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Camille Debans : Un drame à toute vapeur

dimanche 11 octobre 2015, par Denis Blaizot

Ebooks gratuits
Des Epub et Pdf faits avec soin pour vous faire redécouvrir des œuvres anciennes tombées dans le domaine public.

Cette nouvelle est parue dans les numéros 789 et 793 du Journal des voyages et des aventures de terre et de mer dans le courant du deuxième semestre 1892 1892 .

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I

À première vue, le mécanicien Léger Som­breker ne paraissait pas plus de dix-huit ans. Blond, imberbe, très mince, avec des pieds de demoiselle et des mains d’une finesse im­probable quoiqu’elles eussent été depuis sept ans en contact perpétuel avec le fer et le feu, il avait d’abord l’aspect de ces pâles gamins des faubourgs dont la physionomie est trop connue pour qu’il soit nécessaire de l’esquis­ser ici.

Afin de découvrir que Léger était un homme, il fallait l’observer attentivement, et encore était-il indispensable qu’il daignât le­ver sur vous ses grands yeux, dans lesquels on pouvait lire, non pas son âge, mais une certaine maturité qui échapper à l’analyse.

En compagnie, Sombreker restait ordinaire­ment silencieux ; il baissait les paupières, percevant, sans y prêter attention, ce qui se disait autour de lui. En revanche, on pouvait facilement juger qu’il écoutait avec une sorte d’absorption continue les choses du dedans de soi.

Mais lorsqu’il était ou se croyait seul, et que sous le ressort d’une de ses pensées il levait les yeux, ses prunelles vertes comme la mer et profondes comme elle, jetaient des rayons d’un éclat fatigant, ainsi que ces plaques d’acier toute neuves dont aucun frottement n’a encore terni le polissage.

Ces yeux avaient même une propriété sin­gulière : ils le grandissaient ; phénomène difficile à imposer aux incrédules. Les yeux baissés, Sombreker était un jeune homme chétif, sans physionomie ni caractère. Il était petit et le paraissait.

Philosophes, observateurs, tout le monde, y compris les sots, l’aurait coudoyé, envisagé, sans rien voir en lui d’extraordinaire. Mais s’il ouvrait les yeux et les fixait sur vous, il sem­blait se transfigurer. On lui croyait alors six pieds, et machinalement on levait la tête pour lui adresser la parole ou pour l’étudier.

Qu’il vint à parler, son regard s’enveloppait de flammes, et l’on avait un géant devant soi. Le hasard alors plaçant cet homme en face d’un danger ; il devenait surhumain.

Encore une fois, je ne veux convaincre per­sonne, je raconte ce que j’ai vu, ce que d’autres ont observé comme moi, ce que je ne pouvais passer sous silence pour l’intelli­gence de ce récit, pour l’entente parfaite de ce qu’on va lire.

Né en Bretagne, sur les bords de l’Océan, il avait passé son enfance à contempler les ho­rizons infinis. Son père, un hardi pêcheur, l’avait emmené souvent dans sa barque, et à ce métier les membres grêles de Léger avaient pris de bonne heure la vigueur et la souplesse.

Un soir, le bateau que montaient les deux Sombreker fut assailli par un ouragan. Il fallut renoncer à rallier le port et gagner la grande mer. Pendant que le père s’épuisait en efforts contre la tempête, il vit son fils debout sur la frêle embarcation qui craquait, regarder Inso­lemment le ciel et la mer comme dans un dé­fi. Il semblait savourer l’orage. Le vieux Som­breker se ressouvint alors que son fils avait été conçu pendant une nuit où le vent et le tonnerre faisaient fureur.

« Il sera le roi de la mer si je deviens assez vieux pour en faire un capitaine, » pensait souvent le pécheur.

Le pauvre homme ne devait pas goûter cette joie. Il fut englouti avec sa barque dans un coup de vent.

Léger venait d’entrer au collège de Saint-Malo. Il y resta grâce à la charité du curé de son village.

Dès le début de ses études, il se jeta avec frénésie sur les sciences mécaniques, en ap­prit ce qu’il put, et demanda à entrer comme apprenti chez un constructeur de machines. Il y devînt en peu de temps un des meilleurs ouvriers, profitant de tous ses loisirs pour s’instruire. Enfin, grâce à son mérite, à sa bonne conduite et à ses connaissances, il en­tra comme mécanicien au chemin de fer de Lyon.

Sobre, rangé, point coureur, ennemi de tout bruit, presque constamment muet, affamé de joies intimes, il s’était marié de bonne heure avec une belle fille du Midi à laquelle il appor­ta une aisance relative ; et celle-ci, en retour, lui donna un fils blond comme lui, avec des yeux verts comme les siens.

Heureux, il l’était. Il quittait sa femme pour monter sur sa locomotive, et revenait de celle-ci à celle-là sans une tentation, sans une pensée qui l’attirât ailleurs. Bien plus, il ne formait pas de souhaits.

Voir grandir son fils, vieillir avec : sa femme et dévorer l’espace sur sa Durance – c’était le nom de sa machine, – voilà toute sa vie. Avec cela, il se trouvait mieux partagé que les puissants de la Terre.

La femme de Léger, elle, était rieuse. Com­ment cette nature expansive et gaie avait-elle trouvé des affinités fécondes avec ce tempérament silencieux et presque triste ? Qui le sait ? À peine oserait-on justifier ce bi­zarre phénomène par la loi des contrastes.

Quoi qu’il en soit ; Marie entendait le si­lence de son mari, à ce point que souvent il était compris et obéi sur un demi-geste, sur l’ébauche d’un regard. De son côté, Léger n’était pas incommodé par le verbiage de sa femme, et d’une oreille il percevait des saillies qui le faisaient sourire tandis que de l’autre il écoutait ce qui se passait dans son âme.

Yvon, l’enfant adoré, grandissait, mélancolique comme son père.

À la gare, Léger était estimé de ses chefs et vénéré de ses égaux ou de ses inférieurs. Ne se faisant jamais l’écho d’un bavardage, il n’avait jamais eu d’altercation avec ses ca­marades. Les plus querelleurs au surplus, sa­vaient que, pour être mince, son bras n’en était pas moins lourd à l’occasion, et il avait déployé maintes fois un courage qui devait imposer. On citait de lui, particulièrement, un trait de sang-froid et d’audace rare.

Un jour, le train express de Paris à Lyon ve­nait de dépasser la gare de Brunoy. Léger sondait de l’œil l’horizon, lorqu’il aperçut à six cents mètre environ un enfant planté, de­bout sur la voie. C’était un beau baby blond et rose, avec un petit air crâne. Il était là, entre les deux rails, plein d’insouciance et de sécurité.

Arrêter le train n’était pas possible. Effrayer l’enfant ne semblait pas probable. Et d’ailleurs on aurait pu se faire entendre et lui ordonner de fuir, qu’il n’eût pas obéi. Les en­fants, roses ou pâles, blonds ou bruns, sont entêtés.

Malgré les grands gestes du chauffeur, le gamin, qui pouvait avoir trois ou quatre ans, regardait arriver sur lui ce train, avec curiosi­té, avec intérêt même, et bougeait pas.

Est-il possible d’analyser ce qui se passa en une seconde dans la tête de Sombreker ? Qui dira ce qu’il fallut d’énergie et de présence d’esprit à cette nature sensible, bonne et somnolente, pou ne pas réfléchir un instant ? A-t-il jamais su lui-même comment cela s’était fait et quelle série de sensations il avait traversée ?

Toujours est-il que, prompt comme le rêve, il siffla un signal du serre-frein, renversa la vapeur, puis il se précipita à l’avant de sa lo­comotive, s’accroupit, emboîta son pied der­rière l’une de ces énormes lanternes qui sont comme les yeux du monstre, et se laissa aller ainsi, suspendu la tête en bas.

« Vous êtes donc fou ? lui cria son chauf­feur, atterré de tant d’audace. Vous allez vous faire tuer. »

Inutile de dire que Léger n’entendit pas, Le sang lui battait les tempes, et de temps à autre de petits cailloux venaient lui cingler la figure. Il guettait tout de même l’enfant, qui se rapprochait.

Dans cette position, pour lui les événe­ments semblaient être à l’envers. Quoique la vitesse du train eût été quelque peu dimi­nuée, ce n’était plus la machine qui filait comme une hirondelle, c’était l’enfant qui pa­raissait arriver pour le frapper, comme s’il eût été lancé par un formidable canon imagi­naire.

Chaussang, le chauffeur, était monté sur l’avant de la Durance. Haletant, les eux écar­quillés, la peur dans le geste, cet homme re­gardait en tremblant ce qu’il craignait de voir. On approcha. L’enfant chantait une berceuse. Allait-il donc s’endormir pour toujours ?

