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Rider Haggard : She 32

mercredi 23 décembre 2020, par Denis Blaizot


épisode précédent

Ce texte a été publié le 17 mars 1920 1920 dans l’Excelsior. Et vous pouvez le retrouver aujourd’hui sur Gallica.
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SHE (ELLE) 32

Roman de M. RIDER HAGGARD

XXIII (Suite)

Mais, malgré tout mon bon vouloir, j’hésitai à me lancer, et je n’ai aucune honte à l’avouer.

— Comment ! tu as peur, s’écria cette étrange créature, posée comme un oiseau sur la pointe la plus élevée du rocher. Alors, laisse passer Kallikratès !

Ceci me décida ; mieux vaut tomber dans un précipice et mourir que d’être bafoué par une femme pareille ; aussi, l’instant d’après, étais-je debout sur cette horrible planche, avec l’abîme sans fond au-dessous et autour de moi ! O quelle horrible sensation me donnait cette planche reposant sur ses deux supports mouvantes ! J’avais le vertige, il me semblait que j’allais tomber, et rien ne saurait peindre la joie que j’éprouvai à me trouver enfin sur cette pierre, qui pourtant s’élevait et s’abaissait comme un navire ballotté par les vagues !

Puis vint le tour de Léo, et bien qu’ayant l’air un peu embarrassé, il traversa la planche avec l’agilité, d’un danseur de corde. Ayesha lui tendit la main, et je l’entendis lui dire :

— Bravo ! mon cher, bravo ! Le vieil esprit grec revit en toi !

Il n’y avait plus que le pauvre Job qui restât encore sur l’autre bord du gouffre. Il rampa jusqu’à la planche et s’écria :

— Impossible ! monsieur. Je vais tomber dans cet affreux trou !

— Il le faut ! lui répliquai-je avec une gaieté hors de saison, il le faut, Job, c’est facile comme bonjour.

— Je ne puis pas, monsieur, je ne puis pas.

— Qu’il vienne, ou qu’il périsse là où il est ! Voyez, la lumière faiblit ! Dans un moment, elle va disparaître ! dit Ayesha.

En effet, le rayon de soleil diminuait de plus en plus.

— Si vous restez là, Job, vous mourrez, m’écriai-je ; la lumière disparaît.

— Allons, Job, du courage ! ajouta Léo ; c’est très facile !

Le malheureux Job finit par se décider.

Il se jeta à plat ventre sur la planche et se traîna par sauts et par bonds, ses jambes pendant de chaque côté dans l’abîme.

Ses bonds firent osciller la grande pierre et, pour comble de malheur, au moment où il était à moitié route, le rayon de lumière s’éteignit soudain, laissant dans l’obscurité tout le désert environnant.

— Venez, Job, au nom du ciel ! criai-je avec désespoir, tandis que la pierre se balançait si violemment qu’il était difficile de s’y tenir. C’était une position vraiment terrible !

— Dieu ait pitié de moi ! gémit le pauvre Job ! Oh ! la planche glisse !

J’entendis un bruit strident, et je crus qu’il était englouti... Mais, à ce moment même, il me tendit la main, et, déployant toute l’énergie dont j’étais capable, je pus le hisser sur le roc, et la minute d’après Job était assis à mes côtés ! Mais la planche ?... Je la sentis glisser et l’entendis heurter contre une saillie de rochers : elle était partie au loin !

— Grands dieux ! m’écriai-je. Comment reviendrons-nous ?

— Je ne sais pas, répondit Léo. À chaque jour suffit sa peine. Je suis déjà fort reconnaissant d’être ici.

Sur ces entrefaites, Ayesha me prit par la main et m’invita à la suivre.

XXIV

J’obéis, et, à ma grande frayeur, je me sentis guider vers le rebord du rocher. Je cherchai, mais en vain, un appui pour mes jambes.

— Je vais tomber, murmurai-je.

