Accueil > Ebooks gratuits > Les contes des mille et un matins > Whip : Le roi déchaîné (Apologue imité de ce vieux sanskrit)

Whip : Le roi déchaîné (Apologue imité de ce vieux sanskrit)

dimanche 2 mai 2021, par Denis Blaizot

Ce conte parodique a été publié dans Le Matin du 30 janvier 1920 1920 .

Le roi Nishada était un roi considérable, riche, beau, heureux et par-dessus tout excessivement cruel.

Il régnait sur un immense royaume qui s’étendait sur les bords du Gange sacré et qui comportait des milliers de villes aux palais innombrables, entourées de forêts profondes où pullulaient des éléphants hauts comme des montagnes, des tigres effroyablement dévastateurs et des serpents venimeux au delà de toute expression.

Les campagnes qui entouraient les forêts étaient extrêmement fertiles et produisaient avec une abondance inouïe des noisettes de la corpulence d’une pomme, des potirons gros comme des vaches et de lourdes grappes d’un raisin succulent d’où sortait un vin exquis dont les habitants du royaume raffolaient beaucoup plus que de la singulière manie qu’avait le roi Nishada de leur faire à chaque instant couper la tête.

Ces braves gens vivaient dans une perpétuelle et douce demi-ivresse, dont l’agrément était singulièrement relevé par le sentiment, qui ne les abandonnait jamais, de l’absolue perméabilité de leur cou à la lame d’un sabre imminent.

Le roi Nishada, lui, ne buvait point.

Il se contentait, entre deux massacres d’innocents, de se livrer au noble passe-temps de la chasse.

Un jour qu’il parcourait la campagne, armé de son arc étincelant de pierreries et précédé de son chien aux abois étourdissants, il vit passer en travers de son chemin un renard à la queue splendide et qui tenait dans sa gueule une poule qu’il avait saisie, au moment où elle venait de planter son bec dans la coquille d’un escargot occupé à grignoter un œuf de fourmi.

Le chien du roi, après avoir lancé un aboiement semblable à un coup de tonnerre se mit à la poursuite du renard.

Le renard, gêné par sa proie, courait cependant comme le vent mais le chien du roi courait comme la tempête, de sorte qu’il gagnait du terrain.

Quant au roi Nishada, il ne courait point.

Il s’était arrêté, puis assis sur une petite montagne qui dominait le paysage.

Et voici ce à quoi il assista.

Le chien, rejoignant le renard, lui happa la queue.

Le renard, mécontent, fit un brusque crochet sur la droite. Dans le mouvement, sa queue se rompit net, se détacha de son corps et resta dans la gueule du chien, qu’elle aveuglait par l’énorme multitude de ses poils… de telle sorte que le chien continua à courir, croyant toujours tenir le renard.

Le renard, de son côté (c’est le cas de le dire, puisqu’il avait tourné à droite) se réfugia dans un trou, où il entreprit de dévorer la poule, qui venait enfin de venir à bout de son escargot, juste au moment où celui-ci avalait sa dernière parcelle d’œuf de fourmi.

Le roi, sur sa petite montagne, voyait son chien toujours courant à l’aveuglette et éprouvait la crainte que de sa rencontre avec un gros arbre la bête ne rebondit jusqu’au séjour des chiens bienheureux.

Le chien ne heurta nul arbre mais il reçut tout à coup une pierre qu’un très vieux brahmane, dont il venait, dans sa course folle, de renverser l’écuelle, lui avait lancée avec une fureur indicible, mais non sans adresse.

Et le chien en eut une patte brisée. Et il s’arrêta, lâcha la queue de renard et se mit à lécher sa patte endolorie.

Un cheval survint, qui errait au hasard.

Distrait, comme tous les chevaux, le cheval ne remarqua point le très vieux brahmane, sur qui il se dirigeait tout droit et lui écrasa lourdement le pied sous l’un de ses durs sabots. Après quoi il continua tranquillement sa route.

Soudain, le roi, du haut de sa petite montagne, vit le cheval disparaître, comme si Indra, dieu des dieux, l’avait anéanti.

Indra n’avait pas anéanti le cheval, mais le cheval, toujours distrait, n’avait pas remarqué certain trou. Et il était tombé dedans. Et ce trou était le trou où le renard continuait son repas. Le renard fit une petite place au cheval et se remit à sa poule.

À ce moment précis arriva auprès du trou un homme, armé d’un grand bâton.

C’était un paysan qui avait laissé échapper son cheval et qui le recherchait. Dès qu’il le vit, il commença de lui administrer une très importante série de magnifiques coups de bâton.

Ce que voyant, le roi dit « j’ai compris », descendit de sa petite montagne, se précipita sur le paysan au bâton, le salua poliment, puis, lui ayant ordonné de le suivre, rentra dans son palais.

Aussitôt arrivé, le roi dicta à son ministre un édit ainsi conçu :

« Je veux que mon peuple, à partir de cet instant, jouisse tranquillement de toutes sortes de bonheurs.

 » Le voile de la cruauté qui m’aveuglait vient d’être arraché par Indra, dieu des dieux, qui m’a fait voir une chaîne ininterrompue d’êtres malfaisants et qui tous ne tardaient pas recevoir châtiment de leur méchanceté… Cette chaîne commençait par un escargot et se continuait par une poule, un renard, un chien, un brahmane, un cheval et un paysan… J’ai compris que si les dieux le voulaient, rien ne pourrait empêcher que le châtiment ne vînt jusqu’à moi, car aucun être ne peut s’échapper de la chaîne qui le relie aux autres êtres.

 » J’ai donc instantanément résolu d’être à jamais bon et miséricordieux.

 » Vivez en paix. »

Et, pour être bien sûr que l’homme au bâton serait le dernier anneau de la chaîne, il lui fit couper la tête.

Whip Whip Pseudonyme de Géo Friley (Georges Frilley) — Source B.N.F.
Il fut sous son véritable nom rédacteur au Canard enchaîné dès sa création. Je n’ai pourtant pas réussi à déterminer ni l’année de sa naissance, ni celle de sa mort. Il est toute fois écrit quelque part qu’il fut un des principaux humoristes français de l’entre-deux-guerres.