Tout à coup le chauffeur étendit les bras et ferma les yeux. C’en était fait.

Un cri retentit aux oreilles du pauvre homme, puis il entendit pleurer l’enfant. Som­breker, se relevant à moitié, s’accrocha d’une main à la lanterne, de l’autre il tenait pressé contre lui le petit être ahuri.

Il cria au chauffeur de venir prendre son fardeau d’un ton qui dénotait l’inconscience modeste du miracle accompli. Léger avait lit­téralement cueilli l’enfant avec tant de pré­caution et d’adresse, avec une telle puis­sance de muscles, que celui-ci n’avait fait qu’effleurer la machine [1].

Chaussang emporta le baby en versant des larmes de joie.

Le front rayonnant de plaisir plutôt que d’orgueil, Léger vint reprendre sa place à côté du chauffeur, embrassa tendrement le gamin, puis l’installa, le faisant asseoir sur son ca­ban, à l’abri de la colonne d’air.

Enfin, il trouva dans son sac un morceau de pain et du sucre, que l’insouciant, dont les larmes étaient séchées, se mit à grignoter tranquillement. Quelques minutes après, on s’arrêtait à Melun. Le petit imprudent, remis entre les mains du chef de gare, sut dire le nom de son père, à qui on le renvoya.

II

Environ six mois après cet événement, la gare du chemin de fer de Lyon fut mise en émoi par des cris stridents, des imprécations, des injures, qui sortaient de la remise aux machines.

On accourut. Léger Sombreker fut trouvé seul devant la Durance, gesticulant avec des sanglots dans la gorge. Chaque mot qu’il par­venait à prononcer était une malédiction ou une menace.

Sous l’empire d’une colère qui touchait aux convulsions, il montrait du regard le flanc de sa locomotive. Une large tache de peinture s’y étalait. Telle était la cause de l’exaspéra­tion dans laquelle on le surprenait.

Était-ce un accident ? Était-ce une mau­vaise plaisanterie ? Nul ne l’a su. On a pour­tant penché pour cette dernière hypothèse. La tribu des peintres barbouilleurs a toujours montré une grande inclination pour les farces d’un goût douteux. N’ayant pas la prétention d’être artistes, ils ont celle d’être rapins, et ils le sont toute leur vie.

Un de ces plaisants avait peut-être trouvé drôle de salir la locomotive de Sombreker, précisément parce qu’il savait avec quelle sollicitude le Breton en prenait soin.

Léger appela d’une voix cassante l’ouvrier chargé de nettoyer sa machine et lui montra d’un geste violent la souillure qui l’avait tant irrité. Cet homme si doux, si bon, si humain, presque muet d’ordinaire, laissa échapper un torrent de paroles, se répandit en injures contre le pauvre manœuvre. Il jura, le sang lui monta aux yeux, et sa colère atteignit un tel paroxysme que le malheureux auquel elle s’adressait s’esquiva prudemment.

« Le misérable ! criait-il cependant, profa­ner ainsi ma Durance ! Que fait donc l’admi­nistration ? Le lâche ! je ne le vois plus. Il s’est sauvé, je pense. Il a bien fait : je lui au­rais brisé ma pelle sur ses mains maudites. Pauvre Durance ! »

Une larme jaillit de ses yeux. Jusque-là, per­sonne n’avait été trop surpris. Tout le monde savait jusqu’à quel excès les mécaniciens tiennent à la propreté de leurs machines, pour lesquelles ils ont parfois des attentions paternelles ; mais personne ne se doutait qu’on pût pousser ce sentiment jusqu’à la fu­reur, jusqu"à la douleur intense.

Aussi chacun regarda-t-il son voisin d’une certaine manière lorsqu’on vit des pleurs rou­ler sous les yeux de Sombreker. Un sentiment de pitié se peignit sur tous les visages.

Mais ce fut une surprise bien autrement grande quand Léger, sautant d’un seul bond sur sa locomotive, se mit à la fourbir des deux mains avec une ardeur, j’ose dire une tendresse incroyable, accompagnant son tra­vail de mots entrecoupés, de phrases pleines de douceur, d’épithètes caressantes qui s’adressaient à la Durance.

À partir de ce moment, Sombreker, qui pas­sait seulement pour un original, fut considéré comme ayant quelque chose de déranger dans le cerveau.

Les directeurs de la Compagnie en reçurent avis par-dessous main, car il se trouve par­tout des gens bien intentionnés. Mais Léger avait les meilleures notes du monde, et on fit de ces accusations anonymes le cas qu’elles méritaient.

Quand il eut fini la toilette de sa Durance, le mécanicien se leva, rouge toujours de la colère qui grondait encore dans fla poitrine, le front inondé de sueur et les yeux pleins de larmes. Il alluma ses feux.

Ce fut alors pour la première fois qu’il sem­bla craindre de s’être trahi,il jeta timidement un regard autour de lui, cherchant à lire dans les yeux des personnes présentes si quel­qu’un avait surpris son secret. Chacun dé­tourna la tête sous l’acuité de ce regard.

Chaussang arriva. Descendant alors, et comme le chef de gare se promenait seul sur le quai, Léger alla vers lui.

« Monsieur, lui dit-il, je ne veux accuser ni dénoncer personne, mais je viens de trouver ma locomotive dans un état de malpropreté révoltante. Si cela devait se renouveler, je quitterais la Compagnie. J’ai donc l’honneur de vous informer qu’à l’avenir je prendrai soin de ma machine : personne n’y touchera que moi-même, entendez-vous ? ou mon chauf­feur. » Et encore, mon chauffeur... ajouta-t-il à voix basse.

Le chef de gare fut assurément étonné du ton sur lequel ces choses furent dites, du timbre de voix du mécanicien et des éclairs qui jaillissaient de ses yeux. Mais tout cela fut mis sur le compte de l’originalité bien connue de Sombreker. Il fut remarqué seulement que Léger avait parlé bien longtemps, contre son habitude, et l’on ajouta que les mécaniciens aussi soigneux étaient rares.

L’homme à la casquette argentée apparte­nait d’ailleurs à la famille des gens graves.

Le Breton retourna à sa Durance, attendit qu’elle fût en état de venir se mettre à la tête du train qui s’emplissait lentement de voya­geurs ; puis il la lança sur les deux rubans de fer peur qu’elle accomplit les évolutions préli­minaires du départ.

Enfin, elle fut attelée au convoi ; un coup de sonnette ralentit ; un sifflet aigu répondit à la sonnette. Le monstre brillant fit entendre sa respiration formidable et entraîna la file des voitures.

C’était en avril. Il faisait merveilleusement beau. Après un mois de giboulées, le prin­temps venait d’éclater. Le soleil, sans être gê­nant, était déjà chaud. Lorsqu’il fut en marche, Léger poussa un soupir de soulage­ment. Il était, donc, comme le capitaine à son bord, maître, après Dieu, du train express !

À quoi faut-il attribuer la singulière fantaisie qui s’empara de lui presque immédiatement après le départ ? À sa colère du matin, peut-être ; au développement de son mal, à coup sûr.

Quoi qu’il en soit, les voyageurs que remor­quait la Durance éprouvèrent ce jour-là une terrible émotion. Sombreker, à peine parti, lança sa locomotive à toute vitesse, comme s’il eût voulu essayer sa force, et, sans s’in­quiéter des signaux, du règlement, de son chauffeur qui voulait le calmer, il prit une al­lure de vingt-cinq lieues à l’heure, Chaus­sang, hébété, le regardait sans comprendre, en le voyant donner au train une vélocité in­accoutumée.

Mais où sa stupéfaction devint énorme, c’est lorsque le convoi passa avec une rapidi­té vertigineuse devant le nez du chef de gare de Melun et de tous les employés, qui en lais­sèrent tomber leurs bras de surprise.

Pendant qu’on dévorait ainsi l’espace, les voyageurs épouvantés crurent qu’un accident les avait privés du mécanicien et du chauf­feur. Et c’était tout simplement que Sombre­ker, une fois parti, avait été grisé par le prin­temps, par la rapidité foudroyante de sa ma­chine, et qu’un moment il avait perdu la tête.

Sans penser davantage à la Compagnie de Lyon, à sa femme, à son fils, aux voyageurs qu’il traînait avec lui, à sa propre vie, Léger avait lâché la bride au monstre et l’avait lan­cé sur les rails comme un cavalier fou lance son cheval sur un chemin.

Et là, les yeux ardents, le front illuminé, ses longs cheveux blonds flottants, il avait bu l’espace avec frénésie, ne se souciant ni de Melun, ni de Fontainebleau, ni de leurs habi­tants.

