien ne l’amusait, que la chasse. Il y employait tous les instants qu’il ne remâchait pas son dégoût de la démocratie gouvernementale et son regret des rois. Ses gardes, choisis comme des pugilistes, se montraient durs aux maraudeurs ; ils en avaient l’ordre, sous peine de renvoi. Leur maître passait sur les braconniers sa fureur d’aristocrate contre la racaille triomphante. – Un soir, il y a quinze ans, le louvetier fut trouvé raide mort au coin d’un bois, le sein criblé de chevrotines.
Je pris part à la cérémonie de ses obsèques. Nous le déposâmes non loin de l’ambassadeur et de la chanoinesse, au milieu d’une quantité d’ancêtres, dans la crypte qui s’arrondit sous la chapelle du manoir.
Savinien supporta de travers ce nouveau coup du sort. Il mit tout en œuvre pour venger la mémoire de l’assassiné. Faute de preuves, cependant, voici les assassins lâchés ; et mon ami de tourner à l’hypocondre. À dater de cette affaire, il se claquemure dans Outremort, et jamais plus on ne l’en voit sortir. Il cesse dès lors toute participation active au mouvement scientifique ; du moins, s’il continue de besogner, est-ce à la dérobée, attendu que les académies ne reçoivent plus communication de ses travaux. Les uns le prétendent fini ; d’autres l’accusent non d’oisiveté mais simplement de mutisme, disant qu’il ne prive sa patrie du résultat de ses expériences qu’afin d’en frustrer le Régime. On l’oublie peu à peu.
Il avait épousé – vers mil huit cent quatre-vingt-quatre, si j’ai bonne mémoire – sa cousine d’Aspreval, qui mourut en couches l’année suivante. Leur fils, le comte Cyril, trépassa voici trois ans. La dernière fois que j’entrepris le voyage d’Outremort, ce fut pour lui rendre les suprêmes devoirs. Car c’est une chose digne de remarque et passablement sinistre que mes relations avec le marquis ne soient jalonnées que de funérailles.
C’était donc en mil neuf cent huit. M. d’Outremort ne quittait pas plus son château que le pape le Vatican ; mais, redoutant les excentriques, j’avais perdu le souci de sa rencontre. Il m’apparut alors dans toute la perfection de sa noirceur et de son étrangeté. Son masque raphaélique aurait bien servi de modèle à quelque cire figurative de la Rancune ; que dis-je ! ne semblait-il pas cette cire elle-même ? – Il attribuait son récent malheur à l’insatiable scélératesse des campagnards ; et j’estime qu’il avait raison. Feu le jeune comte Cyril, sportsman aventureux, pratiquait l’automobile à grande vitesse. Nombre de poules et de barbets roués, plusieurs vilains frôlés de trop près, il n’en avait pas fallu davantage pour mal famer le véhicule cramoisi, qualifié double-phaéton par nos carrossiers, sur lequel il brûlait le macadam de la République. Une nuit qu’il rentrait au château, un fil de fer, tendu à la traverse, l’avait abordé sous le menton. Le fil s’était rompu, grâce à je ne sais quelle Providence capricieuse qui ne s’obstina point au-delà de cette rupture à la protection du blessé. En effet, à la suite de l’ecchymose, des complications survinrent. Favorisées par l’humeur appauvrie de cette gent, qu’un intermariage venait encore de gâter, elles avaient anéanti l’espoir du blason. Tant de quartiers échéaient à ce pauvre terme, à ce piètre oméga. Savinien restait seul ; et, par une coïncidence frappante, la crypte n’avait plus de vide qu’un tombeau.
M. d’Outremort me retint devant son propre sarcophage quand l’assistance eut remonté. Bon gré mal gré, j’entendis ses récriminations. Il s’excitait à mesure qu’il monologuait. La scène devint rapidement théâtrale.
