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Maurice Renard : Le coup de la surprise

samedi 7 novembre 2020, par Denis Blaizot

Il semble que cette nouvelle parue dans Le Matin du 10 juillet 1928 1928 soit la première de la série.

Si elle est citée sur la page que gallica lui consacre, le lien n’est pas fourni vers le numéro du Matin qui la contient. Et pourtant, elle y est [1]

Vous noterez une nette différence de mode narratif avec les vingt-cinq autres textes. C’est perturbant. Mais c’est une véritable nouvelle policière faisant intervenir le commissaire Jérôme.

Mon vieil ami, l’inspecteur Jérôme, me dit :

— Venez-vous au music-hall, ce soir ? J’ai deux fauteuils pour une revue. Ce sont les débuts d’Irina Rinesco, autrement dit la princesse Vladimir, dans un sketch.

Je le regardai en riant.

— C’est elle, Jérôme, qui nous a envoyé deux fauteuils ? Je ne le pense pas !

— Non, ce n’est pas elle. Mais pourquoi voudriez-vous qu’elle me tint rigueur ? J’ai fait mon devoir correctement...

— Je vous connais Jérôme. Vous êtes un enquêteur ingénieux et tenace. Elle a dû passer de mauvais quarts d’heure pendant que vous l’interrogiez. Même innocent, je n’aimerais pas avoir affaire à vous !

— Oh ! la princesse n’est pas si craintive ! Je ne l’ai pas embarrassée un instant. Oui, je lui ai tendu des pièges, comme je le devais. Elle n’y est pas tombée. Elle sort de là d’autant plus blanche que je me suis montré plus acharné.

— Donc, le vieux prince est mort accidentellement ?

— Nous sommes bien obligés de le croire... C’était la nuit Le yacht naviguait par un assez gros temps. Le prince avait bu beaucoup de champagne. Il se sera penché... et noyé.

— En somme, aurait-on soupçonné la princesse si elle n’était autre qu’Irina Rinesco, l’ancienne petite chanteuse, et si cette mort ne lui avait rapporté une centaine de millions ?

— Vous m’en demandez trop.

— Jérôme, lui dis-je en le fixant du coin de l’œil, pourquoi tenez-vous à la voir sur les planches ? La curiosité n’est pas votre fait, en dehors de votre profession. Je ne vous vois pas cédant à une fantaisie. Alors ?

— L’auteur du sketch est de mes amis, repartit Jérôme avec simplicité. Et puis, n’est-ce pas, je ne serai pas fâché de voir comment se comporte Irina lorsqu’elle joue la comédie... Vous comprenez ?

— C’est tout, Jérôme ? Bien vrai ?

Il se mit à rire et rompit l’entretien.

— Vous venez, cher ami ?

Je le suivis.

La salle était comble. Irina Rinesco « faisait le maximum ». Plus encore que sa beauté, que sa jeunesse et que sa fortune, l’accusation qui avait pesé sur elle la rendait chère au public. Elle était l’une de ces idoles charmantes et scandaleuses qui déchaînent un enthousiasme délirant. D’ailleurs, si mes souvenirs ne m’abusaient, elle ne manquait pas de talent je me rappelais l’avoir applaudie, quelques années plus tôt, à Constantinople, lorsqu’elle menait son existence cosmopolite.

Irina Rinesco ne paraissait, dans la revue, qu’au cours de la deuxième partie. Après une succession de tableaux éblouissants, l’entr’acte nous permit de causer. Presque honteux de ne pouvoir cacher mes pensées, je demandai à Jérôme :

— Quelle femme est-ce ?

— qui ? La princesse ? Une nerveuse et une énergique. Ses nerfs domptent ses nerfs. C’est un tempérament qu’on rencontre assez souvent chez les grandes aventurières. Ces natures-là cèdent rarement à la fatigue des longs interrogatoires. On les réduit plus aisément par un coup de surprise, qui les prend au dépourvu quand toutes leurs forces de résistance ne sont pas alertées et groupées en formation de combat.

Ce n’était pas une réponse de ce genre que j’avais voulu provoquer. Mais chacun envisage à sa façon les choses et les êtres. Jérôme, professionnel endurci, ne pouvait me renseigner d’autre sorte. Avouerai-je, aussi bien, qu’il me plaisait ainsi et que j’escomptais un indéfinissable et pervers agrément à me trouver son voisin quand paraîtrait sur la scène cette femme, qu’il avait tenue sous son regard inquisiteur, et questionnée sans pitié.

Nous n’avions pas quitté nos fauteuils. Je me tournai vers lui, saisi d’une idée :

— Vous m’avez dit, Jérôme, que le sketch est l’œuvre d’un de vos amis. Est-ce que, par hasard, vous y auriez collaboré ?

— J’en serais bien incapable !

— Vous ne connaissez même pas le sujet ?

— Je mentirais si je vous disais que je l’ignore. Et j’ajouterai qu’il est d’une rare stupidité.

— Vous n’en avez pas suggéré quelque détail ?