Heureusement, avant d’arriver à Monte­reau, le chauffeur tenta un dernier effort pour réveiller Sombreker ; mais ce ne fut pas sans peine qu’il y réussit.

On arriva dans cette dernière gare avec une avance de vingt minutes sur l’heure ré­glementaire. Les personnes qui portaient des billets pour les deux villes négligées par le mécanicien firent un bruit infernal de récla­mations et de doléances. Plusieurs plaintes furent déposées chez le commissaire du lieu. Léger, vertement tancé par le chef de gare, reprit son sang-froid et acheva son voyage sans incident nouveau.

De retour à Paris, le lendemain, Léger fut mandé près de l’ingénieur en chef, qui lui adressa les plus sévères reproches, le méca­nicien en fut presque surpris.

« Enfin, monsieur, lui dit son chef, pourquoi ne vous êtes-vous pas arrêté à Melun, à Fon­tainebleau ?

– Ne m’y suis-je donc pas arrêté ?

– Mais non, » s’écria l’ingénieur stupéfait.

Sombreker réfléchit un instant, puis, haus­sant imperceptiblement les épaules :

« C’est possible ! » murmura-t-il.

Cette réponse était un symptôme grave. Il y a lieu de s’étonner que l’ingénieur en chef n’ait pas entrevu, dès ce moment, les ter­ribles conséquences de l’état du mécanicien. Il crut sans doute que Léger avait eu des rai­sons pour agir ainsi et qu’il ne voulait pas les révéler. D’ailleurs Sombreker avait les meilleures notes. Il était empressé, fidèle, exact. Son métier, personne ne le connaissait mieux que lui ; le renvoyer eût été une mal­adresse et une injustice.

On se souvenait encore du courage qu’il avait déployé en sauvant l’enfant de Brunoy. Il fallut se contenter de le réprimander vigou­reusement, ce que fit l’ingénieur.

En terminant lia mercuriale, celui-ci dit au mécanicien :

« Si cela vous arrivait une seconde fois, nous serions obligés de vous remplacer.

– Quitter ma Durance ! s’écria Sombreker. Jamais ! jamais ! monsieur. Cela ne m’arrivera plus. »

III

À partir de ce jour, Léger devint plus sombre, et s’enfonça dans l’étude de la mé­canique avec, un acharnement d’enragé. Uni­quement préoccupé de, la vapeur et de ses effets, il calculait sans cesse la force de résis­tance qu’il faudrait donner à une puissance presque illimitée d’atmosphères. Un désir violent l’obsédait sans relâche : c’était de faire reconstruire sa Durance sur des modèles fournis par lui.

« Dans ces conditions, disait-il parfois, ma machine pourrait faire cent lieues à l’heure. »

Un matin, il rencontra l’ingénieur en chef et lui soumit ses idées ; il lui exprima le désir qu’il avait d’avoir une chaudière nouvelle.

On lui donna peu d’espoir. Une seconde fois il revint à la charge ; il éprouva un refus tout net.

Ce fut comme s’il eût reçu une blessure mortelle. Chaque jour, chaque heure, chaque minute, le trouvait plus taciturne dans ses re­lations avec les employés de la Compagnie, avec ses amis, ses parents, et même avec sa femme et son fils.

En revanche, son affection pour la Durance avait pris des proportions telles que cela de­venait peu à peu de la folie. Tout son temps était employé à la toilette de la machine. Il la soignait, la visitait chaque jour avec un scru­pule inénarrable. Insensiblement, il s’habitua à ne voir rien de plus au monde. Il la spiritua­lisa, si je puis m’exprimer ainsi.

La belle Durance était accablée maintenant de caresses et de tendres soins. Léger lui donnait les noms les plus doux, la flattait de la main et la plaignait tout haut de ce qu’on ne voulût pas lui permettre de la reconstruire à son goût.

Ce fut d’abord avec une timidité d’enfant, avec une tendresse respectueuse qu’il lui par­la. Puis il devint audacieux, lui confia ses se­crets, se mit à l’interroger, à l’écouter, et je ne suis pas bien sûr qu’il n’ait pas entendu quelquefois ses réponses.

Dans une conversation avec un de ses ca­marades, instruit et sérieux comme lui, il osa affirmer que sa Durance avait une âme. Et comme son interlocuteur souriait, il entra dans une violente colère.

Hélas ! il disait presque vrai, le malheureux, car il lui avait donné la moitié de la sienne. Mais le mécanicien auquel il confia cette énormité était un homme de bon sens ; il lui céda la place et garda le silence sur ce cas.

Sombreker en devint plus réservé. Il n’adressa plus un mot à personne qu’à sa machine, l’étudiant, la flattant, sondant ses recoins, auscultant ses parois et éprouvant des joies indicibles lorsqu’il était bien certain qu’elle était la plus belle, la meilleure, la plus rapide et la mieux portante de la Compagnie.

Que ce dernier mot n’étonne pas le lecteur. Au point où il en était arrivé, Sombreker voyait dans sa locomotive un être vivant, doué d’une force surnaturelle, d’une intelli­gence certaine, et ce que les autres appe­laient son état était pour lui la santé de la Du­rance.

Je n’aurai maintenant pas beaucoup de peine à faire comprendre que ce Breton contemplatif était arrivé au degré de surexci­tation cérébrale qui constitue la passion.

À force de s’abîmer dans les silences exta­tiques, il avait animé sa machine. Comme Pygmalion, il ne l’avait pas pétrie de ses mains, et c’était là son désespoir, mais il l’avait enfantée dans son cerveau, et il l’ai­mait, lui aussi ; encore un jour, et n’allait être un amoureux fou, un amoureux jaloux jusqu’à la fureur.

Ne le plaignons certes pas. Sa maîtresse, au moins, ne pouvait pas le tromper. Le pis qu’il pût lui arriver était d’être tué par elle.

Ce fut à cette époque, vers la fin d’août, que ses allures devinrent suspectes à sa femme. Depuis longtemps déjà il passait peu de temps au domicile conjugal. Mais bientôt il n’y apporta plus que peu ou pas d’argent.

D’un autre côté, il engageait Marie à entre­prendre avec son fils, dans le Midi, un voyage, auquel il s’était vivement opposé jusque-là.

Mme Sombreker avait désiré longtemps d’al­ler passer un mois dans sa famille. Mais dans les circonstances présentes elle n’y tenait pas beaucoup. Léger, pour la décider, se fit ba­vard, persuasif, éloquent ; il allégua même des raisons que vingt fois il avait trouvées mauvaises, comme celles-ci : la mère de Ma­rie n’avait jamais vu Yvon... ce voyage était le vœu le plus cher de Marie... Il fallait l’ac­complir avant la mauvaise saison... les cha­leurs n’étaient plus excessives en Provence... le beau temps continuait et promettait de du­rer un grand mois... et mille autres paroles qui mettaient sa femme en défiance.

C’était en effet à ne pas reconnaître le mé­canicien. Évidemment ce vif désir de voir par­tir promptement des êtres qui lui étaient si chers trois mois auparavant aurait inquiété une femme moins ombrageuse que Mme Sombreker.

Aussi chercha-t-elle à savoir. Elle épia son mari, le fit suivre et le suivit elle-même. In­utiles démarches. Il fallut se résoudre à partir sans avoir rien appris qui pût donner l’éveil à son cœur ou justifier le moindre soupçon.

Quant à Léger, il était vraiment joyeux de ce départ. Grâce à une casuistique dont il n’est pas besoin d’analyser les ressorts, son esprit se reposait dans une tranquillité com­plète. Il aimait ou il croyait aimer sa femme autant que par le passé.

La rage avec laquelle il se passionnait pour sa locomotive ne paraissait pas, à ses yeux un obstacle à l’amour conjugal. Cependant il s’était bien gardé de révéler à sa femme les délicates tendresses imaginées pour la Du­rance.

Elle ignorait aussi que Sombreker consacrât presque tous ses appointements, bien peu de chose relativement, à réparer sa chaudière en cachette.

Il appliquait par-ci par-là des plaques dont le but était de doubler sa puissance. Il se flat­tait même de voir naître le jour où la locomo­tive, entièrement reconstruite d’après ses plans, pourrait dévorer l’espace sans que la vitesse la plus improbable fût le dernier mot de sa marche. De plus, il la voulait inexplo­sible et espérait réussir.

Cette concentration de toutes ses forces, de toutes ses facultés vers ,un même but, vers une même pensée, développa avec une effroyable rapidité les symptômes inquiétants qu’on avait remarqués chez lui. Les yeux constamment fixés à terre, le front plissé, il avait dans la démarche je ne sais quoi de saccadé, quelque chose comme des élans su­bitement réprimés. Parfois un sourire de bon­heur éclairait sa face, et son œil lançait des flammes.

