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Maurice Renard : Mors et vita

mercredi 4 novembre 2020, par Denis Blaizot

Cette nouvelle est parue dans Le Matin du 8 mai 1937 1937 . Vous pouvez également la retrouver dans Romans et Contes fantastiques des éditions Robert Laffont (Coll. Bouquins).

Et sa présence dans ce recueil est justifiée, car, si le narrateur est le commissaire Jérôme, qu’il est question de lettre anonyme et de meurtre, l’intérêt de cette nouvelle réside dans les événements qui suivent l’assassinat. Mais je ne vous en dirai pas plus. Lisez donc cette nouvelle et vous comprendrez pourquoi, malgré son côté « nouvelle policière », elle également sa place dans les nouvelles fantastiques de l’auteur.

Nous épiloguions, Jérôme et votre serviteur, sur une vieille affaire de banditisme à laquelle le nom du commissaire reste attaché et qu’il m’avait fait l’amitié de me conter depuis A jusqu’à Z. Et, à propos de sa déposition en cour assises, je m’étais donné la joie d’insister sur la grande déférence que les juges et les avocats lui avaient toujours témoignée. À ma connaissance, il n’était point de cas où l’on eût manqué de rendre hommage tant à son habileté professionnelle qu’à l’élévation de son caractère et à l’impartialité de ses exposés.

Je vis alors Jérôme branler de la tête, donner dans l’espace quelques coups de sa barbiche blanche...

— Une fois, pourtant, me dit-il, on a mis en doute, non pas ma parole, mais l’exactitude de mes observations, si ce n’est la fidélité de la mémoire. Je vais vous dire comment et pourquoi. Mais ne vous attendez pas, cette fois-ci, à une histoire qui tire son intérêt de quelque curiosité criminelle ou policière. Il s’agit de bien autre chose ; il s’agit d’un de ces mystères insondables qui font sourire les incrédules, mais plongent les autres dans des abîmes de perplexité. Dieu sait si la Mort est pour moi une vieille connaissance ; si je l’ai souvent rencontrée sous ses aspects les plus terrifiants, parfois les plus étranges. Eh bien ! un jour. elle m’a montré un visage si énigmatique que, pour moi — pour d’autres aussi — tout a été remis en question. Oui ; tout ce que je savais de la vie et de la mort. Tout ce que les hommes croient connaître de l’immense et obscur problème !

 » L’un de mes grands chefs m’avait demandé comme un service personnel de me rendre dans le soissonnais, au château des Arvois, pour m’y entretenir avec le propriétaire, M. Bernard Elancourt, au sujet de menaces que des lettres anonymes lui apportaient chaque jour. Mon chef n’avait pas été sollicité par M. Bernard Elancourt, mais par sa femme. qui, ayant appris par hasard cette campagne de menaces dont je viens de parler, en était tout de suite vivement inquiétée.

 » M. Elancourt vint me chercher lui-même à la gare de Soissons. Il conduisait une auto rapide, type de course, mais à quatre places. Nous étions seuls à l’occuper. Il me fit mettre à côté de lui, tout en me disant combien il lui était agréable de m’accueillir et combien cependant il regrettait qu’on m’eût dérangé pour une affaire aussi mince, dont il se fût tiré tout seul, assurément. Sa femme, disait-il, était responsable de la corvée qu’on m’imposait mais pouvait-il lui tenir rigueur de sa sollicitude ?

 » M. Elancourt était un grand gaillard, d’aspect jeune encore, très gai, extrêmement aimable, portant sur sa figure tous les singes de l’intelligence, de la bonté et de la franchise ; bref, un homme — ou plutôt un gentilhomme — sympathique au plus haut degré.

 » Telle fut ma première impression. Elle ne fit que s’accentuer. M. Elancourt, sans cesser d’être attentif à bien remplir ses fonctions de pilote et à veiller aux hasards de la route, entretint avec moi une conversation qui confirma mes sentiments et la vive inclination qui me portait vers lui. Il faut peu de temps, vous le savez, pour juger certains de nos semblables, qui sont toute clarté ; et quelques phrases de leur bouche y suffisent.

 » Il faisait beau. On était à la fin du printemps. Nous filions vite, à travers des champs et des bois, sur des chemins lisses qui montaient et descendaient de longues côtes.. Quand je dis « longues » côtes, je m’exprime en piéton, car la voiture de mon hôte n’en faisait qu’une bouchée, et les vingt kilomètres qui séparaient Soissons de son domaine se traduisirent, en somme, par une délicieuse course un quart d’heure.

 » Ce domaine d’Arvois se composait d’un manoir et d’une ferme assez importante, le tout respirant la prospérité, l’ordre, le sens du beau et du bon. M. Bernard Elanourt, gentleman-farmer, vivait là, bien heureux jusqu’alors, entre sa femme et sa fille. Elles nous attendaient au bas du perron, et je me rendis compte immédiatement qu’une rare tendresse unissait ces trois êtres. Marie-Anne, la jeune fille, paraissait dix-sept ans ; sa mère, selon l’expression consacrée, avait l’air d’être sa sœur aînée.

 » On me fit fête si gentiment que j’en étais confus. Nous arrivions à l’heure du déjeuner. Ce fut seulement après le repas et dans l’atmosphère optimiste du café que nous abordâmes la question des lettres anonymes, des menaces, enfin de tout ce qui m’apparut comme le début bien caractérisé un chantage. M Elancourt et les deux femmes me fournirent là-dessus les renseignements qui pouvaient m’être utiles. Nous examinâmes paisiblement, avec méthode et soin, les différentes faces de cette méchante aventure, qui, je répète, ne revêt ici qu’un intérêt secondaire je ne la mentionnerais pas si le cours même de ma narration ne m’y obligeait.