— Non, laisse-toi aller, et fie-toi à moi, répondit Ayesha.

On comprendra qu’avec tout ce que je savais du caractère d’Ayesha, ma confiance en elle ne dût pas être bien grande. Mais, dans la vie, on est forcé parfois de remettre son sort en d’étranges mains, et c’était le cas maintenant.

— Laisse-toi aller ! cria-t-elle.

Et c’est ce que je fis, n’ayant pas le choix. Après avoir fait deux ou trois pas le long des flancs du rocher, je me sentis comme lancé dans l’espace, et je me crus perdu. Mais non ! l’instant d’après, mes pieds heurtèrent une surface rocheuse, et je me sentis installé sur quelque chose de solide, et à l’abri du vent, que j’entendais siffler au-dessus de ma tête. Léo ne tarda pas à me rejoindre, au prix de pénibles efforts.

— Êtes-vous là, camarade ? s’écria-t-il. Cela commence à devenir intéressant, n’est-ce pas ?

Au moment même, Job tombait sur nous et nous renversait l’un et l’autre. À peine nous étions-nous relevés, qu’Ayesha était auprès de nous, nous commandant d’allumer les lampes qui, grâce à Dieu, étaient intactes.

Je tirai ma boîte d’allumettes-bougies, et quelques minutes après, les deux lampes étaient allumées, éclairant un tableau vivement curieux. Nous étions entassés dans une chambre étroite, aux murailles de pierre, et nous avions tous l’air fort troublé, sauf Ayesha qui se tenait debout, les bras croisés, sans s’émouvoir. La chambre semblait avoir été creusée en partie de main d’homme, au sommet du cône ; l’endroit était d’ailleurs sec et chaud — un vrai nid de repos, comparé aux abîmes effroyables qui l’entouraient.

— Ainsi donc, dit Ayesha, nous sommes sains et saufs, quoique j’aie craint une fois que la pierre branlante ne tombât avec vous, et ne vous précipitât dans ces profondeurs insondables. Et maintenant que cet homme — désignant Job, qui, assis sur le sol, larmoyait et s’essuyait le front avec un mouchoir — a laissé tomber la planche, il ne sera pas facile de retraverser le gouffre, et je dois faire un plan à cet égard. Mais reposez-vous quelques instants, et regardez un peu l’endroit où nous sommes. Croirais-tu, ô Holly, qu’un homme a jadis choisi ce nid aérien pour sa demeure, et y a passé plusieurs années ?

 » Oui, continua-t-elle en voyant notre air étonné, c’est là qu’habitait, plusieurs siècles après la chute de Kôr, un saint ermite, philosophe versé dans tous les secrets de la Nature. Il avait découvert la puissance extraordinaire du feu que je vais vous montrer, et savait qu’en se baignant dans ce feu on vivait autant que le monde. Mais comme toi, ô Holly, cet homme ne voulut pas mettre sa science à profit, car, disait-il, l’homme n’est pas fait pour vivre éternellement. Aussi, ne voulant confier son secret à personne, vint-il demeurer ici, et encore maintenant, les Amahagger l’honorent comme un saint.

 » À mon arrivée dans ce pays, j’allai trouver le philosophe en question, quoique la traversée du gouffre me fît grand peur. Séduit par ma beauté et mon esprit, il me dévoila les mystères du feu, mais il refusa de me laisser tenter la redoutable épreuve, et j’obéis, craignant qu’il ne me massacrât. Je m’en retournai donc, et quelques jours après, je te rencontrai, mon cher Kallikratès, et tu ne tardas pas à m’inspirer une vive passion !... Je conçus donc le projet de nous donner, à toi et à moi, la vie éternelle, et nous vînmes en se lieu, avec l’Égyptienne Amenartas qui n’avait pas voulu te quitter : le vieillard était étendu mort sur le roc où tu es assis maintenant... Nous descendîmes à l’endroit où je vais vous conduire, et rassemblant tout mon courage, j’entrai dans les flammes et j’en sortis avec une vie et une beauté éternelles ! Alors, je te tendis les bras, Kallikratès, mais, aveuglé par ma beauté, tu te détournas de moi et jetas tes bras autour du cou d’Amenartas ! Affolée par la colère, je saisis la javeline que tu tenais, et je t’en perçai le cœur ! Je ne savais pas alors que je pouvais foudroyer par la seule force de mon regard, et, dans ma fureur, je te massacrai avec la javeline.