Nous étions au fond d’une vaste tour souterraine, humide et glaciale. La muraille se carrelait de sépulcres, et sous les pas de Savinien les dalles funéraires sonnaient creux. Il allait et venait. Un soupirail – une grille – pratiqué au-dessus de nous dans le pavage du chœur de la chapelle, versait en ces lieux une pénombre grise, à peine un demi-jour de cave ; la fumée de l’encensoir achevait de s’y perdre en écharpe onduleuse, telle une longue et vivante toile d’araignée ; son arôme ecclésiastique s’accordait admirablement avec l’odeur caverneuse et mortelle de l’impasse. Les doléances du marquis s’élevaient sourdement, l’air de la tombe étant un milieu de silence, et sourdement résonnaient les noms des morts qu’il haranguait un par un. Je l’apercevais circulant autour de la rotonde parmi la ténèbre imparfaite, désignant les épitaphes dans l’ordre des décès, prenant les chevaliers, les menins, les connétables, les écuyers et les mestres de camp, les chambellans, les dames d’atour, les maréchaux, l’ambassadeur, la chanoinesse, le louvetier et le comte Cyril à témoin de son infortune, et jurant à leurs mânes qu’il les revancherait, sur son salut éternel.
Moi, cependant, je croyais les voir, tous ces trépassés environnants, couchés dans l’armure ou l’uniforme, l’habit de cour ou le manteau du Saint-Esprit. À cette apparition, je sentais un malaise m’envahir, l’humidité me transpercer plus avant et me glacer d’un froid nouveau. Je tâchai de calmer au plus vite l’emportement du marquis… Son exubérance tombée, une stupeur l’accablait. Nous quittâmes enfin la crypte, et le soir même je m’étais esquivé, gardant de M. d’Outremort la plus pénible impression.
L’épisode tombal auquel je venais d’assister se renouvela maintes fois dans la solitude. J’ai su, en effet, que M. d’Outremort partageait sa vie entre la crypte et l’atelier. Le cœur plein de ressentiment et l’âme remplie de science, il passait, disait-on, de l’un à l’autre, méditant par-ci, travaillant par-là, sans que personne pénétrât l’objet de ses extases ni le but de ses études. Il passait de l’un à l’autre, comme d’un regret invincible à une espérance sans joie ; et le manoir ancestral où sa race allait s’éteindre avec lui n’avait jamais été si lugubre.
Et pourtant, ce fut toujours un triste logis que celui-là. Les Outremort du onzième siècle l’ont bâti sur un mont, centre de leurs mouvances. Imaginez, au cœur d’une sombre forêt, un sombre rocher colossal dont la cime serait taillée en forteresse, voilà le château d’Outremort au sommet de son assise. Ce morne qui s’achève en architecture, ce basalte sommé d’une foison de tourelles pointues, cela fait rêver de stalagmites cyclopéennes. Enténébré, féodal et gigantesque, élégiaque et romantique, avec je ne sais quoi de fabuleux – rhénan, pour tout dire d’un mot, – on croirait une imagination de Gustave Doré pour situer le plus angoissant des contes de Perrault ; ou mieux peut-être : l’original d’un de ces croquis effarants que Victor Hugo traçait à l’encre, au café, à la suie, selon sa fantaisie redoutable, et qu’il eût appelé Heppeneff ou Corbus.
Si l’extérieur de ce burg vosgien semble géologique, l’intérieur en est monacal. Des galeries soutenues d’arceaux y font communiquer entre elles des chambres voûtées et des cours pareilles à des cloîtres. Nul décor mieux approprié aux marches pensives d’un solitaire chargé de savoir et de mélancolie, décor d’Edgar Poe hanté par une création d’Hoffmann – château Usher.
M. d’Outremort m’y convia fréquemment du vivant de notre jeunesse, le marquis Fulbert étant là qui chassait. Je n’aimais pas m’y rendre, et j’en sortais à tout coup avec soulagement, comme si j’échappais à un grand malheur. La proximité de cette foule défunte répandait par l’édifice une atmosphère de gêne et d’inquiétude. À mes yeux, la crypte se prolongeait dans toute la citadelle ; ses relents d’église et de catacombes montaient, pour mes narines, jusqu’aux greniers. Je déclinai sans autre motif plus d’une invitation à courre le cerf en forêt d’Outremort, et j’ai toujours évité de coucher dans cette demeure qui n’a point de lit où quelqu’un ne soit mort.
Ainsi je me souviens du burg. Ainsi je me rappelle le burgrave étonnant qui mena au vingtième siècle une existence anachronique de grand seigneur alchimiste, romane et moderne, romanesque et laborieuse – comme légendaire.
J’ai fait allusion ci-dessus au village qui se trouve à côté du château : Bourseuil. Présentement chef-lieu de canton, il fut naguère très humble hameau terrassé par le voisinage énorme d’Outremort. C’est qu’il n’a cessé de croître à partir du dix-septième siècle, à la barbe des châtelains, qui ne voyaient pas sans irritation toute la rancœur de la contrée se centraliser sous leurs murs. Ils n’y pouvaient mais. Bourseuil prospéra. Ses principaux luttèrent contre une suzeraineté que l’on baptisa tyrannie. Dans cette bourgade ultra-républicaine, le sanguinaire Houlon établit son quartier général et fit jouer la guillotine du district, après la pendaison de l’ambassadeur et de la chanoinesse.