Ce ne fut qu’au moment où Marie lui donna le baiser d’adieu qu’il entrevit au fond de son cœur l’écroulement de son ancien amour.

Désormais il était tout entier à sa machine.

Le démon de la vapeur l’avait conquis, il lui avait vendu son âme.

Sa joie fut immense quand il fut certain qu’il allait être libre de ne plus quitter sa bien-aimée locomotive pendant un grand mois. À ces mouvements de son cœur, il comprit que la Durance était la préférée, et peu s’en fallut que Marie et les liens qui l’unissaient à elle ne prissent dans son esprit les proportions d’une chaîne détestée.

Si sa femme et son enfant ne fussent pas partis ce jour-là, Léger n’aurait pu dissimuler un mouvement de haine, tant il s’était promis de bonheur pendant le mois de solitude qui allait commencer.

Comme on le voit, tout dans son état men­tal indiquait suffisamment qu’il était mûr pour une crise.

Cependant l’antagonisme de Marie et de la Durance, qui venait de lui être révélé par de secrets mouvements intérieurs, le préoccupa toute la nuit qui procéda le départ. Il dormit peu.

Les apprêts du voyage l’avaient obligé à rester au logis tout le jour. Un peu distrait de son idée fixe par cent occupations imprévues, il s’abandonna au remords dès qu’il fut cou­ché.

Certainement il se trouva coupable d’avoir été infidèle à Marie. Mais les raisonnements capiteux reprirent le dessus. Il n’eut qu’à ferme les yeux pour voir la machine glo­rieuse. Quel crime avait-il donc commis ? Quelle conscience ne serait pas calme comme la sienne ? Ne fallait-il pas rire aux larmes de ses scrupules ? Enfin cela dégéné­ra en une douce et amoureuse rêverie. Il s’abandonna au fantôme rapide et acheva sa nuit en rêvant aux prodiges qu’il lui ferait ac­complir un jour peut-être.

L’heure d’aller à la gare sonna. La Durance, luisante, parée, graissée, coquette, attendait son cavalier. Le soleil frappait presque d’aplomb sur ses flancs et l’entourait d’une sorte de gloire. Elle avait pris, ce matin-là, quelque chose des yeux de son amoureux, et les éclairs qui jaillissaient de ses membres d’acier ressemblaient étonnamment aux re­gards aigus du mécanicien.

Léger, avant de monter sur sa machine, en fit le tour. Il la trouva plus belle aujourd’hui qu’hier. Aussi ne put-il s’empêcher de la ca­resser en lui murmurant quelque nom bien doux.

Par un hasard étrange, la soupape de sûre­té laissa, en ce moment même, échapper un jet de vapeur en produisant un sifflement joyeux. On eût dit que le monstre tressaillait et hennissait sous la main de son maître. Sombreker, lui, n’en douta pas une minute, et ce fut peut-être là, ce qui décida de sa perte.

« Où est donc l’imbécile qui prétend qu’elle n’a pas d’âme ? » grommela-t-il.

Une véritable surexcitation s’empara du mécanicien, et il avait déjà la fièvre lorsqu’il fit accomplir à la Durance les évolutions pré­paratoires.

La machine exécuta ces marches et contre­marches qui précèdent le départ avec une prestesse, une sûreté, un fini tels, qu’un ob­servateur moins intéressé que Sombreker lui eût accordé aussi l’intelligence.

Quant à Léger il était radieux.

IV

Mme Sombreker et son fils prirent place dans la première voiture, immédiatement après le fourgon des bagages.

On partit.

Le chauffeur, honnête ouvrier, bien pru­dent, n’était pas toujours sans inquiétude quand il partait avec Léger. Depuis l’incident de Melun surtout, il manifestait un certain embarras chaque fois qu’il s’embarquait sur la Durance.

Mais ce jour-là Chaussang était admirable­ment tranquille. La femme et l’enfant du mé­canicien lui paraissaient des otages suffisants pour garantir le train des entreprises folles de Sombreker.

De plus, le temps merveilleux qu’il faisait aurait rasséréné un hypocondriaque. Tout le monde a observé ce phénomène étrange par lequel un beau temps fait naître et persister en nous toute confiance. On arrivait sur la gare de Melun. Léger fit le nécessaire, renver­sa la vapeur, serra les freins. Docile, la Du­rance s’arrêta.

Chaussang aurait accablé de quolibets les compagnies d’assurance sur la vie. Jamais peut-être son mécanicien n’avait été si sage. À Montereau, rien d’extraordinaire, si ce n’est l’éclat des yeux de Sombreker.

– Quelle merveilleuse et pénétrante fraî­cheur ! avait-il murmuré seulement lorsque le convoi, dévorant l’espace, doublait la gare de Thomery. Puis il avait ôté sa casquette et livré son front aux furieux baisers de l’air que la vi­tesse du train changeait en vent de foudre. À Montereau, pendant les cinq minutes d’arrêt qu’on subit dans cette gare, Léger était des­cendu pour aller voir sa femme et son fils. En­fin, on se remit en marche.

Sept ou huit minutes après, la Durance avançait avec une vitesse de vingt lieues à l’heure. Les paysans, étonnés de cette rapidi­té, levaient les yeux et suivaient les voitures du regard en pronostiquant un malheur.

Tout à coup, Sombreker redressa la tête, lança comme un défi à l’espace, secoua sa longue chevelure dont le vent faisait fouetter les boucles derrière lui, et s’écria :

« Mais nous ne marchons pas ! »

Le chauffeur se sentit suer. Léger avait pris une pelle et bourrait de charbon la vaste gueule du monstre. Il empila de la houille dans le foyer, il en mit encore, et encore, et tant, qu’à peine s’il put refermer la petite porte de fer.

Dans la plupart des compartiments, et spé­cialement dans celui des fumeurs, on se re­gardait avec ce sourire jaune qui s’épanouit seulement dans les trains express, et l’on se disait, d’un ton qui réussissait mal à paraître satisfait :

« Nous allons un train d’enfer. »

Et selon la coutume, il se trouvait là quel­qu’un pour entamer le chapitre des accidents de chemins de fer, conversation qui enfante la terreur.

Cependant, personne encore – de la pre­mière voiture au serre-frein – personne ne pensait que cette vitesse fût anormale. Mais comme on approchait de Sens, le chauffeur voulut ralentir.

Il s’approcha de Sombreker, qui dirigeait la machine.

« Quoi donc ? interrogea ce dernier en voyant le mouvement de Chaussang.

– Nous arrivons à Sens.

– Eh bien ?

– Il faut arrêter. Il y a peut-être des voya­geurs pour cette station. »

À cette réponse, Sombreker partit d’un éclat de rire fou. Mais ce rire était sec et fai­sait mal.

« Arrêter ! s’écria-t-il. C’est à peine si nous commençons à marcher. Arrêter ! Monsieur Chaussang, retenez ceci ; nous nous arrête­rons quand nous aurons fait le tour du monde. »

Et ce fut à pleines pelletées qu’il accumula du charbon sur un brasier épouvantable, Le manomètre donnait déjà des indications in­quiétantes. La soupape de sûreté laissait échapper des quantités de vapeur.

Chaussang, qui savait le mécanicien hon­nête homme, voulut, pour le calmer, em­ployer le moyen qui lui avait réussi lors de la première folie de Léger.

Il lui représenta qu’en refusant de toucher à une gare quelconque il pouvait nuire à des in­térêts considérables ; que, même en dehors de cette considération, il exposait la Compa­gnie à des procès dans lesquels elle serait condamnée, par sa faute, à payer des sommes que lui, Sombreker, ne pourrait rem­bourser, dût-il travailler cent ans. Le mécani­cien ne sourcilla pas. Chaussang alla plus loi encore : il lui dit que sa conduite était indigne d’un homme d’honneur.

Cette injure fut inutile comme le reste ; car au moment où le chauffeur achevait sa ha­rangue, on passa devant la gare de Sens avec tant de rapidité que Léger se redressa. Un large rire s’épanouit sur sa figure. Il pous­sa un cri de joie.

« Bravo, la Durance ! » s’écria-t-il.

En rasant un convoi de marchandises qui s’était garé pour laisser passer le train ex­press, Sombreker venait de calculer mieux qu’il n’aurait fait en rase campagne la fou­droyante vélocité de sa machine. Le chauf­feur le regarda en face. Certes, pour un autre homme que cet ouvrier et dans toute autre circonstance, l’aspect du mécanicien eût Commandé l’admiration.

