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Rider Haggard : She 19

mardi 22 décembre 2020, par Denis Blaizot


épisode précédent

Ce texte a été publié le 4 mars 1920 1920 dans l’Excelsior. Et vous pouvez le retrouver aujourd’hui sur Gallica.
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SHE (ELLE) 19

Roman de M. RIDER HAGGARD

XII (Suite)

Un silence profond succéda à ce discours, et je n’ai jamais vu scène plus étrange, même dans ce pays diabolique. La lumière des lampes se reflétant d’une manière sinistre sur les murailles ; les spectateurs étendus à terre comme des cadavres ; les coupables tâchant de dissimuler leurs craintes sous une feinte indifférence ; les gardes du corps, vêtus de robes blanches, se tenant debout, appuyés sur leurs lances ; et puis, assise sur ce fauteuil grossier, cette femme voilée, dont les charmes et la puissance redoutable semblaient rayonner autour d’elle comme un cercle lumineux, tout contribuait à vous émouvoir jusqu’au fond de l’âme.

Ayesha se leva enfin pour prononcer sa sentence :

— Chiens et serpents, commença-t-elle, d’une voix qui fit résonner les profondeurs du souterrain, mangeurs de chair humaine, vous avez commis deux crimes. D’abord, vous avez attaqué ces étrangers, qui étaient des blancs, et vous vouliez tuer leur serviteur, et, pour cela seul, vous avez mérité la mort. Mais ce n’est pas tout. Vous avez osé me désobéir. Ne vous avais-je pas fait dire par Billali de bien traiter ces étrangers, que vous auriez cruellement massacrés sans leur héroïque défense ? Ne vous a-t-on pas enseigné depuis votre enfance que mes paroles font loi, et que celui qui enfreint cette loi d’un iota doit périr ? Vous le savez bien, méchants que vous êtes ! Mais vous êtes tous mauvais — mauvais jusqu’au fond du cœur — la méchanceté bouillonne en vous comme un torrent ! Sans moi, il y a longtemps que vous n’existeriez plus, car vous vous seriez détruits les uns les autres. Et maintenant, pour avoir commis ce crime, pour avoir voulu massacrer ces hommes, mes hôtes, et surtout pour avoir osé me désobéir, voici quel sera votre châtiment. Vous serez conduits à la grotte de torture et livrés aux bourreaux, et demain, au coucher du soleil, ceux d’entre vous qui vivront encore subiront le supplice qu’ils voulaient infliger au serviteur de mon hôte.

Elle se tut, et un frémissement de terreur courut dans les rangs de l’auditoire. Quant aux victimes, dès qu’elles connurent l’horreur de leur sort, elles se jetèrent aux pieds de la reine, implorant sa pitié avec des larmes amères. Moi aussi, je me tournai vers Ayesha, et la suppliai de les épargner, ou du moins d’adoucir leur peine. Mais elle fut inflexible comme un roc.

— Mon cher Holly, me dit-elle en grec, c’est impossible. Si je montrais quelque pitié envers ces loups furieux, vos vies ne seraient plus un seul jour en sûreté. Tu ne les connais pas. Ce sont des tigres qui, maintenant encore, ont soif de votre sang. Sois persuadé, Holly, que je ne suis pas cruelle à plaisir : à quoi bon me venger sur des êtres aussi méprisables ? Les personnes qui vivent longtemps sont à l’abri des passions, sauf quand leur intérêt est en jeu. Ce n’est point sous l’empire de la colère que je condamne ces hommes. Tu as vu parfois ces petits nuages que balayent les vents impétueux : eh bien ! mes caprices ressemblent à ces nuages, ils cèdent toujours devant la grandeur de mon but... Oui, les accusés doivent mourir, et mourir comme je l’ai dit !

Puis, se tournant vers le capitaine des gardes :

— Qu’il soit fait comme je l’ordonne !

XIII

Quand les prisonniers eurent été emmenés, Ayesha fit un signe, et les spectateurs se retirèrent en rampant, nous laissant bientôt seuls, la reine et moi, à l’exception des muets et de quelques gardes du corps. Pensant que l’occasion était bonne, je demandai à Ayesha de venir voir Léo, en l’informant de son triste état ; mais elle refusa, disant qu’il ne mourrait certainement pas avant la nuit, car on ne mourait jamais de cette sorte de fièvre qu’à la tombée de la nuit ou à l’aurore. Elle me dit aussi qu’il vaudrait mieux laisser autant que possible la maladie suivre son cours avant de la guérir. En conséquence, je me levai pour prendre congé, quand elle m’invita à la suivre, ajoutant qu’elle voulait me montrer les merveilles des grottes. J’étais trop ensorcelé par ses charmes pour dire non, et d’ailleurs ma curiosité était singulièrement éveillée. Elle se leva de son fauteuil, et, faisant quelques signes aux muets, descendit du dais. Là-dessus, les jeunes filles prirent des lampes et se placèrent devant nous, tandis que les gardes du corps disparaissaient.

