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Camille Debans : Le fou d’après-demain

samedi 2 novembre 2013, par Denis Blaizot

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Des Epub et Pdf faits avec soin pour vous faire redécouvrir des œuvres anciennes tombées dans le domaine public.

Cette nouvelle est parue dans les numéros 623 et 624 de la revue Science Illustrée.

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Il ne se peut rien de plus extraordinaire que la vie du docteur Hombre. D’abord il naquit phénomène ; certes on doit tenir compte et se garer des légendes quand il s’agit d’un être aussi anormal ; cependant on ne saurait nier, paraît-il, que dès ses premiers jours il connut le sourire, dès ses premiers mois un embryon de savoir. Deux cents jours après sa naissance il se mit à parler. À un an et demi on s’aperçut qu’il savait lire. À quatre ans il eût pu donner un concert ; à six il dessinait d’après nature. Pourtant son assiduité n’était pas étonnante. On eût juré que les talents lui venaient tout d’un coup, comme des fleurs qui éclosent à l’heure marquée. Si on lui demandait qui lui avait enseigné ceci ou cela, il levait ingénument des yeux éclairés d’une flamme mystérieuse, et il souriait sans avoir l’air de comprendre la question.

Plus il allait, plus il semblait affamé d’apprendre. Rien ne lui était indifférent. La vie, les livres, les hommes, les arts et les choses, il les étudiait en même temps.

Son cerveau énorme paraissait merveilleusement ordonné. Une seule lecture suffisait pour qu’un ouvrage restât gravé, classé, jugé dans sa mémoire à jamais. À huit ans il aurait pu être bachelier. Ses parents, qui l’adoraient — car il était beau — vivaient dans les transes, ayant une peur affreuse de le perdre. Au moindre mal de tête ils rêvaient de méningite ou de typhoïde. Mais non, Victor grandit normalement, mangeant ferme, jamais son saoul, et devenant spirituel, contrairement à l’usage des enfants prodiges. Enfin il fut nubile à l’heure, ni trop tôt, ni trop tard.

Vers sa dix-huitième année, il commît les folies de son âge. Mais par une inconcevable faculté, il ne cessa pas une minute d’emmagasiner de nouvelles et de plus en plus profondes connaissances. Voir et savoir était pour lui la formule même de la vie. Il apprenait comme on respire. Peut-être fût-il mort d’inanition si quelque obstacle inconnu l’eût empêché de s’assimiler tout ce que les siècles ont entassé jusqu’à nos jours de merveilles scientifiques, littéraires artistiques.

Quelques médecins prétendaient bien que Victor Hombre était un malade. Mais on riait de leur diagnostic en le voyant se former, grandir, devenir un gaillard solide et bien fait. À la fin de son adolescence, en se transformant, il ne perdit rien de sa grâce ni de sa beauté. Avec ses yeux profonds et souriants, avec sa bouche sensuelle, dans l’harmonie de tout son être, il devint séduisant à l’excès. Et du reste il ne se privait pas de séduire.

Sa tête cependant avait quelque chose d’inquiétant. Le front paraissait vaste jusqu’à inspirer de l’effroi. Énorme le crâne, et, vers le cervelet, prodigieusement renflé. Mais les lignes en étaient si fermes, si belles, qu’il résultait de ces anomalies une impression de puissance et de grandeur.

Docteur en droit à dix-neuf ans, docteur en médecine, ès sciences, ès lettres à vingt, ce fut un jeu pour lui de conquérir les diplômes. Dans les examens, c’est lui qui instruisait les professeurs. Quant il eut épuisé les connaissances scientifiques, lorsqu’il eut appris toutes les langues, lorsqu’enfin il eut violé les secrets de toutes les littératures, il se jeta dans les arts. Sculpteur, peintre, graveur, musicien tour à tour il se découvrit une main aussi alerte que son esprit, un goût aussi sûr que son jugement, un œil aussi délicat que la pudeur d’une vierge. Il signa des tableaux, des statues, des eaux-fortes, un oratorio aussi ennuyeux qu’on pouvait le désirer. Et il marchait toujours, réalisant d’une façon absolue le nil humani alienum.

Un jour vint où Victor Hombre ne trouva plus dans les livres rien qu’il ne sût. Il pouvait encore étudier les hommes et courir le monde. De l’est à l’ouest, du nord au sud, il traversa les continents et franchit les mers. À son cerveau de plus en plus exigeant, il fallait des aliments nouveaux, un besoin impérieux d’apprendre toujours grandissait chez lui indéfiniment. Il étudia les plus humbles faits, après avoir épuisé les énormes. Pendant dix ans il explora tous les recoins du globe, escaladant les sommets et pénétrant dans les abîmes ; après quoi la terre, dévoilée, lui parut misérablement étroite et ridiculement bornée. Il ne lui restait plus rien à découvrir, tant il savait tout. Chemin faisant il avait fouillé dans les consciences, analysé les cervelles, sondé les reins et les cœurs. Çà et là lui étaient apparus des vertus plus hautes que les cieux et des vices plus odieux que les reptiles. Partout les gouvernants et le troupeau des gouvernés avaient les mêmes faiblesses, les mêmes hypocrisies, les mêmes lâchetés. Deux seuls sentiments se dressèrent devant lui éternellement jeunes : l’amour et l’espérance. En dehors de cela tout était recommencement. La charité procédait de la vanité ou de la fantaisie. Le courage et l’honneur variaient selon les climats.