 » Et, quand tu fus mort, je pleurai amèrement en songeant que j’étais immortelle, et que tu étais mort ! Quant à l’Égyptienne, elle me maudit, invoquant tous ses dieux, et appelant sur moi les maux les plus cruels... Je crois voir encore son visage menaçant, je crois entendre encore ses injures ! Mais, comme elle ne pouvait me faire aucun mal, elle finit par m’aider à t’emporter loin d’ici, et, ensuite, je la renvoyai à travers les marais... Amenartas a donné le jour à un fils, et elle a tracé l’inscription qui t’a guidé, toi son mari, vers moi, sa rivale !...

 » Telle est l’exacte vérité, mon cher Kallikratès ; je ne t’ai rien caché. Et, maintenant, il faut accomplir l’acte qui doit couronner le tout... Un mot néanmoins avant l’épreuve finale. Nous allons nous trouver en présence de la Mort — car la Vie et la Mort se touchent — et qui sait ? peut-être allons-nous être séparés de nouveau pour quelque temps ? Je ne suis qu’une simple femme et ne puis lire dans l’avenir. Mais je sais que ma vie est seulement prolongée et ennoblie ; je ne puis vivre éternellement, aussi vais-je te faire une prière. Dis-moi, Kallikratès, que tu me pardonnes et que tu m’aimes du fond du cœur ! Vois : j’ai souvent fait le mal, peut-être était-ce mal de frapper cette jeune fi Lie qui t’aimait... mais elle m’a désobéi et m’a irritée par ses sinistres prophéties ! Lorsque tu seras tout-puissant, toi aussi, crains de te laisser emporter par ta colère ou ta jalousie, car ta force invincible est une arme dangereuse entre les mains de l’homme ! Oui, j’ai péché, j’ai péché par amour pour toi, et pourtant je sais distinguer le bien du mal, et mon cœur n’est pas tellement endurci ! De même que ma passion m’a entraînée jadis au mal, de même ton amour sera ma rédemption, ô Kallikratès ! car l’amour qui se réfléchit dans l’âme du bien-aimé nous donne des ailes pour nous élever au-dessus de nous-mêmes ! Ainsi donc, Kallikratès, prends-moi la main, soulève mon voile aussi hardiment que si j’étais une humble paysanne, regarde-moi bien en face, et dis-moi que tu me pardonnes et que tu m’adores ! »

Elle s’arrêta, et ses tendres accents me pénétrèrent jusqu’au fond de l’âme ; ils étaient si humains, si féminins ! Léo, lui aussi, semblait vivement ému ; jusque-là il avait été fasciné, comme un oiseau est fasciné par un serpent, mais à présent il éprouvait, je crois, un véritable amour pour cette étrange et splendide créature. En tout cas, ses yeux se remplirent de larmes, il s’avança vivement vers elle et dénoua son voile diaphane, puis, la prenant par la main et la regardant dans le blanc des yeux, il dit tout haut :

— Ayesha, je t’aime de tout mon cœur, et je te pardonne la mort d’Ustane ! Je t’aime comme je n’ai jamais aimé de ma vie, et je te promets une fidélité éternelle !

— Maintenant, répondit Ayesha avec une orgueilleuse humilité, maintenant que mon seigneur et maître m’accorde si généreusement mon pardon, je ne peux demeurer en reste avec lui.

À suivre

RIDER HAGGARD.

(Traduit de l’anglais par M. Georges Labouchère.)