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Rider Haggard : She 29

mercredi 23 décembre 2020, par Denis Blaizot


épisode précédent

Ce texte a été publié le 14 mars 1920 1920 dans l’Excelsior. Et vous pouvez le retrouver aujourd’hui sur Gallica.
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SHE (ELLE) 29

Roman de M. RIDER HAGGARD

XXI (Suite)

Il la regarda, puis lui tendant la main :

— Lève-toi, Ayesha, dit-il tristement ; tu sais bien que je ne puis te frapper, même pour l’amour de celle que tu as massacrée hier soir. Je suis en ton pouvoir, je suis ton esclave. Comment pourrais-je te tuer ? Je préférerais m’égorger moi-même !

— Ah ! je le vois, tu commences à m’aimer, Kallikratès, répondit-elle en souriant. Et maintenant, parle-moi de ton pays ; c’est une grande nation, n’est-ce pas, avec un empire semblable à celui des Romains ! Tu voudrais sûrement retourner là-bas, et tu as raison, car tu ne dois pas rester éternellement dans ces grottes de Kôr. Quand tu seras pareil à moi, nous partirons d’ici, je saurai bien trouver un chemin, et nous passerons alors en Angleterre, où nous mènerons une vie digne de nous. J’ai attendu deux mille ans le jour où je pourrais quitter ces horribles grottes et ces gens lugubres, et maintenant ce jour est proche, et mon cœur bondit de joie comme celui d’un enfant au moment des vacances ! Car- tu gouverneras l’Angleterre

— Nous avons déjà une reine, objecta Léo.

— Cela ne fait rien, dit Ayesha ; elle peut être renversée.

À quoi nous répondîmes avec indignation que nous ne souffririons jamais pareille injustice, notre reine étant universellement aimée et vénérée. Nous ajoutâmes que dans notre pays, le peuple était le véritable maître, et que nous étions gouvernés par les votes des classes les moins éclairées.

— Ah ! dit-elle, une démocratie ! bien sûr qu’il y a un tyran, car j’ai toujours vu que les démocraties, ne sachant ce qu’elles voulaient, finissaient par se courber sous le joug d’un tyran.

— Oui, dis-je, nous avons nos tyrans.

— Eh bien ! répliqua-t-elle, nous détruirons ces tyrans, et Kallikratès régnera !

J’avertis sur-le-champ Ayeslia qu’en Angleterre le meurtre était puni par la loi, et menait le plus souvent à l’échafaud.

— La loi ! s’écria-t-elle avec mépris, la loi ! ne comprends-tu pas, ô Holly, que mon Kallikratès et moi nous sommes au-dessus de toute loi humaine !

 » Et maintenant, laissez-moi, je vous prie, car il faut que nous nous préparions tous pour notre voyage de demain. N’emportez pas grandes provisions, nous ne serons absents que trois jours environ. Nous retournerons ensuite ici, et je ferai en sorte que nous puissions dire adieu pour toujours à ces sépulcres de Kôr ! »

Nous primes donc congé d’elle, et je ne pus m’empêcher de songer au redoutable problème qui s’ouvrait devant nous. La terrible Ayesha était évidemment décidée à aller en Angleterre, et je frissonnais à l’idée de ce qu’elle parviendrait à faire dans ce pays. Il serait peut-être possible, d’abord, de réfréner son ambition, mais elle ne tarderait pas à renverser tous les obstacles et à régner en souveraine absolue sur l’univers entier ; et, quoiqu’elle dût faire de nous la nation la plus puissante et la plus prospère que le monde ait jamais vue, ce résultat ne serait atteint qu’au prix de sanglants, sacrifices.

Le tout me faisait l’effet d’un rêve ou de l’invention de quelque cerveau détraqué ; et pourtant c’était un fait, — un fait miraculeux, — dont l’univers entier aurait bientôt connaissance !... Bref, après y avoir mûrement réfléchi, je conclus que la Providence voulait se servir de cette étrange créature pour révolutionner le monde et édifier une puissance devant laquelle toute l’humanité s’inclinerait.