Cependant, comme son esprit n’avait pas laissé perdre une parcelle de ce qu’il avait appris, il était devenu un être prodigieux, dotant chaque jour le monde de quelque bienfait.

Les éléments lui obéissaient presque. La foudre attelée par lui à la marche du monde accomplissait, soumise, sa besogne imprévue. Devant lui, la douleur s’éteignait. Il avait des secrets de vie. Si le désir lui fût venu de rendre la jeunesse aux vieillards, il aurait peut-être réussi. Ses inventions stupéfiaient les académies qui les acceptaient sans les comprendre. En politique, ses vues semblaient folles, tant elles étaient au-dessus de la vulgaire envergure des hommes d’État les plus parfaits. S’il n’eût été l’adversaire des conquêtes et des batailles, le monde entier fût devenu en peu de temps son domaine physique, comme il était déjà son domaine intellectuel et moral.

Mais il ignorait l’ambition. Les honneurs qu’on voulait lui rendre faisaient lever son dédain. Rien n’était capable de le retenir, hors ce qu’il ne savait pas encore. Poussé par une force inconnue, le docteur aspirait à toujours, toujours apprendre. Le reste lui semblait superflu. Lettres mortes pour lui les passions et les intérêts des hommes. L’argent ni la gloire ne parvenaient à l’émouvoir. En sorte qu’il ne songea même pas à répandre autour de lui ses lumières et à éblouir l’humanité. En condensant dans une encyclopédie ce qu’il avait lu, découvert ou deviné, il eût rempli merveilleusement la seconde moitié d’une existence incomparable.

Malheureusement il n’était pas de ceux qui reflètent. Les empreintes restaient en lui ineffaçables ; mais il ne trouvait d’apaisement que dans l’ingestion d’un savoir nouveau.

En réalité un monstre, un être admirable, unique, génial, presque divin, mais par cela même un monstre rongé par une boulimie cérébrale.

Il est des hommes sottement enviés qui souffrent toute leur vie d’une furieuse insatiabilité du cœur. Victor Hombre, lui, se sentait impitoyablement poussé par l’insatiabilité de l’esprit. Comme le Juif que la malédiction oblige à marcher pendant des siècles de siècles, le docteur semblait condamné à pénétrer chaque jour sans relâche dans le nouveau, dans l’inconnu, dans l’infini.

Et cependant il fallait bien qu’à un moment le fonds auquel il puisait se tarît. Il voulut aimer, il voulut souffrir. Et puis cela aussi S’épuisa. Les femmes, les enfants, la douleur, le mal, l’envie, la haine, l’avarice, le jeu, l’ambition des autres, il les explora sans parvenir à satisfaire sa soif.

Il lui fallait davantage, mais quoi donc ? Épouvanté, il se demanda, en regardant les autres hommes, pourquoi il était ainsi fait que le repos de l’âme lui fût interdit, funeste. Pour la première fois il soupçonna réellement des causes. Son regard se porta hors de ce monde. Sa vie, ses appétits inassouvissables lui apparurent comme le spectacle d’un supplice parfaitement défini. Ayant examiné les existences des grands fléaux de l’humanité, Sésostris, César, Attila, Napoléon, il crut entrevoir qu’eux aussi avaient obéi à un incoercible destin, à une épouvantable mission peut-être.

Et tout aussitôt il éprouva un besoin immense de sonder l’inconnaissable. Là, en effet, devait gésir la mine sans fond où il trouverait le combustible qui alimenterait le foyer de son cerveau.

Il plongea donc dans l’occulte avec une véritable frénésie. Mais ce qu’il en devina ne valait ni mieux ni pis que les contes de grand’mères ou les dogmes de fondateurs d’Églises. Cependant il ne se rebuta pas. À travers les brouillards de l’Incertain il entrevoyait en deçà et au delà de nos vies des mystères consolants, terribles ou superbes. Sa pensée, enfoncée dans l’infini, devinait des diversités de miracles d’un bout de l’azur à l’autre : chaque étoile, chaque monde ; chaque monde, chaque œuvre nouvelle du créateur.

À mesure qu’il pénétrait dans ces immensités, c’étaient des joies profondes.

