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W.L. Alden — Fantaisies de la 6e colonne : Une fourchette rentable

samedi 27 mai 2023, par Denis Blaizot

Après tout ce qu’on a dit sur l’industrie et les cerveaux, un homme audacieux peut mieux gagner sa vie à l’aide de son simple estomac qu’il ne le peut autrement. Il y a quelques années, un soldat canadien, qui avait eu une petite « difficulté » avec une balle de fusil, par laquelle la partie antérieure de son estomac était emportée, obtenait un revenu aisé et abondant en montrant le grand spectacle moral de la digestion humaine à des médecins enthousiastes. Malgré ses succès, son exemple n’a été suivi que très récemment, et l’heureux Français qui invitait l’autre jour l’Académie des sciences de Paris à une visite privée de son estomac est le premier et le seul imitateur du célèbre Canadien.

Le Français en question est devenu un exposant d’estomac par accident plutôt qu’à dessein. Il y a plus d’un an, il a entrepris d’imiter avec une fourchette en argent les exploits mondialement connus de l’éminent homme d’État de l’Ouest. Malheureusement, comme il le supposait alors, il perdit prise sur le manche de sa fourchette, et au lieu de réussir à la régurgiter, comme l’homme d’État retire son habile couteau, il l’avala involontairement et complètement.

L’événement suscita dans le milieu médical un engouement rarement égalé. Comment faire face à un développement anormal de la fourchette dans l’estomac était un problème qu’aucun médecin n’avait jamais eu à résoudre. Les homéopathes prétendaient avoir des spécialités dans leur matière médicale pour les attaques aiguës ou chroniques de billes, de pièces de monnaie, d’épingles à cheveux et de fausses dents dans l’estomac, mais ils ont reconnu qu’ils n’avaient aucun remède dont ils pourraient prescrire assez peu pour guérir les symptômes de la fourchette. De plus, leur méthode de diagnostic mécontenta le malade et exaspèra le restaurateur, véritable propriétaire de la fourchette. Ils refusèrent d’entretenir l’idée de l’existence absolue d’une entité telle qu’une fourchette stomacale et ont affirmé que ce que les médecins de la vieille école appelaient les symptômes produits par la présence d’une fourchette constituait toute la difficulté dont souffrait le patient. Quant à cette dernière classe de médecins, ils étaient tout aussi embarrassés que leurs rivaux quant à la façon de traiter le cas. Un médecin pensait que si l’on faisait avaler à l’homme une pinte de mercure, celle-ci s’unirait à l’argent de la fourchette, et sublimée par la suite en mettant le patient dans un creuset, laisserait l’argent sous la forme facilement accessible d’un fin précipité. Aussi réalisable que fût sans doute ce plan, il fut vivement combattu par le restaurateur, au motif qu’il ruinerait la fourchette et par les amis du patient, au motif qu’il le gâterait. Ces objections non scientifiques l’emportèrent, et les médecins, après avoir vainement expérimenté sur la fourchette les ventouses, le vermifuge, l’ergot et l’exhibition d’un clochard célèbre pour avoir fait disparaître de l’argenterie, abandonnèrent le cas comme absolument incurable. Mais il se trouva que le patient avait avalé mieux qu’il ne le savait. Après avoir été abandonné par les médecins, les chirurgiens le reprirent, et stimulés par les supplications angoissées du restaurateur, proposèrent d’ouvrir le malade et de reprendre ainsi la fourchette. À ce moment-là, le malheureux était tellement découragé par les coliques qu’il était prêt à essayer n’importe quel remède, aussi désagréable soit-il. Il consentit donc à ce que la paroi frontale de son estomac soit enlevée, et les chirurgiens, ayant accompli cet exploit avec beaucoup d’hilarité et d’habileté, sauvèrent la fourchette en péril et la restituèrent à son propriétaire. Non seulement le patient survécut à l’opération, mais il se rendit vite compte que son estomac valait beaucoup plus pour lui qu’il n’avait jamais valu. À peine eut-on entendu au loin que sa blessure avait cicatrisé, laissant une ouverture dans son ventre, que tous les médecins d’Europe s’aperçurent tout à coup que c’était un brave garçon, au ventre ouvert, dont ils avaient hâte de faire la connaissance. Mais le Français ne devait pas être pris par une telle vétille médicale. Il décida rapidement d’entreprendre la profession de showman et de présenter son estomac à tous ceux qui seraient disposés à le rétribuer. Il a déjà mis ce projet à exécution, et ses séances quotidiennes ont maintenant un public admiratif, qui regarde les performances palpitantes du suc gastrique, et éclate en tonnerres d’applaudissements lorsque des spécimens de tarte américaine, importés pour l’exhibition à un coût immense, cèdent lentement aux forces digestives indomptables de l’héroïque Français, et fournissent ainsi ce que l’auditoire croit être une nouvelle démonstration de la supériorité du galant estomac français sur les estomacs sordides et perfides de la race anglaise.

À tous ceux qui désirent gagner leur vie sans effort personnel, l’histoire de ce Français prospère peut être recommandée, avec le conseil d’aller faire de même. Les vagabonds qui sont maintenant obligés de se donner la peine de demander leur nourriture, n’ont qu’à ouvrir leur estomac et à l’exposer pour vivre dans l’oisiveté de la meilleure nourriture. Ils n’ont même pas besoin d’engager les frais d’une opération chirurgicale. Tout vagabond qui possède du culot et un couteau aiguisé peut se préparer à l’exhibition sans retard ni frais, et le monde est plein de personnes charitables qui mettront volontiers leurs couteaux à sa disposition, au cas où il aurait égaré le sien. Ces clochards qui ont assisté à l’Exposition de Philadelphie et qui vivaient du surplus de nourriture des pensionnaires du Centenaire, peuvent facilement surpasser les exploits les plus difficiles de l’exposant français en digérant des produits que lui, faute d’expérience, trouverait aussi indigestes que des fourchettes. Quant au bon goût de l’exposition publique de l’estomac humain, il ne peut certainement y avoir aucune objection valable à lui faire par une communauté qui a patronné les expositions anatomiques de l’opera bouffe [1]. Il y a un vaste et fructueux champ qui attend d’être récolté par l’exposant d’estomac, et il est regrettable qu’il soit maintenant trop tard pour placer dans l’exposition du centenaire quelques estomacs américains bien sélectionnés, et ainsi humilier l’Europe en obligeant une comparaison entre l’estomac libre et vigoureux du Nouveau Monde, qui digère facilement les tourtes et le porc, et l’estomac débile de l’Europe molle.


[1en français dans le texte.