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Rider Haggard : She 20
mardi 22 décembre 2020, par
SHE (ELLE) 20
Roman de M. RIDER HAGGARD
XIII (Suite)
Puis, faisant signe aux muettes de nous éclairer, et ouvrant une des petites portes qui donnaient sur le couloir, elle m’introduisit dans une chambre semblable à celle où elle avait couché tout d’abord, sauf qu’il y avait deux bancs ou lits au lieu d’un seul. Sur les bancs étaient étendus deux corps recouverts d’une étoffe jaunâtre, sur laquelle une poussière fine et impalpable s’était amoncelée durant le cours des âges.
— Soulève le linceul, ô Holly, me dit Ayesha.
Mais il me fut impossible de le faire, tant j’étais impressionné par la solennité lugubre de ce lieu. Alors, souriant de nos terreurs, elle retira elle-même la draperie funéraire, et pour la première fois depuis deux mille ans, les yeux d’un vivant contemplèrent le visage de ce cadavre glacé. C’était une femme d’environ trente-cinq ans, dont on pouvait admirer encore l’éclatante beauté. Vêtue d’une robe blanche, sur laquelle retombait sa noire chevelure, elle dormait son dernier sommeil sous ces voûtes et, dans ses bras, le visage pressé contre sa poitrine, reposait un petit enfant. Ce souvenir d’une race oubliée parlait plus éloquemment au cœur qu’aucun document écrit n’aurait pu le faire, et j’eus peine à retenir mes larmes. Je replaçai avec respect le linceul, et je me tournai vers le corps étendu sur l’autre lit funéraire. J’ôtai tout doucement le drap mortuaire, et j’aperçus un homme à barbe grise, sans doute le mari de la jeune femme, qui, après lui avoir survécu plusieurs années, était venu enfin la rejoindre dans le tombeau.
Ayesha me fit visiter nombre d’autres chambres semblables, ayant chacune leurs hôtes, car cinq cents ans s’étaient écoulés entre l’achèvement de la grotte et la destruction de Kôr, mais il faudrait des volumes pour décrire toutes les scènes dont je fus témoin ; aussi m’arrêtai-je seulement à la dernière tombe que je visitai. Elle n’était occupée que par deux personnes, étendues sur une même couche funèbre. Je soulevai le linceul : un jeune homme et une gracieuse jeune fille s’offrirent à mes regards. Ils étaient étroitement enlacés, et leurs lèvres se rencontraient dans un suprême baiser. Entr’ouvrant la robe du jeune homme, je distinguai sur son cœur la trace d’un coup de poignard, et le sein de sa compagne portait la même cruelle cicatrice... Sur le roc était gravée une inscription en quatre mots qu’Ayesha me traduisit et qui était ainsi conçue : « Mariés dans la mort ! »
Ému jusqu’au fond de l’âme, je crus voir toute une scène du passé revivre sous mes yeux. Elle était là, devant moi, cette belle jeune fille, plus pure et plus blanche, que le lys, agenouillée devant l’autel, où le prêtre, revêtu des ornements sacerdotaux, s’apprêtait à célébrer son mariage. Tout à coup surgissait de la foule un jeune homme aux cheveux noirs qui, enlaçant la jeune fille, baisait son pâle visage où le sang montait comme les lueurs de l’aurore dans le ciel du matin. Puis un tumulte s’élevait, les épées sortaient du fourreau, le jeune homme était arraché des bras de son amante et poignardé ; mais elle se penchait sur lui et, retirant le poignard de la plaie, elle s’en frappait elle-même et tombait morte sur le sol... Puis, au milieu des cris et des lamentations, le cortège disparaissait dans les brumes du lointain...
J’en étais là de mes méditations quand Ayesha m’adressa la parole.
— Vois, dit-elle d’un accent solennel qui concordait avec ma rêverie, la tombe et l’oubli, c’est là ce qui nous attend ! Moi-même, ô Holly, dans mille et mille années, quand tu auras franchi depuis longtemps le redoutable passage, la mort me frappera à mon tour, et alors à quoi me servira d’avoir vécu deux mille ans ?
Puis, changeant soudain de ton :
— En as-tu assez, ô étranger, ou te montrerai-je encore d’autres merveilles de ces tombes qui sont mes palais ? Si tu le désires, je te conduirai à l’endroit où Fisno, le plus puissant roi de Kôr, est enseveli avec une pompe qui semble défier le néant !
— J’en ai assez vu, ô reine, répondis-je. Mon cœur est accablé par ces souvenirs de mort. L’homme est faible et s’émeut facilement à l’idée de la compagnie qui l’attend un jour... Emmène-moi hors d’ici, Ayesha !
XIV
Quelques minutes après, nous arrivions à un escalier qui nous conduisit à l’antichambre d’Ayesha, la même pièce où Billali était entré en rampant, le jour précédent. Je voulus alors prendre congé de la reine, mais elle s’y refusa.
— Non, Holly, me dit-elle, entre avec moi, car, en vérité, ta conversation me plaît fort. Je suis lasse de ne pouvoir converser qu’avec des esclaves, et de n’avoir pour société que mes propres pensées, qui sont bien amères parfois, et bien que tu manques un peu d’expérience, tu me rappelles ces vieux philosophes avec lesquels je disputais jadis à Athènes... Ainsi donc, tire le rideau, assieds-toi à mes côtés, et nous aurons une douce causerie. Je vais encore me montrer à toi, et c’est ta faute si, à l’exemple de ces philosophes antiques, tu oublies ta philosophie sous l’empire de mes charmes !