« Je ne savais rien, s’écriait-il. Tout ce que j’ai entassé dans ma tête n’est qu’élémentaire et vaine science. Je n’ai aucun mérite de l’avoir acquise quand elle était à la portée de ma main et de mes veux. Mais au delà ! \nais de l’autre côté ! mais là-haut ! dans l’espace ! mais Dieu ! mais l’âme ! voilà ce qu’il faut découvrir, creuser, révéler, prouver. »

Ainsi peu à peu, à force de chercher à savoir davantage, il arrivait au bord d’un gouffre vers le fond duquel il se penchait avec passion.

Il tâcha donc d’ébranler les portes que garde la mort. C’était se heurter à l’invincible. On ne passe pas. Mais il était allé trop loin pour l’entendre ainsi. Je passerai, disait Victor Hombre, c’est moi qui frayerai la route pour laquelle on va vers un nouveau monde bien plus curieux et bien plus varié que celui de Colomb.

Méprisant la gloire tant qu’elle avait pour aliment les choses de la terre, il la regarda comme une récompense radieuse et sublime, avec ce nouveau but pour objectif : dévoiler les secrets que le spectacle du monde fait soupçonner, devint son idée fixe. Ce qu’il savait des ascètes du Thibet, des miracles du fakirisme lui servit de point de départ. Évoquer les esprits, commander aux âmes lui parut d’abord chose simple. Certaines pratiques touchant au spiritisme lui étaient familières. Il crut qu’en les poussant jusqu’aux extrêmes conséquences il en tirerait des lumières éclatantes, victorieuses : mais quoi ! le mur inébranlable qui nous cache l’autre côté restait infranchi. Dieu ne se manifestait pas, le Sinaï restait muet. Les âmes qui semblaient communiquer avec lui, prenaient, en certains moments de doute, des allures. d’illusions décevantes et quelque peu ridicules.

Le docteur flottait sur un océan de théories, de suppositions, de rêves divins et de découragements cruels. Un jour il se flattait de tenir la vérité dans sa main et s’abandonnait à l’ivresse enfiévrée du triomphe. Le lendemain il retombait dans le doute, dans la négation ; les preuves qu’il admirait hier lui paraissaient misérables et vides aujourd’hui. L’explorateur présomptueux de l’Au-delà n’avait décidément pas pu passer.

Alors il lui vint une idée épouvantablement logique : aller voir ? Avec cette hâte qu’il appliquait à tous ses projets, il étudia les moyens. Sans un battement de cœur plus précipité il sonda pour la seconde fois les profondeurs ténébreuses, comme on avance le buste au-dessus du vide. L’hypothèse de son départ ne le troubla point. C’est à peine s’il fut un moment arrêté par la crainte philosophique de raisonner faussement. Pourquoi, en effet, voulait-il tant savoir ? Pour être en possession de révélations qu’aucun homme n’ait pu faire sûrement avant lui et recueillir l’honneur de son immense découverte sur cette planète même, dont les habitants sauraient par lui le pourquoi de leur existence...

Par conséquent, s’il mourait, adieu cet honneur !

Mais non, était-il donc si nécessaire que les autres hommes participassent à son propre savoir ! Le méritaient-ils d’abord ? n’était-ce pas pour lui, pour lui seul, par nécessité innée qu’il était tenté de se lancer dans l’abîme ? Alors à quoi rimait qu’il fût plutôt dans une étoile appelée Tellus que dans une autre du nom de Mercure ou de Jupiter ? D’ailleurs il n’était pas d’autre moyen. Si au delà il n’y avait rien, ah bien ! ce serait fini un peu plus vite. Pas de regrets ! Mais s’il ne se trompait pas, s’il y avait quelque chose, des éblouissements, des merveilles, des miracles, s’il allait toucher du doigt des êtres et des choses improbables, s’il parvenait à comprendre la création des mondes et la vie de l’Éternel, en quoi pourrait-il regretter la planète infime, étroite qu’il se proposait de quitter.

Il se prépara donc. Sa sérénité ne l’abandonnait aucunement. Resté souriant, il allait au-devant de l’acte suprême avec un empressement de curieux. À force d’incubation, ses désirs et ses espoirs étaient devenus des réalités. La persuasion indéracinable lui était venue qu’il allait, demain, tout à l’heure, savoir la cause de son existence et puis après savoir davantage, savoir encore, apprendre toujours, monter, monter sans cesse sur des hauteurs indéfiniment renouvelées jusqu’à la fin des âges.

Cependant il eut une petite crise de respect humain.

« Le suicide ! Le suicide ridicule et plat ! songeait-il. Eh ! qu’importe le nom dont mes semblables imparfaits et bornés ont baptisé la chose ! Ce que je veux, c’est forcer le grand secret. Que suis-je dans ce lumignon suspendu au milieu de l’immensité ? Et ce lumignon lui-même qui l’a accroché dans l’espace ? À quoi tient-il vraiment ? Quel est mon nom dans la langue de l’Infini ? Suis-je un être ? ne suis-je rien ? ceux que nous appelons animaux ont-ils aussi autre chose qu’un corps ? