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Maurice Renard : Ce qui s’est passé

dimanche 1er novembre 2020, par Denis Blaizot

Cette nouvelle est initialement parue dans Le Matin du 13 juillet 1935 1935 .

Ici, mis à part la première ligne, c’est le commissaire Jérôme qui raconte. Mais raconte-t-il une histoire policière ? Oui et non. Ce n’est qu’au dernier paragraphe que le lecteur comprend ce qu’il en est. Bien trouvé. Mais cela va très certainement déplaire aux adeptes de la nouvelle et du roman policiers.

— Écoutez mon histoire, me dit Jérôme. Pour une fois, je vais faire de la littérature.

 » À genoux sur l’épais tapis vieux rose, jonché d’épingles, l’essayeuse « arrondissait » la jupe du costume tailleur. Son jeune corps souple s’écrasait, ramassé, tandis qu’elle déplaçait la petite toise autour de Milène.

 » Milène, immobile, distraite, regardait devant elle, dans l’Une des hautes glaces qui multipliaient sa fine stature dressée, la jupe de lin grège, la chemisette de voile crème et les copeaux de cuivre rouge de sa chevelure.

 » — Voilà ! dit l’essayeuse, ayant, d’un œil vigilant, contrôlé son œuvre au miroir.

 » Elle se releva avec toute l’aisance et la simplicité de l’habitude. Une autre essayeuse tendait à Milène le smoking du « tailleur », en esquissant d’une bouche close, un sourire modéré.

 » — Si madame veut bien passer...

 » Dans un coin du salon, la chère bonne et fidèle Camille Thierce, qui était de toutes les courses chez les modistes et les couturières, se tenait sagement, sur une chaise, le regard chargé d’affection et lourd d’une docilité éperdue.

 » — Hem ! Hem ! fit Milène en donnant à cette petite toux ce qu’elle peut signifier de plus gentiment railleur.

 » — En effet, avoua l’essayeuse d’un air d’extrême confusion. Je vous prié de nous excuser, madame. Je ne sais comment cela se fait. Ce smoking est hideux.

 » Elle saisit, sur-le-champ, les ciseaux qui pendaient de sa ceinture, au bout d’une double ganse noire, et les approcha d’une emmanchure, pour découdre.

 » — Attendez mademoiselle Berthe, dit Milène.

 » L’autre, obéissante, neutre, s’écarta.

 » La bouche relevée d’un côté, Milène semblait prendre un plaisir ironique à se voir vêtue du smoking raté, aux manches trop larges, trop longues et mal attachées.

 » — Camille, dit-elle, je ne te rappelle rien, commença ?

 » Elle achevait à peine, et la patronne entra, tout sucre, souriante, si l’on peut dire, de la tête aux pieds.

 » — Voyez, madame Lescot s’indigna l’essayeuse. Le smoking de Mme Vinelle. Quelle horreur !

 » — Oh ! Oh ! Oh ! faisait Mme Lescot, consternée. Que d’excuses, madame !

 » — Je ne te rappelle rien, Camille ? répéta Milène suivant son idée.

 » — Non. répondit Camille Thierce, aussi intriguée qu’ahurie.

 » Milène eut un ricanement philosophique.

 » — Vous pouvez découdre, mademoiselle Berthe, dit-elle.

 » Mlle Berthe se mit à l’ouvrage, replaçant les manches, épinglant, suprêmement attentive à sa tâche réparatrice. Milène s’y prêtait de bonne grâce. Elle était bien loin de là, en pensée ; cela se voyait surtout à ce sourire fixe qui continuait de tordre un peu sa bouche violemment fardée.

 » — J’espère que madame Vinelle nous pardonnera, émit Mme Lescot en se tournant vers Camille Thierce.

 » — Mais bien sûr, bien sûr ! dit Milène sans quitter le pays du rêve, ou plutôt du souvenir.

 » Elle ne dit plus rien. L’essayage s’acheva en silence. Milène et sa suivante sortirent, accompagnées jusque sur le palier par les salutations empressées de Mme Lescot. Dehors, le chasseur de la couturière, en livrée impeccable, leur ouvrit la portière de l’automobile étincelante de nickels et de laques.

 » — Nous rentrons, Albert, dit Milène à son chauffeur.

 » Il est superflu de vous rappeler, je pense, que l’industriel Smith-Samson, l’ami de Milène, l’a installée avenue du Bois, dans un palais de marbre.

 » — Et maintenant ? demanda Camille Thierce.

 » — Maintenant, plus rien. Un peu fatiguée. Je vais me reposer. Plus besoin de toi, mon chou. Albert te reconduira, si tu veux.

 » Je veux bien. Au revoir, Milène. Ah ! j’y repense ; qu’est-ce que tu voulais me dire, chez Lescot ? Tu m’as demandé si je me rappelais...