XXII

Nos préparatifs ne furent pas très longs. Nous mîmes deux vêtements de rechange dans mon sac, et nous prîmes chacun notre revolver et notre carabine, avec une certaine quantité de munitions, précaution qui nous sauva la vie en maintes circonstances. Quant au reste de notre attirail, nous le laissâmes derrière nous, y compris les fusils de gros calibre.

Quelques minutes avant le moment fixé, on nous introduisit de nouveau dans le boudoir d’Ayesha, et nous la trouvâmes prête, elle aussi, avec son manteau sombre jeté sur ses épaules.

— Êtes-vous préparés pour la grande aventure ? demanda-t-elle.

— Oui, répondis-je, quoique pour ma part je n’y aie guère foi.

— Mon cher Holly, tu es vraiment comme ces anciens juifs, incrédule et peu disposé à accepter ce que tu ne sais pas. Mais tu verras ; et si mon miroir ne me trompe point — et elle désigna la vasque d’eau limpide — le sentier est encore ouvert comme jadis. Et maintenant, en route pour la nouvelle existence qui s’ouvre devant nous !

Peu d’instants après, nous traversions la grande caverne centrale, et nous nous trouvions en plein air. À l’orifice de la grotte, six porteurs, tous muets, nous attendaient avec une seule litière, et j’eus le plaisir de voir au milieu d’eux notre vieil ami Billali, pour lequel j’avais conçu une sorte d’affection. Pour des raisons qu’il n’est pas nécessaire d’expliquer, Ayesha avait décidé qu’à l’exception d’elle-même, nous irions à pied, et nous ne demandions pas mieux, après notre long emprisonnement dans ces grottes, véritables sarcophages et demeures peu gaies pour les vivants. Soit par l’effet du hasard, soit sur l’ordre d’Ayesha, l’endroit où nous avions assisté à l’horrible fête était vide de spectateurs. On ne voyait pas une âme, et j’en conclus que notre départ était ignoré de tous, sauf peut-être des muets qui servaient Ayesha, et ils avaient naturellement l’habitude de garder pour eux ce qu’ils voyaient.

Au bout de quelques minutes, nous franchissions la grande plaine cultivée semblable à une vaste émeraude au milieu de son cirque de collines, et nous admirions une fois de plus l’habileté et l’énergie qu’il avait fallu aux fondateurs de la vieille cité pour dessécher cet immense marais. C’est à mon avis un exemple sans pareil de ce que peut faire l’homme en face de la nature, et des travaux comme le canal de Suez et le tunnel du mont Cenis ne sauraient rivaliser avec cette antique entreprise.

Nous marchions depuis environ une demi-heure, jouissant de la délicieuse fraîcheur qui, à cette heure-là, se répandait dans la plaine de Kôr, quand nous aperçûmes les ruines que Billali nous avait dit être celles de la grande cité. Plus nous approchions de ces ruines, plus elle nous semblèrent dignes d’admiration. La cité n’était pas très vaste, comparée à Babylone, à Thèbes, ou à d’autres villes d’une antiquité reculée ; sa superficie avait dû être de douze milles carrés à peu près. Les murailles, construites en pierres de taille, n’avaient guère, autant que nous pûmes en juger plus de quarante pieds de haut ; d’autre part, leur largeur égalait leur hauteur, et elles étaient entourées d’un grand fossé large d’environ soixante pieds, où l’on trouvait encore quelques flaques d’eau. Dix minutes environ avant le coucher du Soleil, nous atteignîmes ce fossé, et, le traversant sur les débris entassés d’un ancien pont, nous gravîmes avec quelque difficulté la muraille jusqu’à son sommet. Ma plume est impuissante à donner une idée du spectacle grandiose qui s’offrit alors à nos regards. Dorées par les derniers rayons du Soleil couchant, des ruines s’étendaient à perte de vue, colonnes, temples, autels et palais de rois, entremêlés de buissons verdoyants. Les toits de tous ces bâtiments s’étaient, cela va sans dire, écroulés depuis longtemps ; mais, grâce à l’extrême solidité des constructions, et à la dureté du sol employé, la plupart des murailles et des grandes colonnes demeuraient encore debout. Devant nous s’étendait ce qui avait été évidemment la principale artère de la grande cité, car cette voie était très large, plus large que la levée de la Tamise. Étant pavée en pierres de taille, semblables à celles des murailles, elle n’était que peu envahie par les herbes et les buissons, qui ne pouvaient y trouver de terre végétale ; au contraire, les anciens parcs et jardins n’étaient plus qu une jungle épaisse. Des deux côtés de la grande artère, on voyait d’immenses blocs de ruines, chaque bloc étant séparé de son voisin par un espace qui avait, je le suppose, été jadis un jardin, mais qui n’était plus maintenant qu’un bocage épais et enchevêtré.