Ayant relaté ce qu’on vient de lire, je laisse à penser l’état de M. d’Outremort quand il apprit dernièrement qu’une statue à l’effigie de Houlon serait élevée sur la place même de Bourseuil. On l’apercevrait du château. La souscription publique était ouverte.
De cet instant, il paraît que M. d’Outremort – que je n’ai plus revu – alla jusqu’à dépasser cette perfection de lui-même, ce superlatif de la personnalité, dont j’ai déjà touché deux mots. Il s’abîma dans le labeur et la contemplation. Néanmoins, ses domestiques observèrent que maintenant, de la crypte et de l’atelier, celui-ci l’attirait davantage. Il l’agrandit de toute une immense remise à voitures, où deux chaises de poste et un tilbury côtoyaient le break du louvetier Fulbert et l’automobile rouge du comte Cyril. À toute heure, on entendait venir de là des bruits de lime et d’enclume. C’était Monsieur le marquis faisant le serrurier et le forgeron, pour user sa peine et marteler son cœur… Ce qu’il fabriquait n’avait pas d’importance, en vérité ; il s’exténuait pour s’exténuer, sans autre dessein, lui, ce savant, le père de la télémécanique !… Alors il fut visible que M. d’Outremort avait réussi à tuer son âme trop douloureuse ; car songez qu’il devint joyeux et qu’on l’entendait rire, la nuit, dans la remise, parmi les râpages et les tintements.
Ses gens l’aimaient pour son indulgence magnifique. Ils redoutaient une issue fatale occasionnée par l’inauguration de la statue, qui devait avoir lieu le 14 juillet, quantième aujourd’hui national.
M. d’Outremort, de ses fenêtres, vit sans doute jucher au piédestal le démagogue de pierre, en carmagnole, coiffé d’un bonnet que l’on sentait rouge malgré sa couleur blanche, si tant est que j’ose écrire cette phrase de sottisier. Houlon était représenté dans une attitude de bravade. Ses yeux d’effronté toisaient le château. Il personnifiait au mieux le rustre vainqueur.
La surveille de la fête, M. d’Outremort lorgna le simulacre à l’aide d’une jumelle, et sourit. Cela est certifié par son valet de chambre Nazaire, un antique bonhomme tout dévoué, qui assure que son maître ne fut jamais plus souriant que les 11, 12, 13 et 14 juillet mil neuf cent onze. Il en conclut que M. le marquis Savinien faisait contre mauvaise fortune bon cœur et que la démence est parfois un bienfait. Fort de cette opinion, et M. d’Outremort lui ayant prescrit de s’aller mêler au peuple avec les autres valets afin d’entendre et de lui rapporter les propos de la tourbe, Nazaire descendit à Bourseuil vers une heure après midi, la cérémonie étant fixée à deux heures. Toute la livrée l’accompagnait.
Le village était furieusement surpeuplé. D’après la statistique, une affluence de cinq mille personnes se pressait dans cette commune de neuf cents âmes. Ceci prouve clairement l’importance qu’on attachait dans les parages à cette démonstration libertaire, et donne la mesure du « civisme » ardent qui anime encore les ci-devant tenanciers du marquisat. En dépit d’une chaleur torride, tout ce monde-là bourrait la place, autour de la statue recouverte d’un linge à peu près immaculé. Une légère tribune sortait de la foule comme un ponton d’un étang tourmenté. Quatre oriflammes pendaient à quatre mâts ; des drapeaux pavoisaient les fenêtres garnies de spectateurs ; les lanternes vénitiennes entrecroisaient déjà leurs guirlandes pour le bal de la soirée. Et l’animation se continuait tout le long de la grand-rue, au bout de quoi le château d’Outremort massait l’image taciturne de cette Bastille dont la prise allait être commémorée.