— Quelle imagination, cher ami ! Allons, dites-moi votre arrière-pensée !... Inutile, allez, je la devine... Non, non, ce méchant petit sketch n’a aucun rapport avec la conscience d’Irina Rinesco, non plus qu’avec ses aventures. Aucun !

— Alors, insinuai-je, pourquoi, depuis quelques minutes, taquinez-vous votre montre dans votre gousset, comme vous le faites toujours lorsque vous êtes impatient d’un résultat ?

— Il se mordit les lèvres et prit un air amusé.

— Vous, dit-il, vous avez manqué votre vocation. Vous avez tout de Sherlock Holmes !

À partir de ce moment, je fus la proie d’une espèce d’angoisse qui m’empêcha de prendre le moindre plaisir aux premiers tableaux de la deuxième partie. J’attendais fiévreusement la grande attraction de la soirée : l’apparition d’Irina Rinesco.

Enfin, les draperies roses d’un léger rideau découvrirent un somptueux boudoir où, sur un divan de fourrures blanches, une femme ruisselante de pierreries écoutait les propos d’un jeune homme trop beau.

Les applaudissements éclatèrent.

Irina Rinesco était une lumineuse créature, d’une douceur de contours incomparable. Ses cheveux blond cendré l’auréolaient d’un brouillard d’or. Elle disait bien, d’une voix prenante. Je la reconnus à peine, tant son heureux destin l’avait transfigurée.

Quant au sketch, Jérôme avait raison : ce n’était qu’un prétexte à faire valoir les charmes de la vedette. Le rôle d’Irina consistait à céder peu à peu aux séductions du gracieux visiteur. Celui-ci allait triompher d’elle, lorsqu’une sonnerie discrète se fit entendre.

— Mon mari devait me téléphoner ! dit Irina. C’est lui.

Presque dévêtue, laissant une main aux baisers de l’amoureux qui la suivait, elle s’approcha d’un appareil téléphonique.

— Allô ! C’est vous, Claude ?...

Ici, je ne pus me défendre d’éprouver cette nuance d’ennui que je ressens toujours en voyant un acteur jouer une scène au téléphone. Tout ce qu’il y a de conventionnel dans l’art dramatique s’impose alors trop vivement à mon esprit. Je sais trop que l’appareil est sourd et muet, qu’il n’est relié à rien, que l’acteur lui parle comme Sosie à sa lanterne. Ma bonne volonté de spectateur s’arrête là.

Or, cette fois, à peine avais-je subi cette impression, qu’un mouvement contraire, une émotion toute naturelle me jeta dans un étrange enthousiasme. Jamais aucun artiste n’avait écouté comme Irina, et jamais visage de comédienne n’avait trahi pareillement l’épouvante d’entendre ce qu’elle seule pouvait distinguer. Ce masque d’horreur offrait une vision sublime, atrocement réelle. La salle tout entière en frémit. Une acclamation s’éleva. On sentait que l’art de l’interprétation venait d’atteindre une hauteur insoupçonnée.

Cependant le partenaire d’Irina semblait assez intrigué par cette attitude tragique, et en eus l’explication presque aussitôt en voyant la belle éperdue s’affaisser lourdement dans ses bras, tandis que le rideau rose se refermait sur eux.

Il s’ensuivit une grande agitation dans le public. Le régisseur, qui parut immédiatement, annonça que, par suite d’une indisposition de Mlle Irina Rinesco, le sketch était remis à la fin du spectacle...

Jérôme me dit, dans le brouhaha :

— N’y comptez pas. Et venez avec moi. J’ai de la besogne...

Il m’entraîna vers les coulisses et, tout en se hâtant :

— Voyez-vous, c’est cela que je désespérais de réussir avec cette diablesse de femme : le coup de la surprise. À présent, elle est vaincue. Elle s’est vendue elle-même. Je l’ai attaquée pendant que tous ses nerfs travaillaient sur un autre point. Il ne me reste plus qu’à l’arrêter.

— Mais, Jérôme, expliquez-moi...

— C’est bien simple. Je me suis entendu secrètement avec le directeur du music-hall. Le téléphone était un vrai téléphone. A l’autre bout du fil, un de mes hommes, enfermé dans le cabinet du directeur, a tout bonnement correspondu avec Irina sur la scène. Vous représentez-vous la stupeur de notre princesse ?...

— Mais que lui a-t-il dit, votre homme ?

— Une phrase choisie par moi de telle sorte que l’émotion d’Irina fut un aveu. Celle-ci : « Prenez garde. Vladimir n’est pas mort, il est dans la salle. » Et maintenant, vite ! Il ne faut pas que cet oiseau de proie s’envole !

Il n’était pas question de fuite. Irina n’avait pas repris connaissance. Elle gisait, sous son fard de théâtre, dans sa loge fleurie. Le médecin de service la soignait. L’odeur de l’éther étouffait le parfum des roses.

Jérôme s’assit auprès d’elle et guetta patiemment l’affreux réveil auquel je préférais ne pas assister.

Maurice Renard Maurice Renard


[1Merci à JL Buard, du Rocambole, pour cette précieuse information.