Ses prunelles jetaient de véritables feux et le grandissaient outre mesure par suite du phénomène dont j’ai parlé. Son front était pâle et agrandi par la pression de la colonne d’air sur ses cheveux rejetés en arrière. Ses narines dilatées semblaient aspirer l’espace comme un parfum enivrant. Un sourire de bonheur inénarrable béatisait ses lèvres en­tr’ouvertes.

Du fond de son gosier sortaient, à de courts intervalles, des cris inarticulés, mais doux en même temps. De toute sa personne s’exha­lait un rayonnement étrange qui s’imposait. Il y avait du Prométhée vainqueur dans son at­titude et plus le train se précipitait comme un cyclone avec une fureur incalculable, plus ce rayonnement approchait de la grandeur abso­lue.

Cependant, sur le passage du convoi, l’épouvante se répandait. C’était en effet, pour les villageois, les piétons, les employés des gares qu’on franchissait sans s’arrêter désormais, c’était un spectacle horrible et grandiose.

On devinait que l’insensé qui montait l’hip­pogriffe voulait à tout prix mesurer la puis­sance de son vol sans songer à la centaine d’existences dont il avait pris charge.

À peine si, dans cette affreuse voltige, on pouvait distinguer un voyageur, excepté pourtant lorsque l’un d’eux, au comble de la terreur, se penchait à la portière en agitant sa tête et ses bras désespérés.

Car – ai-je besoin de le dire ? – la peur la plus folle s’était emparée de tous les malheu­reux que leur mauvaise étoile avait amenés dans ce train. D’abord ç’avaient été des plai­santeries sur la vitesse. Les personnes gaies ou confiantes s’étaient permis de railler leurs compagnons de voyage sur la crainte qu’ils témoignaient déjà. Mais quand on vit que le convoi ne s’arrêtait plus ; quand les poteaux télégraphiques, fuyant avec tant de furie, firent l’effet d’une immense barrière destinée à fermer un enclos habité par des êtres gi­gantesques ; lorsqu’on entendit passer un train à côté de l’autre avec le sifflement stri­dent d’un boulet de canon et la rapidité d’un éclair, il fallut bien s’avouer qu’on marchait à toute vapeur vers l’éternité ; il fallut bien se dire en tremblant : Nous sommes perdus !

Les scènes les plus affreuses commen­cèrent alors dans chaque wagon. Le compar­timent réservé aux dames seules renfermait trois jeunes femmes. Affolées, elles réso­lurent de se jeter par la portière. L’une d’elles voulut l’ouvrir ; mais elle n’était pas assez grande pour atteindre au loquet qui la scelle par le bas.

D’ailleurs, la colonne d’air qui rasait le train avait acquis une telle puissance, qu’il fallait une vigueur masculine pour seulement pas­ser la tête au vasistas. Alors elles eurent toutes les trois un de ces accès de colère ner­veuse si communs chez les femmes lors­qu’elles sont impuissantes.

Elles se ruèrent sur la portière comme pour la briser, et se fut chez l’une d’elles le com­mencement d’une attaque de nerfs qui devint contagieuse.

Dans une antre partie du convoi, un jeune homme avait perdu la tête et chantait une longue et mélancolique chanson d’amour. Sa fiancée l’attendait, dit-on.

Exaspérés de cette psalmodie intempes­tive, les voisins de cet amoureux voulurent lui imposer silence et allèrent jusqu’à le frapper. Il ne ralentit ni n’accéléra le mouvement de sa mélodie et ne parut pas s’apercevoir de ce qui se passait.

Toute une famille : quatre jeunes filles, le père, la mère, un fils et une servante, occu­pait un compartiment réservé. Ils s’embras­sèrent les uns les autres sans oser se regar­der, et se mirent à prier. Mais la prière n’était que sur les lèvres, et l’une des jeunes filles se releva pour se jeter en sanglotant dans les bras de sa mère.

« Je ne veux pas mourir, moi ! » s’écria-t-elle d’un ton qui ne peut pas s’écrire.

Le plus grand nombre des voyageurs blas­phémaient. Presque à tour de rôle, ils se pen­chaient en dehors du train, poussant des cris horribles, de ces cris qui font froid dans les os de ceux qui les entendent et qu’on n’oublie plus jamais. Ils agitaient leur mouchoirs du côté de la locomotive et tendaient leurs bras suppliants à tous ceux qui les regardaient passer. Les spectateurs, eux, croyaient à un cauchemar et suivaient d’un œil épouvanté le convoi-foudre jusqu’à ce qu’ils l’eussent per­du de vue, ce qui n’était pas long.

Dans un coupé, deux jeunes gens, mariés de la veille et qui fuyaient Paris pour aller passer le premier quartier de leur lune de miel en Italie, se souriaient en se racontant pour la centième fois les douces choses de l’amour. Emportés vers le but de leur voyage comme sur le dos d’une tourmente, ils se ré­jouissaient de pouvoir arriver plus vite. Ils se disaient tout bas les jolis secrets qui font rou­gir la jeune épouse se prenant les mains et se dérobant des baisers à bouche que veux-tu. On les eût bien étonnés en leur disant que la Durance avait pris le mors aux dents et que la mort, rôdant autour d’eux, les emporterait à un kilomètre de là, peut-être.

Les amoureux et les fous, c’est tout un. Sombreker et les deux mariés étaient les seuls qui fussent calmes en ce moment.

Dans toutes les gares de Paris à Lyon, ré­gnait un mouvement qui jetait les voyageurs dans la stupéfaction et apportait un grand trouble dans le service.

Le télégraphe ne cessait de signaler ce train fou, ordonnant de débarrasser la voie à quelque prix que ce fût. Tous les convois de n’emporte quelle nature étaient arrêtés et ne repartaient pour leur destination qu’après le passage de la Durance. Toutes les cinq mi­nutes on recevait à Paris des nouvelles.

On apprenait que Sombreker était toujours vivant, mais que la vélocité du train augmen­tait de seconde en seconde.

Le conseil d’administration, qui siégeait ce jour-là, ne voulut pas lever la séance avant de connaître le dénouement de cette lamen­table histoire.

Pendant ce temps, quelques employés in­discrets se répandaient en ville et racontaient la folie de Sombreker en exagérant les faits, sous le prétexte toujours plausible que la Compagnie cachait très probablement la véri­té.

Mais on arrivait à Dijon. Le chauffeur, qui avait eu pendant quelque temps une peur in­descriptible, s’était peu à peu remis. Et dès que le danger fut devenu absolu, il recouvra toute sa présence d’esprit.

C’était un homme d’action. Aussi considéra-t-il comme un devoir suprême de sauver cette foule que la locomotive traînait après elle. D’abord, il avait essayé par tous les moyens possibles de calmer Sombreker. Après avoir sans succès flatté sa manie, il voulut lui persuader d’aller à l’avant du monstre, comme le jour où Léger sauva l’en­fant de Brunoy, essayant de lui prouver que, de là, il saisirait bien mieux la volupté de cette course fulgurante. Mais le mécanicien refusa de quiller sa place.

Chaussang alors se jeta aux genoux du Bre­ton, lui révéla pour ainsi dire de quel crime il se rendait coupable, parla, d’honneur, de pro­bité, des voyageurs, de Marie, sa femme, et de son fils Yvon. Par trois fois il répéta ce nom : « Yvon ! Yvon ! Yvon ! » Sombreker parut ébranlé un instant, mais ce ne fut qu’un éclair ; il remit du charbon dans le foyer. Le chauffeur pleura, supplia, baisa les mains de Léger et les inonda de ses larmes. Rien n’y fit.

Chaussang prit, en voyant cette obstina­tion, une résolution désespérée. En ce mo­ment, le train dépassait le disque qui précède la gare de Dijon. Une foule énorme, mise au fait par quelques bavards, était accourue de tous côtés.

Le train passa comme une étincelle élec­trique ; mais un frisson saisit aux cheveux tous ces gens-là. On eut le temps de distin­guer sur la locomotive deux hommes qui se tenaient à bras-le-corps et qui, évidemment, voulaient se débarrasser l’un de l’autre.

Le chauffeur, las de prier, s’était relevé en furie. Il avait bondi sur Sombreker, et comme il était vigoureux autant que le Breton, il es­saya de le terrasser.

Ce fut une chose horrible que cette lutte sur cette machine, dans un espace de quatre pieds carrés, à quelques centimètres d’une fournaise et avec deux ouvertures par les­quelles le plus simple haut-le-corps pouvait jeter l’un des deux combattants, tous les deux peut-être, sur la voie.