 » Quand nous eûmes bien discouru et délibéré, vers le milieu de l’après-midi, nous allâmes tous quatre nous promener par les prés, sous les ombrages, au long des pâtures et des berges de l’étang. Mme Elancourt, réconfortée par ma présence, oubliait les craintes qu’elle m’avait manifestées auparavant. M. Elancourt causait gentiment, avec beaucoup de charme ; ses propos me faisaient l’estimer de plus en plus, et j’admirais, en en comprenant toutes les hautes raisons, le profond bonheur de cette famille exemplaire.

 » Le soir, aussitôt le dîner, je vis avec regret la pendule marquer l’instant de mon départ. Mme et Mlle Elancourt décidèrent de nous accompagner à Soissons. Je ne crois pas que Mme Elancourt y fut poussée par l’appréhension de laisser son mari revenir seul de la ville au château ; le jour baissait à peine, et puis, en vérité, le sentiment d’une protection... technique, en quelque sorte, lui avait rendu confiance, au point que M. Elancourt, m’ayant pris à part m’en remercia.

 » Nous partîmes donc. Je repris, à côté du pilote, la place que j’avais occupée le matin ; Mme et Mlle Elancourt se mirent derrière. Et, de nouveau, les côtes, franchies à toute vitesse, me rappelèrent, en grand, les montagnes russes de la foire.

 » Ce fut au sommet de l’une d’elles qu’advint la chose inimaginable.

 » À cet endroit culminant, la route, redevenant bordée de platanes, sortait d’un bois assez étendu et qui en rejoignait d’autres, sur la droite, au creux d’un vaste vallon.

 » Une détonation retentit en arrière. Je crus qu’il s’agissait d’une de ces explosions qui résultent d’un raté de moteur ; et les deux femmes n’en doutèrent pas non plus ; j’entendis, en effet, Mme Elancourt prononcer légèrement : « Tiens ! Carburation ? » et sa fille poursuivre : « Sans doute. » Pour moi, je n’attachais aucune importance à cette détonation. Aussi ne fut-ce pas sans surprise que je vis mon voisin freiner vigoureusement et stopper sur une distance que j’évaluai à une soixantaine de mètres.

 » La pente était raide. Au moment même où M. Elancourt bloqua le frein à main, la voiture arrêtée étant bien rangée sur la droite, un cri affreux me fit me retourner. J’aperçus Mme Elancourt livide. les yeux exorbités, oui regardait fixement le dos de son mari.

 » Celui-ci venait de s’affaisser. et, juste entre ses deux épaules. une tache rouge s’agrandissait, bien visible sur le tissu clair de son manteau.

 » Mlle Elancourt, elle aussi, devint blanche comme un linge. Sans perdre une seconde, je me saisis de l’homme inanimé, le tirai de son « baquet » et l’étendis sur l’herbe du bas-côté. Mais j’ai l’habitude des drames, des visages, des mauvais coups je ne doutais pas que M. Elancourt ne fût mort, et la vérité m’apparaissait. On avait tiré sur lui, du bois d’où nous sortions. La détonation avait été celle d’une arme à feu. J’étais atterré mais je ne pouvais m’empêcher de remercier le Ciel, qui avait prolongé la vie, du pauvre M. Elancourt jusqu’à lui permettre d’arrêter sa voiture et de nous sauver, nous, d’une mort certaine. Car nous roulions à une telle allure, au moment du meurtre, que, sans cela, le véhicule, livré à lui-même, fût allé s’écraser contre l’un des platanes qui bordaient la voie.

 » Je ne vous décrirai pas le désespoir des deux créatures qui adoraient cet homme et ne vivaient que pour lui. Et de l’enquête qui suivit, je ne vous dirai que ceci c’est que le médecin légiste, en faisant l’autopsie du corps, découvrit que la balle avait percé le cœur.

 » C’est ainsi, cher ami. Et, vous l’avez deviné, la conclusion catégorique du docteur fut que M. Elancourt était mort instantanément, au sommet de la côte.

 » Quoi ! Mort avant d’avoir freiné, avant d’avoir arrêté sa voiture, avant de nous avoir sauvés ? Allons donc !

 » Pourtant, n’est-ce pas ? les faits étalent là. Et nous étions trois les ayant constatés. À l’audience, quand on jugea un individu qui niait tout en bloc et qui fut acquitté, ni Mme Elancourt, ni sa fille, ni moi-même ne variâmes dans nos affirmations. Cela fit sourire. Les médecins haussaient les épaules. On parla d’hallucination, bien entendu ! d’illusion, d’affolement, de souvenirs faussés, etc. Que vouliez-vous répondre à la science et au bon sens tels qu’ils se comportent depuis que les hommes observent et raisonnent ? Rien ! Et c’est par respect pour la grande douleur de deux femmes en deuil qu’on ne s’est pas moqué de leur imagination, lorsqu’elles ont soutenu, à la barre, que, par un miracle d’amour, la volonté d’un être, fugitivement plus forte que la mort. l’avait fait se survivre, l’espace d’un instant.

 » Depuis, moi, J’ai trop réfléchi là-dessus. J’ai fini par me soupçonner d’erreur. Je ne sais plus. Et je le regrette. Parce que, voyez-vous, croire ça, c’était bon, c’était beau.

Maurice Renard Maurice Renard