— Maintenant, dit-elle, voudrais-tu voir quelques-unes des merveilles de ce pays, ô Holly ? Regarde cette grotte. As-tu jamais vu la pareille ? Cependant, elle a été creusée, ainsi que bien d’autres, par la race éteinte qui vivait ici autrefois. Ce devait être une grande nation que ce peuple de Kôr, mais, comme les Égyptiens, il pensait plus aux morts qu’aux vivants. Combien d’hommes et combien d’années a-t-il fallu, selon toi, pour creuser cette caverne et les galeries adjacentes ?

— Dix mille, répondis-je.

— À peu près, ô Holly. Ce peuple est plus ancien que les Égyptiens. Je puis lire un peu leurs inscriptions, dont j’ai trouvé la clef, et, vois-tu, ceci est la dernière grotte qu’ils aient creusée.

Puis, faisant signe aux muettes de soulever leurs lampes, elle me montra sur la muraille une inscription tracée on caractères semblables à ceux que j’ai déjà mentionnés. La forme des lettres était encore parfaitement visible, et Ayesha put me traduire ce document, qui était ainsi conçu :

 » Moi, Junis, prêtre du grand temple de Kôr, j’écris ceci en l’année 4803 de la fondation de Kàsl môs ess tombée, et ses palais sont maintenant le repaire des loups, des hiboux et des cygnes sauvages ! Il y a vingt-cinq lunes, un nuage s’est abattu sur Kôr, et de ce nuage est sorti un fléau pestilentiel qui a anéanti tout son peuple, vieux et jeunes, riches et pauvres, hommes et femmes, princes et esclaves. Les morts étaient si nombreux qu’on ne put conserver les corps selon les anciens rites du pays, et on les jeta dans la grande fosse creusée sous la caverne... Moi, le prêtre Junis, seul survivant des habitants de Kôr, j’écris ceci avant de mourir, le cœur désespéré d’avoir vu tomber Kôr, l’auguste cité. »

Je poussai un cri d’étonnement, tant était poignante la tristesse empreinte dans ces quelques lignes. Qu’avait dû éprouver ce vieillard, tandis qu’il retraçait ainsi l’histoire des malheurs de sa race sur les murailles de cette sinistre caverne ? Quel sujet pour un peintre ou un moraliste !

J’en étais là de mes réflexions, quand Ayesha, me posant la main sur l’épaula :

— Je veux te faire voir maintenant, dit-elle, la grande fosse dont parle l’inscription. Jamais tes yeux ne contempleront pareil spectacle.

Je la suivis donc à travers un couloir latéral, puis nous descendîmes un grand nombre de marches pour arriver enfin à un souterrain profond d’environ soixante pieds au-dessous de la surface du roc. Soudain, le couloir cessa, la reine s’arrêta et fit signe aux muettes de soulever leurs lampes et, comme elle me l’avait prédit, je fus témoin d’un spectacle assurément peu commun. Nous étions sur le bord d’une fosse gigantesque et, à la lueur des lampes, je vis que c’était un vaste charnier, rempli de milliers de squelettes humains qui étaient amoncelés en une énorme pyramide. Je ne puis rien imaginer de plus émotionnant que ces débris d’une race éteinte et, pour ajouter encore à l’horreur du spectacle, un nombre considérable de corps s’étaient desséchés en conservant leur peau et semblaient nous lancer des regards grimaçants. Je poussai une exclamation de stupeur, et les échos de ma voix, résonnant sous la voûte du souterrain, ébranlèrent un crâne qui se balançait depuis des milliers d’années au sommet de la pile. Il tomba avec fracas, entraînant dans sa chute une avalanche d’ossements, qui fit retentir les parois de la fosse, comme si les squelettes se levaient pour nous saluer.

— Allons, dis-je, j’en ai assez vu. Ce sont les corps des victimes de la grande peste, n’est-ce pas ? ajoutai-je en m’éloignant.

— Oui. Les habitants de Kôr embaumaient leurs morts comme les Égyptiens. mais avec un art encore plus parfait. Reste un moment, et tu pourras t’en convaincre.

À suivre

RIDER HAGGARD.

(Traduit de l’anglais par M. Georges Labouchère.)