La vitesse du convoi les rendait haletants, presque sans respiration ; ils s’attaquèrent. Sombreker plia du premier choc. D’abord il ne s’attendait pas à l’agression de Chaussang ; puis il était réellement moins fort que lui. Ce­pendant il se défendit et lutta avec une rage incroyable. Sa folie était arrivée au dernier degré d’intensité ; elle décuplait ses forces et, pour lui, annihilait le danger. Il parvint à se dégager de l’étreinte.

Le chauffeur revint à la charge. Ils se sai­sirent de nouveau, se tâtèrent, cherchèrent le côté faible ; leurs muscles se tendirent. Som­breker mordit Chaussang à la lèvre, Ils tom­bèrent.

Et la rapidité du train augmentait toujours : il faisait maintenant trente-deux lieues à l’heure.

Couchés l’un sous l’autre, se roidissant et s’épuisant, Sombreker presque vaincu, ils se roulèrent dans la poussière de charbon, aveu­glés par elle, presque rôtis par l’insupportable chaleur du foyer.

Le chauffeur n’y put plus tenir et lâcha prise. Il se releva furieux.

Léger fut debout aussitôt que lui, se tenant sur ses gardes, prêt à la riposte, son œil d’acier fixé sur les yeux de Chaussang.

Ce dernier était maintenant dans une co­lère terrible ; sans calculer, il saisit une pince en fer avec laquelle on tisonnait d’ordinaire et en porta un coup au mécanicien. Mais la fu­reur avait fait dévier le bras du chauffeur, Lé­ger ne fut pas atteint.

Chaussang revint à la charge. Cette fois son adversaire prévenu s’était armé de sa lourde pelle. Il para le second coup très adroitement et riposta avec tant de bonheur que le mal­heureux ouvrier, atteint à la tête, tomba éva­noui, le dos dans le charbon de terre.

Vainqueur, Sombreker dédaigna son enne­mi abattu, remit du charbon encore une fois, et fit pousser à sa locomotive des sifflements joyeux : il sonnait son triomphe et celui de la Durance.

On doublait en ce moment la gare de Beaune.

Et dire que depuis une heure et demie cette épouvantable course durait, sans que le train eût rencontré un caillou, un grain de sable sur sa route pour le réduire en miettes !

Au bout de quelques minutes, Chaussang, dont la blessure n’était heureusement pas grave, ouvrit les yeux et revint à lui. Son pre­mier regard se porta machinalement sur Sombreker. Celui-ci, noirci par le charbon dans lequel il avait roulé pendant la lutte, était debout, les yeux démesurément agran­dis, aspirant l’air qui lui fouettait la face sans en paraître incommodé, tendant les bras, comme dans une extase, à l’espace qu’il dé­vorait en mêlant aux sifflements continus de sa locomotive des cris d’encouragement et de triomphe.

« Hop ! hop ! en avant ! hop ! hop ! hop ! la Durance ! Va toujours, ma belle. Bravo ! Nous vaincrons l’électricité même. Hop ! hop ! en­core plus vite ! Nous serons les dieux de la vapeur. Va, ma fille, va, je t’aime ! »

Et trouvant sans doute, malgré tout, que son coursier n’allait pas assez rapidement, il choisit dans le tas un gros morceau de char­bon de terre, lourd comme un pavé. Chaus­sang crut qu’il allait le jeter dans le foyer. Non ; ce n’était plus cela qui pouvait redou­bler la vitesse. Une terreur indicible s’empara du chauffeur lorsqu’il vit Léger briser la tige de la soupape de sûreté et placer son énorme poids de charbon sur celle-ci afin de donner plus de puissance aux atmosphères.

« C’est donc le diable ! grommela Chaus­sang. Cette fois, c’est bien fini. »

V

La machine allait sauter. Mais ne restait-il aucune espérance de dégriser cet aliéné ?

« Peut-être ! » pensa tout à coup le chauf­feur.

Se relevant alors doucement, il gagna l’ar­rière du tender sans éveiller l’attention du mécanicien, et là, prenant mille précautions – sa vie à lui, dans ce moment, en valait cent autres – il parvint à se tenir debout et à fran­chir d’un bond l’espace qui séparait la loco­motive du fourgon aux bagages.

Une fois sur cette voiture, il s’accroupit et frappa du pied. Les employés, qui se tiennent ordinairement dans ce fourgon, ne devinèrent pas ce que ce pouvait être. Ils pensèrent que c’était le coup de grâce. On sait combien, dans ces circonstances où la terreur est à son comble, on sait combien le moindre bruit peut produire d’effet sur les imaginations af­folées. Ils ne répondirent pas.

Chaussang se mit à plat ventre et s’accro­chant du mieux qu’il put, avança la tête au dehors du toit, du côté où le fourgon s’ou­vrait. Il appela. Le préposé aux bagages leva les yeux et reconnut le chauffeur. Il ne savait rien de la lutte qui venait d’avoir lieu. Il ne s’expliquait même pas cette fuite folle du train.

« Qu’est-ce donc, chauffeur, et où allons-nous ?

– Sombreker, complètement fou, veut faire le tour du monde avec sa Durance.

– Vous êtes blessé ?

– Ce n’est rien. Avez-vous par hasard, dans votre fourgon, une corde solide ?

– Oui.

– Passez-la-moi. »

Il tendit péniblement et prudemment la main, prit la corde qu’on lui offrit, l’enroula autour de son corps, et se mit à ramper vers la première voiture des voyageurs, où se trouvaient Marie et son fils.

Il parvint, grâce à son expérience et aussi grâce à un bonheur incroyable, il parvint à at­teindre le toit du wagon. Puis, et voici où sa tentative paraissait folle et impraticable, il at­tacha solidement sa corde à la saillie produite par la cheminée de la lampe qui éclaire chaque compartiment, et, sans autre point d’appui que celui-là, il se laissa glisser le long du wagon, dont il put bientôt ouvrir la por­tière.

Marie et Yvon étaient là. Marie, tremblante, à genoux, serrant son fils dans ses bras, com­prenant seule peut-être ce qui arrivait en ce moment, et devinant la cause des mysté­rieuses allures de son mari.

Chaussang la salua et lui dit :

« Madame, votre mari vient de perdre la tête. »

Marie cacha sa figure dans ses mains.

« Je ne sais qu’un moyen, reprit Chaussang, de lui rendre la raison, et par conséquent de le sauver, de sauver en même temps tous les voyageurs et les voitures que la locomotive entraîne, de vous sauver vous-même avec votre fils. Je viens de tenter, pour accomplir ce dernier effort, un voyage comme je ne veux plus en faire de ma vie. J’ai sacrifié mon existence. Il faut vous sacrifier aussi. Donnez-moi votre enfant.

– Mon enfant ? s’écria la jeune femme, vous donner mon enfant ! Jamais ! Cet homme est fou, messieurs ; lui donner mon enfant ?

– Il le faut, reprit impérieusement le chauf­feur.

– Qu’en voulez-vous faire ?

– Nous n’avons pas de temps à perdre en bavardages. Votre enfant et vous, et tout le monde, ça ne sera qu’une chair à pâté dans une demi-heure, si vous ne voulez pas me le confier. Mourir pour mourir, ne vaut-il pas mieux tenter d’opérer, par sa vue inopinée, sur l’esprit de son père, un effet qui lui fasse comprendre son crime et qui le ramène à la raison ? »

Marie, on le devine, Marie résista. Elle sai­sissait bien l’idée du chauffeur. Elle s’avouait même qu’il n’avait pas tort. Mais donner son enfant !

« Ne puis-je donc pas y aller à la place de mon fils ? hasarda-t-elle.

– Vous ! répondit le chauffeur avec un haus­sement d’épaules ; je ne puis pas vous em­porter dans mes bras comme cet enfant. Al­lons, viens, Yvon. »

Yvon se laissa prendre sans étonnement.

Marie alors se cramponna à son fils et ne voulut pas le lâcher. Une scène horrible com­mença. Le chauffeur tenait à son idée, et il s’exposait à d’assez graves dangers dans son voyage d’aller et de retour pour convaincre les plus entêtés qu’il la trouvait bonne. Il pria donc les trois ou quatre voyageurs placés dans ce compartiment de l’aider à arracher Yvon des bras de Marie, qui devenait lionne.

On sait trop ce que l’instinct de la conserva­tion peut faire naître de férocité dans le cœur de l’homme. Sur un radeau de naufragés, chacun considère son voisin avec des yeux affamés et ne voit en lui, le plus souvent, qu’un aliment qui durera plus ou moins. Dans ce wagon, des hommes, qui se sentaient à deux doigts de leur perte, virent leur salut dans cet enfant.

Brutalement, sans songer à complimenter le chauffeur sur l’excellence de son projet, sans dire s’ils le trouvaient bon, ils se jetèrent sur Marie comme des loups, et, avec cette puissance de muscles que donne quelquefois la peur, ils lui arrachèrent son enfant.