Du fin fond de ses profondeurs retranchées, M. d’Outremort distingua forcément la Marseillaise qui ouvrit la solennité. Houlon, dévoilé, parut aux applaudissements de tous. Un député de l’extrême-gauche prit la parole. Son discours, au lieu de socialiste, fut jacobin. Natif de Bourseuil, il était au fait des redondances qu’il fallait déclamer pour émouvoir ses concitoyens. L’unifié se livra vis-à-vis d’Outremort à des allusions faciles et sans pitié. On l’écoutait dévotement, l’auditoire contenait sa jubilation, plusieurs manants louchaient vers le château, d’un air de mauvaise allégresse. Ils virent ainsi, à la croisée d’une poivrière, quelqu’un dont ils ne s’inquiétèrent d’aucune sorte, ne sachant pas, dans la distance, qui était ce curieux-là.
Nazaire, lui, ne pouvait s’y tromper. Tandis que ses pairs s’occupaient à boire dans une salle d’auberge, il obéissait scrupuleusement aux instructions qu’il avait reçues, et se tenait tout oreilles en face du tribun. Dès qu’il eut remarqué la présence de M. d’Outremort à l’ouverture de la poivrière, il n’en conçut rien de bon, et prit le chemin du retour.
Se faufilant parmi la populace de la grand-rue, avec des regards sourcilleux à l’adresse du château, il s’aperçut tout à coup d’une chose qui le fit blêmir : le pont-levis était abaissé, la herse relevée et les portes béantes. Nazaire se hâta, saisi d’un trouble indéfinissable. Cependant M. d’Outremort n’avait pas quitté son poste, et c’était rassurant. Même, il ne paraissait pas s’intéresser au spectacle lointain de la célébration rurale, puisque, de plus près, il avait l’air de manipuler des objets… Oui, c’était rassurant…
Quoi qu’il en fût, aussitôt dégagé de la presse, l’honnête chambrier se mit à courir.
Il s’arrêta soudain et fit un cri perçant que l’on entendit jusque sur la place, à la faveur du silence attentif engendré par le discours.
Cinq mille têtes se tournèrent du côté d’Outremort.
On n’avisait aucun motif de frayeur. Toutes choses offraient l’apparence la plus paisible. Une automobile, sortie du château, filait sur la corniche inclinée dont la rampe aux trois zigzags mène du pont-levis d’Outremort à l’entrée de Bourseuil. Quatre voyageurs s’y groupaient. Un lacet de poussière s’allongeait derrière elle.
Y avait-il là de quoi pousser le moindre cri ? Non, pensaient la plupart. Oui, songèrent les Bourseuillois quand ils reconnurent, à sa couleur rouge, le double-phaéton de qui la vitesse les avait révoltés trois années auparavant. Il fallait voir un défi de M. d’Outremort dans le remploi de cet engin qu’ils avaient condamné. Cela leur gâtait le plaisir. Pourtant, que la voiture arrogante vînt à eux un jour comme celui-là, ils se refusaient à l’admettre. Au bas de la côte, elle tournerait, enfilerait la route départementale, et disparaîtrait avec les quatre laquais chargés d’exécuter cette misérable protestation.
Le sénateur Collin-Bernard, président, se leva pour ramener l’attention vers la statue au moyen d’une tirade. Mais tous les yeux suivaient la descente de cette injure automobile – et le Houlon de pierre faisait mine de la suivre aussi. Elle arrivait au terme de la déclinaison rocheuse. À ce moment, le soleil fit miroiter à ses flancs des lueurs, des reflets insolites.
M. d’Outremort, toujours méconnu, la surveillait du haut de sa poivrière.
Elle ne vira pas au tournant de la route ainsi qu’on l’avait présumé, et s’engagea sur la chaussée qui se transforme en grand-rue. Elle arrivait donc à Bourseuil, et rondement ! Peut-être que c’était le marquis lui-même, avec des partisans, qui venait narguer le prolétaire ? Quels aristos impertinents allaient descendre de la machine ?
Une trombe poudreuse approchait. La foule se dissimulait à elle-même la venue des quatre voyageurs. On s’étonna d’une marche aussi muette : le moteur, autrefois, crépitait. On s’étonna d’une course aussi rapide : autrefois… Mais… Ha !…
Tout s’éclaira dans les cerveaux, avec brusquerie. L’automobile chargeait la multitude !
Il y eut un mouvement convulsif de la grand-rue, le tassement prompt de l’assemblée, de-ci, de-là, pour former la haie. En un clin d’œil, un chemin creux s’ouvrit à travers la matière humaine comprimée. Quoi qu’elle en eût, elle faisait passage au train seigneurial, comme au temps jadis où les carrosses retentissants cahotaient sur le pavé du Roi. Gare ! Gare ! Place ! Rangez-vous !