 » — Je ne sais plus. Une idée quelconque...

 » Camille partie, Milène traversa lentement des pièces charmantes et somptueuses. Plusieurs pékinois la suivaient en jappant. Elle était habillée d’une robe adorable et amusante comme un trait d’esprit, création dernière du couturier en vague. Une femme de chambre, noire et blanche, tout en soie et batiste, vint à elle, jolie comme un cœur.

 » — Quelle toilette Madame mettra-t-elle pour dîner ?

 » — N’importe. La verte.

 » — Quelle verte, madame ? L’amande, la Nil ou la mousse ? interrogea la belle fille avec une gaie déférence.

 » — N’importe. Amande...

 » Milène souriait toujours, assez mystérieusement.

 » — Quoi ! dit-elle en voyant un valet s’approcher d’elle, les bras chargés d’une moisson de rosés bleues et thé.

 » — C’est monsieur qui fait envoyer ces fleurs.

 » — Portez dans le studio. Le grand vase blanc, sur le piano.

 » Elle caressa les roses, d’une flatterie aérienne qui fit briller dans l’espace les joyaux de ses bagues et ses ongles couleur de corail.

 » La femme de chambre était toujours là.

 » — Qu’y a-t-il encore ? fit doucement Milène.

 » Madame m’avait dit qu’elle partait après-demain pour l’Égypte. Je songe aux malles.

 » — Nous avons le temps. Laissez-moi.

 » Elle avait entrevu, un instant, l’élégante silhouette du yacht qui les attendait, elle et Smith-Samson, pour les emmener sur la mer azurée.

 » — Bien, madame.

 » La solitude s’était refaite autour de Milène.

 » Elle monta le large escalier taillé dans le même carrare que les plus nobles statues. Les colonnes pures, les vitraux en fleur se succédaient au long de son ascension...

 » Parvenue au troisième étage, elle s’engagea dans des couloirs de service. On entendait derrière les portes le bavardage étouffé des lingères et des repasseuses.

 » Au fond, elle entra dans un cabinet garni de placards et elle ouvrit l’un d’eux.

 » Là-dedans, des robes pendaient à des porte-manteaux. Alignées, serrées, dans une odeur de camphre. une odeur de passé, de souvenir, presque d’au-delà. Ce lieu retiré ressemblait, en effet, à l’autre monde des robes, des robes mortes. Et là, tout à fait contre la paroi de droite : un vieux tailleur gris.

 » Milène décrocha le pauvre vêtement d’humilité, éleva devant elle le léger fardeau de la jupe mince et de la jaquette élimée. Une étrange émotion, un bonheur singulier flambaient dans ses yeux.

 » Sur la cheminée nue, une glace montait, paraissant ici plus silencieuse qu’aucune glace au monde. Milène ôta prestement sa belle robe éloquente, et passa le vieux tailleur.

 » Elle avait maigri, par élégance, depuis deux ans, et flottait davantage dans la « confection ». Les manches sans grâce lui couvraient les mains un peu plus que jadis. Pourtant, elle se retrouvait telle que Smith-Samson l’avait vue pour la première fois et qu’il l’avait engagée comme sténo-dactylo, dans le tas, sans même la regarder. Elle se retrouvait telle qu’elle était venue, chaque jour, s’asseoir parmi ses égales, devant sa machine à écrire, jusqu’à ce que ses gains lui eussent permis un peu de coquetterie. Et c’est alors que Smith-Samson l’avait remarquée, c’est alors qu’elle était devenue sa secrétaire particulière. La suite s’était accomplie avec une promptitude foudroyante.

 » Milène dévorait des yeux, ardemment, l’image de cette pauvresse qu’elle avait été, en ces temps de privations et de liberté, avant l’esclavage doré d’aujourd’hui. Le vêtement, avec sa vieille senteur de laine, l’enveloppait de l’atmosphère même qu’elle était venue lui demander. Elle goûtait, avec une ivresse triste, le charme de tout ce qu’elle avait perdu en gagnant Smith-Samson et ses milliards — tout ce qui tenait dans un mot : l’indépendance !

 » Smith-Samson, l’aimait-elle ? Ah ! non ! Après-demain, cependant, il faudrait le suivre sur le yacht, avec les pékinois, les malles-cabine, les caméristes...

Alors, voilà, mon cher ! acheva mon éminent ami le commissaire divisionnaire Jérôme. C’est tout. J’ai interrogé Camille Thierce, Mme Lescot et la femme de chambre ; c’est d’elles que je tiens la majeure partie de ce qui précède. J’ai visité le placard où manque le vieux tailleur. Et ainsi j’ai compris pourquoi Milène avait disparu à l’heure du dîner. On ne l’a ni enlevée. ni assassinée. Elle est partie, tout simplement. »

Maurice Renard Maurice Renard