Elle cria, ou plutôt elle poussa un rugisse­ment. Ah bien oui ! Est-ce qu’on en­tendait quelque chose au milieu du vacarme produit par la marche du train et par les sif­flements aigus que Léger tirait de sa ma­chine ? Marie fut terrassée, attachée pieds et mains avec des mouchoirs et reléguée dans un coin où un homme la maintenait encore.

Pendant ce temps, Yvon, suspendu par le corps, la corde lui passant sous les aisselles, fut laissé dans le wagon pour donner au chauffeur le loisir de remonter dessus sans embarras.

Une fois là, il attira l’enfant. Yvon ne pleu­rait pas. Ici l’entreprise du chauffeur devint impraticable. La colonne d’air offrait une telle résistance pour avancer dans la direction de la locomotive, qu’à peine si Chaussang pou­vait se tenir à genoux.

Yvon avait été mis à plat ventre, toujours attaché à la corde que tenait le chauffeur.

Trois fois celui-ci essaya de passer du wa­gon sur le fourgon ; trois fois il fut obligé d’y renoncer. Tout à coup il se laissa de nouveau glisser sur le marchepied, rentra dans le com­partiment où était Marie.

« Mon fils ? » s’écria anxieusement la pauvre femme.

Chaussang ne lui répondit même pas.

« Monsieur, dît-il à l’un des voyageurs ; vous avez là, à côté de ce fusil, un bâton de houx qui sert de manche à un crochet de fer. Prêtez-le-moi.

– Le voici. »

Il remonta alors sur le wagon, se pencha en avant et planta la pointe du croc de fer dans le bois du fourgon. En rampant, il atteignit le toit de cette voiture. De sa corde, qu’il n’avait pas lâchée, il attira Yvon. Le bel enfant, sans peur, exécutait tout ce qu’on lui disait. Ses grands yeux verts prirent alors cet éclat aigu que Chaussang avait si souvent remarqué chez le père.

En ce moment on arrivait sur un pont. Le chauffeur vit un homme, c’était un des conducteurs du train, se dresser sur le der­nier wagon, tête nue, les yeux hagards, les cheveux hérissés. Éperdu, ne doutant pas sans doute que dans quelques minutes il ne resterait pas un seul être vivant de tous les voyageurs, il prit son élan, et, faisant trois ou quatre tours en l’air, tomba la tête la pre­mière dans le fleuve.

Dix barques se détachèrent de la rive. On le sauva. C’était peut-être le seul qui dût rester pour raconter les formidables impressions de ce voyage.

Un instant, le chauffeur regretta presque de n’avoir pas eu la même présence d’esprit. Mais cette idée passa dans sa tête comme un coup de vent, sans laisser de trace. Il s’était dévoué au salut de ses compagnons de route : il voulut aller jusqu’au bout.

Malgré le vent, Yvon et lui se traînèrent jus­qu’au bout du fourgon, du côté de la ma­chine. On ne peut pas décrire la rapidité avec laquelle tout cela s’engouffrait dans l’espace. Pour passer du fourgon sur la machine, nou­velle difficulté. Un homme moins patient que le chauffeur en eût fini en se brisant le crâne sur la voie. Le croc ne pouvait mordre sur le fer du tender. Il fallut donc que Chaussang le planter encore dans le toit du fourgon, mais sur le bord, et de telle façon que le manche pendit verticalement. De cette manière, il pouvait se laisser glisser, car il ne fallait plus songer à sauter sur le tender. Un chat eût été repoussé dans son élan.

Chaussang fut donc obligé de se laisser al­ler le long de son bâton de houx jusqu’aux tampons, sur l’un desquels il se tenait de­bout, prêt à monter enfin sur la locomotive, lorsqu’on entra dans un tunnel ! ! !

Malgré la vélocité du convoi, qui ne mit pas une minute à franchir cette obscurité, ce fut, je n’ai pas besoin de le dire, un horrible siècle de souffrance pour l’intrépide chauffeur.

Suspendu à son bâton, les pieds à peine appuyés sur une surface ronde à laquelle il n’osait se confier, n’y voyant pas, ne sachant ce que deviendrait Yvon, son seul espoir, pendant cette cruelle minute, se figurant à chaque bruit insolite que l’enfant était tombé, s’assurant qu’il tenait bien la corde et sentant le sang lui monter peu à peu à la tête et lui battre les tempes, il souffrit tellement que, lorsque le jour revenu, il parvint enfin sur la Durance avec Yvon dans ses bras, Chaussang n’avait plus un seul cheveu noir : un homme de trente ans !

Mais ce n’était pas de cela qu’il pouvait s’apercevoir en un pareil moment. Il fallait agir vite. Par un miracle, tout avait tenu bon jusque-là ; malheureusement, une seconde, de retard pouvait causer la catastrophe.

Sombreker était toujours ivre. Que dis-je ? son ivresse augmentait avec la rapidité du train. Chaussang lui toucha l’épaule. Il se re­tourna, comme s’il eût été attaqué encore ; mais au lieu d’un ennemi il entrevit son fils, Yvon, son enfant bien-aimé. Le rayonnement de ses yeux prit de l’intensité. Sa poitrine se souleva comme pour un sanglot. Était-il enfin désarmé ?

Tendant sa main au chauffeur, qui croyait avoir réussi, Sombreker lui dit : « Merci, mon ami, vous ne pouviez pas me faire de plus grande joie ! »

Puis il prit Yvon dans ses bras, le baisa au front, et le mit debout sur la locomotive. Dans ses yeux, d’ailleurs, pas une émotion.

Il ne s’était pas aperçu de l’absence du chauffeur ; son enfant, survenant ainsi par un miracle qu’à coup sûr il ne s’expliquait pas, ne lui causa aucune surprise. Au contraire, on eût cru qu’il l’attendait pour le faire jouir du triomphe de la Durance.

On avait dépassé Tournus, puis Mâcon.

Chaussang s’arrachait les cheveux avec désespoir. Sa dernière espérance était envo­lée ; son illusion suprême venait de s’éva­nouir. Sombreker n’avait pas été rappelé à la raison par la vue de son enfant.

Yvon, lui, digne fils de son père, souriait au milieu de cet ouragan, et, comme Léger, ten­dait son front aux fureurs du vent, interro­geait l’espace devant lui et frappait des mains en criant de plaisir.

C’était fini.

Le mécanicien rayonnait. On eût pensé que tout ce qu’il pouvait désirer au monde lui était survenu. Protégeant l’équilibre de son fils d’une main, il faisait de l’autre le néces­saire pour que la Durance ne se ralentit pas. Le charbon, presque épuisé, était toujours en­tassé dans le brasier. Chaussang, vaincu, s’assit en attendant la mort.

Qui dira l’angoisse des voyageurs au pre­mier compartiment Ils savaient, ceux-là, qu’un effort suprême venait d’être tenté, et ils ignoraient si le chauffeur avait réussi à ga­gner la locomotive. Ils étaient endroit de tout supposer, jusqu’à la mort de Chaussang et d’Yvon, puisque le train ne s’arrêtait pas.

Qui dira surtout l’état de Marie ? À présent, elle luttait contre ses bourreaux pour ouvrir et sauter par la portière.

« Il m’a tué mon fils ! disait-elle. Je vous l’avais bien dit. Le convoi marche encore. Et nous sommes tous vivants ! Vous des hommes, des lâches ! et moi, sa mère, moi misérable qui n’ai pas eu des bras d’acier pour le retenir sur mon cœur ! Quelle affreuse torture ! C’est dans ce tunnel qu’il l’aura laisse tomber, j’en suis sûre, pour se sauver lui-même, l’infâme ! »

Dans les autres wagons, la stupeur était toujours la même, mais elle n’avait pas aug­menté. Un peu plus ou un peu moins de vi­tesse n’était guère sensible à ce degré-là. Quelques-uns même avaient commencé à concevoir des doutes sur la possibilité d’un accident, tant le cœur de l’homme est facile à l’espérance !

On se disait de temps en temps que, puisque cela durait depuis une heure ou deux sans qu’aucune catastrophe fût survenue, cela pouvait finir par un arrêt naturel de la lo­comotive, lorsqu’elle viendrait à manquer de charbon.

Il est bien entendu que c’étaient les plus braves qui raisonnaient ainsi, et cette vague lueur de salut n’apparaissait qu’à de rares in­tervalles à l’esprit des moins troublés.

La peur horrible, la peur livide régnait en­core sur tous les wagons d’un bout à l’autre du convoi. Les amoureux, eux-mêmes, s’étaient réveillés de leur merveilleuse extase et tremblaient.