L’automobile s’engouffra dans l’espace vide. Un météore ! Et pas un coup de trompe ! Pas un appel avertisseur du pilote ! Pas un geste des quatre individus masqués de lunettes et caparaçonnés de manteaux, qui gardaient un calme effroyable !
Le bolide effleura la cohue de droite, puis, d’une embardée, celle de gauche, puis se rejeta sur la droite ; ainsi de suite. Et d’atroces clameurs accompagnaient chaque sinuosité de la voiture, et les hommes s’abattaient à la file, en épis, parce qu’elle les fauchait avec de larges faulx disposées à la hauteur du jarret, comme celles des chars militaires de l’Antiquité…
L’éclair d’une seconde, lancée en express, elle parcourut ainsi la longueur du fossé de chair, titubant d’une rive à l’autre et laissant après elle une horrible boucherie. (Le sang coulait dans les ruisseaux comme l’eau quand il pleut.)
Ce faisant, elle atteignit la place comble, et là, plutôt que de suivre l’allée qu’on lui ménageait en ligne droite, elle obliqua tout à l’improviste et s’enfonça dans le plein des assistants.
Or, telles étaient sa vitesse acquise et sa force, qu’elle fournit encore un fier trajet avant de s’arrêter. Son allure imitait le bourlingage d’une chaloupe basculée sur un flot houleux. Elle montait pour replonger, tanguait et roulait. Des chocs mous battaient le capot. Les pneus faisaient jaillir d’écarlates éclaboussures. Elle avançait dans de la souffrance qui hurlait. Terrifiante moissonneuse d’un champ d’humanité, elle y forait une trouée abominable. La tuerie dépassa tous les carnages dont ceux qui étaient là pouvaient se souvenir ; mais surtout, jamais massacre plus affolant ne fut commis par des meurtriers aussi froids. Un conducteur impassible dirigeait l’hécatombe. Par un subtil raffinement, son costume était celui du comte Cyril d’Outremort, que les paysans avaient fait passer de vie à trépas. On connut le détail ; l’épouvante grandit. Chacun s’enfuyait. Sauve qui peut !
La déroute éparpillait la foule en tous sens.
Cependant un grand nombre de badauds s’étaient repliés dans une encoignure de la place, où ne débouchait qu’une impasse ; et le danger les y acculait. Il y avait à cet endroit une agglomération indescriptible d’êtres éperdus qui se piétinaient, s’escaladaient l’un l’autre et s’étouffaient.
L’automobile pointa sur eux.
Monstre à demi brisé, couvert de souillures innommables, un dernier effort la précipita au sein de la panique massive. Elle la traversa de part en part, et vint se fracasser sur le butoir pantelant que faisaient ses victimes écrasées contre un mur.
Morte la bête !… Les quatre bourreaux gisaient au travers de ses débris. Sur-le-champ de féroces gaillards, soûls de haine, accoururent pour les achever. L’un d’eux, mécanicien de son état, vit le moteur sous un amas de ferrailles, et s’étonna de n’y point retrouver la silhouette quadruple des cylindres ; une grosse « dynamo » remplaçait leur bloc familier. Mais ce vengeur avait mieux à faire que de s’attarder à l’examen d’un système électrique. Ses acolytes empoignaient déjà le chauffeur criminel… On le saisit, on arracha les lunettes qui voilaient sa face de bandit… Et ce fut à qui le lâcherait le premier…
Car c’était la Mort en personne qui avait piloté la voiture à faulx. Je vous le dis : c’était un épouvantable squelette ricanant, à moitié charnu de lambeaux verdâtres…
En même temps apparaissaient, dévêtus de leurs cache-poussière, trois autres squelettes plus anciens : l’un harnaché d’une tenue de vénerie au bouton du marquis Fulbert ; le second en habit de soie et culotte courte, l’épée en verrouil ; le troisième avec une robe à paniers rehaussée d’un cordon bleu…
Alors on accepta que le comte Cyril, venu d’outre-mort, eût mené à la revanche le louvetier, l’ambassadeur et la chanoinesse.
Tous les yeux, encore un coup, regardèrent le château macabre d’où s’échappaient les décédés. La plupart étaient des yeux à jamais fixes et hagards. Beaucoup s’attendaient aux visions de Josaphat…
Mais le château ne bronchait pas, et quelqu’un fermait tranquillement la croisée d’une poivrière.