Là-dessus, elle se leva. et faisant tomber les blanches draperies qui l’enveloppaient, elle m’apparut dans tout l’éclat de sa radieuse beauté ; son regard me transperçait comme un poignard, et son rire joyeux résonnait comme une clochette d’argent.
Son humeur paraissait singulièrement changée. Ce n’était plus la femme furieuse qui maudissait sa rivale auprès du foyer infernal ; ce n’était plus la souveraine courroucée qui envoyait froidement les coupables à la mort ; c’était une Aphrodite triomphante, l’incarnation de l’éternel féminité, plus parfaite, plus accomplie qu’elle ne s’était jamais manifestée aux yeux des humains... Elle sourit gracieusement et, secouant son épaisse chevelure qui embauma les airs de son parfum, elle frappa le sol de son petit pied chaussé d’une sandale, et entonna un fragment de quelque ancien épithalame grec... Puis, se tournant vers moi :
— Assieds-toi, dit-elle, ô Holly, et contemple-moi à ton aise ! Mais ne t’en prends qu’à toi-même si, durant le reste de tes jours. tu regrettes amèrement d’avoir satisfait ton imprudente curiosité ! Allons, dis-moi — car, en vérité, j’aime les compliments — ne suis-je point belle ?... Non, pas tant de hâte, examine toutes les parties de mon corps, sans oublier les mains, les pieds, ma chevelure... et dis-moi si tu as jamais vu une femme qui, pour un seul de ses charmes, ait pu se comparer à moi ? Et ma taille... Peut-être ne la trouves-tu pas assez mince ; c’est la faute à ce serpent doré qui ne la serre pas suffisamment... Mais tu vas voir... Donne-moi tes mains, ô Holly, je te permets de me toucher !
Je n’y pus tenir davantage. Je ne suis qu’un homme, et elle était plus qu’une femme... Dieu sait ce qu’elle était, moi je l’ignore ! Quoi qu’il en soit, je m’agenouillai à ses pieds, et lui dis, en un bizarre mélange de langues — tant j’avais l’esprit troublé ! — que je l’adorais comme jamais femme n’avait été adorée, et que je donnerais mon âme immortelle pour l’épouser, ce que j’aurais certainement fait alors, et ce qu’aurait fait tout autre homme à ma place. Elle eut l’air tout d’abord quelque peu surprise, puis, frappant joyeusement ses mains l’une contre l’autre :
— Oh ! si tôt, Holly ! s’écria-t-elle. Je me demandais combien de minutes tu résisterais à mes charmes... Voilà longtemps que je n’avais vu un homme s’agenouiller devant moi et, crois-moi, ce spectacle est toujours doux pour une femme, en dépit de la sagesse des années !... Que voudrais-tu, que voudrais-tu ? Tu ne sais pas ce que tu fais. Ne t’ai-je pas dit que je n’aimais qu’un seul homme, et que tu n’étais pas cet homme ! Ah ! Holly ! malgré toute ta sagesse, tu n’es qu’un pauvre fou ! Tu voudrais me regarder dans le blanc des yeux, tu voudrais me donner un baiser ! Eh bien, soit ! regarde ! (et se penchait vers moi, elle fixa sur mon visage ses yeux sombres et troublants), oui, et embrasse-moi, si tu le veux, car heureusement les baisers ne laissent aucune trace, excepté sur le cœur... Mais si tu me donnes un baiser, je te préviens que ton amour te consumera, et que tu mourras !
Au même moment, sa douce chevelure effleura mon front, et son haleine embaumée me troubla jusqu’au fond de l’âme. Puis, soudain, tandis que je me préparais à la serrer dans mes bras, elle se redressa, et un brusque changement se produisit en elle. Étendant la main, elle la tint quelques instants au-dessus de ma tête, et il me sembla qu’il en sortait comme un souffle glacé qui me rappelait au sentiment des convenances et des vertus domestiques.
— Assez de ce jeu, Holly. dit-elle d’un ton sévère. Écoute-moi, tu es un honnête homme, et je voudrais t’épargner ; mais il est si difficile pour une femme de pardonner ! Je le répète, je ne te suis pas destinée. Ainsi donc, quitte ces vaines pensées ! Tu ne me connais pas, Holly... Si tu m’avais vue, hier soir, en proie à ma passion, tu aurais reculé d’horreur ! Je suis une femme changeante, et mes caprices passent rapidement ; il n’y a que le fond de mon être qui soit immuable... Ne fais donc pas attention à ce que je semble être, puisque tu ne peux savoir ce que je suis ! Si tu m’ennuies encore, je remettrai mon voile, et tu ne contempleras plus mon visage !...
Je me levai et m’assis sur le divan à côté d’elle, encore tout frissonnant d’émotion, quoique ma passion fût calmée pour le moment, comme les feuilles d’un arbre continuent à frissonner quand la tempête est passée. Je n’osai pas lui dire que je l’avais vue lors de cette horrible scène de l’incantation du feu !
— Et maintenant, continua-t-elle, parle-moi des doctrines de ce Messie hébreu qui, dis-tu, gouverne actuellement Rome, la Grèce.. l’Égypte et les barbares aussi ! Sa philosophie devait être bien extraordinaire, car de mon temps les peuples ne voulaient pas nous écouter ; la débauche, l’ivresse et le carnage, telles étaient leurs seules croyances...
RIDER HAGGARD.
(Traduit de l’anglais par M. Georges Labouchère.)