Quelques instants après, nous arrivions à un énorme édifice que je pris, avec raison, pour un temple couvrant au moins quatre acres de terrain, et disposé apparemment, en une série de cours séparées l’une de l’autre par des rangées de colonnes gigantesques. Ces colonnes offraient une particularité étrange : elles s’amincissaient au milieu, pour s’élargir au sommet et à la base. Je pensai d’abord qu’on avait voulu ainsi symboliser d’une façon grossière le corps féminin, comme c’était l’habitude chez les architectes de l’antiquité. Le jour suivant, néanmoins, en gravissant les pentes de la montagne, nous aperçûmes quantité de splendides palmiers dont le tronc avait exactement la même forme, et je ne doute pas maintenant que le premier dessinateur des colonnes ne se soit inspiré de ces arbres gracieux qui, il y a dix mille ans, embellissaient déjà les flancs de la montagne.

Devant la façade de ce temple gigantesque, presque aussi vaste que celui de El-Karnac, à Thèbes, notre petite caravane s’arrêta, et Ayesha descendit de sa litière.

— Il y avait ici un endroit, Kallikratès, dit-elle à Léo qui était accouru l’aider, où l’on pouvait passer la nuit. Toi et moi, ainsi que cette horrible Égyptienne, nous y avons reposé, voilà deux mille ans, mais depuis lors, je n’y ai jamais remis le pied, et peut-être le mur s’est-il écroulé !

Puis, suivie de nous tous, elle gravit un vaste escalier à demi ruiné qui conduisait à la cour extérieure. Après avoir réfléchi quelques instants, elle se dirigea vers le mur de gauche :

— C’est ici, dit-elle, en faisant signe d’avancer aux deux muets chargés des provisions.

L’un d’eux s’approcha et, prenant une lampe, l’alluma à son brasier (en voyage, les Amahagger portent presque toujours avec eux un petit brasier allumé, pour faire du feu). Dès que la lampe fut allumée, nous aperçûmes une chambre creusée dans l’épaisseur de la muraille, et qui, à en juger par la table en pierre placée au milieu de la pièce, avait dû servir de demeure à un des portiers du temple. C’est là qu’Ayesha nous fit entrer, et nous nous y assîmes pour prendre un frugal repas composé de viande froide et de fruits. Sur ces entrefaites, la Lune apparut derrière la montagne, et répandit sur tous les alentours sa lumière argentée.

— Vous vous demandez sans doute pourquoi je vous ai amenés ici ? dit Ayesha, qui, la tête appuyée sur sa main, contemplait l’astre majestueux. Je vous ai amenés... à propos, sais-tu, Kallikratès, que tu es assis à l’endroit même où reposait ton cadavre, quand je l’ai porté à ces grottes de Kôr, il y a tant d’années ? Toute la scène se retrace maintenant à mon esprit, je la vois, c’est affreux !

Et elle frissonna.

À suivre

RIDER HAGGARD.

(Traduit de l’anglais par M. Georges Labouchère.)