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Maxime Gorki : Les Kouzmitch et les Loukitch

vendredi 13 novembre 2020, par Denis Blaizot

Cette nouvelle est parue dans Le Matin du 15 octobre 1919 1919 .

Très bien venue à l’issu de la première guerre mondiale, elle n’a pas du être appréciée de tous. Elle empreinte d’humour, et, çà, j’aime.

Les Kouzmitch habitaient d’un côté du pays, et les Loukitch de l’autre côté. Une rivière les séparait. C’est une région très peuplée, et les gens y sont cupides et envieux. Aussi le moindre malentendu y dégénère-t-il en querelle. Il suffit que quelqu’un se froisse à propos de rien pour qu’on en vienne immédiatement aux coups.

Ils se battirent donc entre eux, et se mirent à compter leurs gains et leurs pertes.

Comment cela pouvait-il se faire ? On s’était battu selon les règles, et sans merci. mais en fin de compte on y trouvait peu de profit.

Les Kouzmitch se mirent à réfléchir.

« Certes, un Loukitch ne vaut pas dix kopecks, et pour en tuer un cela nous coûte plus d’un rouble. Pourquoi cela ? »

De leur côté, les Loukitch se mirent à réfléchir.

« Au plus haut prix, un Kouzmitch vivant ne vaut pas un kopeck, et cela nous coûte deux roubles pour en tuer un. Pourquoi cela ? »

Et, par peur l’un de l’autre, ils conclurent un accord : il était convenu de développer les armements de sorte qu’une guerre finisse vite et que le massacre coûte moins cher. Cependant leurs marchands, remplissant leurs bourses, s’écriaient : « Citoyens, sauvez le pays ! La patrie nous est chère ! »

Ils se mirent donc à fabriquer des armements sans fin, puis ils fixèrent une date convenable et s’élancèrent l’un contre l’autre pour se chasser de la surface do la terre.

Ils se battirent, se vainquirent, se pillèrent à qui mieux mieux, puis ils firent de nouveau le compte de leurs gains et de leurs pertes.

Quelle erreur !

« Nous avons dû nous tromper dans nos calculs, se dirent les Kouzmitch. Cela nous coûtait d’habitude un rouble pour tuer un Loukitch. et voilà maintenant que cela nous revient à trente roubles ! »

Ils en furent très abattues, Les Loukitch, eux aussi, ne se sentirent pas plus heureux.

« C’est une mauvaise affaire. Trop chère, cette guerre. Mieux vaut s’arrêter. »

Mais les gens sont têtus.

Et ils conclurent : « Nous devons développer notre habileté technique et fabriquer de meilleurs engins de destruction. »

Et leurs marchands, remplissant leurs bourses, s’écrièrent « Citoyens, la patrie est en danger ! ».

Et tout doucement, sans que personne s’en doute, ils firent monter de plus en plus ie prix des bottes.

Les Loukitch et les Kouzmitch développèrent donc, leur habileté technique et fabriquèrent de meilleurs engins de destruction.

Ils se vainquirent et se pillèrent mutuellement, et firent le compte de leurs gains et de leurs pertes. Mais qu’arriva-t-il ? Une vie humaine était, sans valeur, mais pour la supprimer cela coûtait de plus en plus cher.

En temps de paix, ils se plaignaient entre eux. « Cette affaire va nous ruiner », disaient les Loukitch. « Elle nous ruinera complètement », convenaient les Kouzmitch.

Mais il suffisait que le canard de l’un plongeât dans les eaux de l’autre pour que ce fût de nouveau la guerre.

Et leurs marchands, remplissant leurs bourses, de se plaindre de l’abondance du papier-monnaie : « Nous avons beau gagner beaucoup, cela ne fait jamais assez. »

Pendant sept ans, les Kouzmitch et les Loukitch se firent cruellement la guerre, détruisant leurs villes, brûlant tout, apprenant le maniement de la mitrailleuse à des enfants de cinq ans. Ils se mirent dans un tel état que certains n’avaient plus rien que leurs bottes et d’autres rien que leurs cravates. La nation entière était en guenilles.

Ils se battirent et se pillèrent, et firent de nouveau le compte de leurs gains et de leurs pertes. Des deux côtés, ils furent saisies d’horreur.

« Il est évident, citoyens, que cette œuvre de mort ne remplit pas nos poches. Chaque Kouzmitch tué nous revient à cent roubles. Il faut trouver autre choses. »

Ils tinrent conseil et allèrent s’assembler au bord de la rivière sur l’autre bord, l’ennemi était en ligne.

Ils avaient honte de se regarder en face, mais après avoir hésité longuement, ils se hélèrent d’une rive à l’autre.

— Que voulez-vous ?

— Rien. Et vous ?

— Nous ne voulons rien.

— Nous sommes venus voir la rivière.

— Et nous aussi.

Et ils restaient ainsi, se grattant la tête. Les uns rougissaient de honte, et les autres soupiraient.

Ils se hélèrent de nouveau.

— Avez-vous des parlementaires parmi vous ?

— Oui, et vous ?

— C’est entendu ?

— Alors vous aussi ?

— Oui, mais vous...

— Nous également.

Ils finirent par s’entendre ; ils envoyèrent leurs plénipotentiaires à travers la rivière, et se mirent à parler raison.

— Savez-vous pourquoi nous sommes ici ?

— Oui.

— De quoi s’agit-il donc ?

— Vous voulez faire la paix.

Les Kouzmitch furent surpris :

— Comment l’avez-vous deviné ?

Les Loukitch se mirent à rire :

— Parce que c’est aussi pour cela que nous sommes ici.

— Cette guerre nous coûte trop cher.

— Et à nous aussi.

— Au reste, nous savons que vous êtes des menteurs, mais pourquoi ne vivrions-nous pas en paix ?

— Nous aussi, nous savons que vous êtres des voleurs, mais nous acceptons votre proposition.

— Vivons comme des frères. En fin de compte, ce sera plus économique.

— Parfait.

Ils devinrent tous très gais, et commencèrent à danser follement.

On alluma des feux de joie. ils se mirent les uns les autres à lutiner leurs filles et à se voler leurs chevaux, et tout en s’embrasant, ils se criaient :

— Tout va bien, frère, n’est-ce pas ? bien que vous soyez...

— Oui, nous sommes tous frères, quoique vous.. Mais qu’imports ?

Et depuis ce temps, les Kouzmitch et les Loukitch vivent en paix. Ils ont abandonné leurs opérations de guerre. Ils se volent les uns les autres tranquillement, et de façon fort civile.

Et leurs marchand, comme toujours, vivent comme de parfaits chrétiens.

Maxime Gorki