Heureusement pour eux, ils avaient la jeu­nesse et l’amour, ces deux forces qui vous font aller avec calme au-devant de la mort si l’on espère d’expirer entrelacés. Ce n’étaient point les plus malheureux.

Chez les trois pauvres femmes seules, un long évanouissement avait succédé, aux at­taques nerveuses. Plus d’un homme respirait des sels.

Tout à coup Marie s’élança vers un vasistas. Elle fut retenue à temps par sa robe. Mais, dans son élan, le corps à demi penché sur la voie, elle avait pu voir Léger tenant Yvon de­bout devant lui ; et elle avait poussé un cri do joie. Son fils était vivant.

Pour elle et en ce moment, c’était tout.

Elle revint à sa place avec des larmes dans les yeux. Elle raconta ce qu’elle avait vu, ne se doutant pas, la malheureuse, que par son récit elle tuait cette dernière lueur d’espoir que pouvaient conserver encore ceux qui ne savaient rien de la lutte du chauffeur, de sa tentative désespérée et de son lamentable insuccès.

Aussi une terrible pensée surgit-elle dans l’esprit de l’un de ces voyageurs, celui qui possédait le fusil dont Chaussang avait parlé. Il se leva, prit son arme, y mit une cartouche, et quelques secondes après, le chauffeur en­tendit une balle siffler au-dessus de la loco­motive.

On tirait sur Sombreker.

Mais Marie, cette fois, ne put être maîtrisée par personne. Elle avait deviné la pensée du chasseur : s’élançant vers cet homme qui se disposait à tirer un second coup sur le méca­nicien, elle le saisit par le bras et le secoua, avec une telle violence que son fusil lui échappa des mains et roula sous les wagons, où, par un bonheur providentiel, il tomba sans faire dérailler le train.

Chaussang, qui d’abord, ainsi que je l’ai dit, s’était assis résigné à mourir, Chaussang se révolta bientôt à l’idée de se laisser tuer ainsi sans se défendre.

Recommencer la lutte avec Sombreker, il n’y pensa pas : ce qu’il venait d’accomplir pendant vingt minute l’avait épuisé. Cepen­dant il songea que s’il n’avait pu seul terras­ser le mécanicien, il y parviendrait sûre­ment avec l’aide d’un et au besoin de deux hommes.

Des cris affreux vinrent interrompre ses combinaisons. À l’arrière du convoi, une des voitures, dont les roues surmenées étaient depuis longtemps privées de graisse, une des voitures venait de s’enflammer.

Un Anglais flegmatique, le seul des voya­geurs qui n’eût pas encore poussé un hélas ! – probablement par amour-propre national – avait le premier senti sous ses pieds le bois s’enflammer.

Il n’y eut pas de flegme possible devant ce nouvel incident ; il bondit, poussa un rugisse­ment de terreur et ouvrit la portière, par la­quelle il s’élança sur le marchepied. Les autres voyageurs, aveuglés par la fumée, voulurent en faire autant, et l’on vit pendant quelques minutes des grappes humaines sus­pendues au flanc de ce wagon enflammé, hé­siter à se laisser tomber sur la voie, et em­plissant les airs des plus épouvantables cris de désespoir.

Chaussang s’aperçut de ce nouveau mal­heur et n’hésita plus. Il allait repartir pour chercher dans les wagons deux hommes dé­terminés qui l’aidassent à garrotter le méca­nicien. Mais au moment où il songeait à quit­ter le tender ; un sifflement particulier de la Durance, une crépitation spéciale, vinrent faire tressaillir le chauffeur. Il était trop tard.

La catastrophe finale était proche. Tous ces gens qui criaient derrière lui allaient mourir cette fois, à moins qu’un miracle ne vint faire cesser cet horrible cauchemar. Chaussang es­saya de reprendre son calme en se disant qu’après tout c’était son métier.

Mais son esprit ne voulut pas être tran­quille. En présence de cette mort certaine, il se révolta encore une fois. La sueur l’envahit dans tout son corps.

Voici ce qui arrivait : l’eau allait manquer à la chaudière. Si la machine avait subi un coup de feu quelque part, elle devait éclater par là. Si l’on ajoutait de l’eau, l’explosion était en­core plus certaine, parce que le liquide arri­vant tout à coup sur les plaques rougies pro­duirait une vapeur vingt fois plus considé­rable que ce que la chaudière en pouvait sup­porter.

Aussi, quelle que fût la force de la Durance, qui avait résisté pendant une heure à la des­truction de la soupape de sûreté, elle devait infailliblement éclater.

Sous cette idée, aiguillonné par cette nou­velle terreur, Chaussang conçut un nouveau projet. Il avait senti que la locomotive ralen­tissait imperceptiblement sa vitesse, et que parfois c’étaient, les wagons qui, lancés en avant, poussaient la machine. À l’aide de sa corde, il amarra solidement et avec des nœuds serrés le robinet du réservoir d’eau, que Sombreker, dans son enthousiasme, avait oublié d’ouvrir.

De cette façon, il faudrait au mécanicien le temps de dénouer cette corde, et dans l’inter­valle, c’est-à-dire avant que l’explosion eût lieu, le chauffeur pourrait mettre à exécution sa nouvelle entreprise.

Une seule chose l’arrêtait. Laisserait-il l’en­fant avec son père ou le prendrait-il avec lui ? Ce n’était pas le moment d’hésiter. Une se­conde, était sans prix. Il décida qu’il emmè­nerait l’enfant ; avec le reste, de sa corde il se l’attacherait solidement au corps.

Le chauffeur se leva. La crépitation dont j’ai parlé venait d’attirer l’attention de Sombre­ker. Il était temps. Le robinet était enveloppé de cordes ; à chaque tour un nœud.

« De l’eau ! de l’eau ! » s’écria Léger. Chaussang prit l’enfant sans répondre et le serra sur sa poitrine en l’assujettissant avec sa corde.

« De l’eau, misérable ! de l’eau ! nous al­lons nous arrêter ! » hurlait Sombreker.

Et il se précipita sur le robinet. Si le mécani­cien avait le temps de l’ouvrir avant que Chaussang eût exécuté son projet, c’en était fait. Heureusement les nœuds du chauffeur étaient solides. Léger s’exténua en efforts im­puissants.

Cependant le chauffeur, l’enfant suspendu à son cou, sauta à l’arrière du tender. Il saisit le bâton de houx dont le croc était resté fixé dans le bois du fourgon. Après quelques hési­tations ; il parvint, à s’accroupir sur un des tampons. Mais ce n’était pas assez. Il ne pou­vait commencer sa besogne qu’en s’abandon­nant à la grâce de Dieu. Il lâcha donc son bâ­ton de houx, se mit à califourchon sur le tam­pon, et là, la sueur au front, les lèvre contrac­tées par un rictus épouvantable, à demi en­traîné dans l’abîme par le poids de cet enfant qu’il avait voulu sauver, les yeux agrandis par la peur d’arriver trop tard ou de tomber sous le train, il essaya de décrocher la locomotive.

En ce même moment l’incendie du wagon prenait des proportions sinistres. Les cla­meurs des malheureux qui se pressaient les uns contre les autres, les cris des autres voyageurs qui hurlaient instinctivement et comme pour augmenter la confusion, tout cela était bien, avec les autres scènes propres à chaque compartiment, le plus infer­nal spectacle qu’on puisse rêver.

Mais à ces clameurs désespérées, un autre cri répondit tout à coup : cri de triomphe, de joie et de salut.

Chaussang avait réussi !

La locomotive essoufflée ayant elle-même été poussée par le train, le chauffeur avait pu dévisser le lien et détacher les chaînes.

Il était maintenant debout sur le tampon, cramponné d’une main à son bâton de houx, de l’autre soutenant l’enfant de Sombreker. La locomotive, dégagée du poids du train, avait pris un nouvel élan, et filait avec la vé­locité d’une bulle.

Les wagons, par suite de la vitesse acquise, roulèrent longtemps encore, mais en aban­donnant bientôt cette rapidité vertigineuse. Les serre-freins, qui virent partir la machine en avant, serrèrent les roues avec fureur, et quelques instants après tout le monde était à terre. Un seul homme ne quittait pas sa place. C’était Chaussang. Il regardait la Du­rance, qui était déjà à huit cents mètres. Des ongles et des dents, Léger avait fini par déga­ger le robinet des cordes qui l’enlaçaient. On entendit comme une décharge d’artillerie. On vit des débris s’élever vers le ciel. La Durance avait volé en éclats, et le mécanicien Som­breker venait de sauter avec elle en poussant des cris de victoire.


[1Ce miraculeux sau­vetage est historique. C’est un mécanicien français qui en est le héro.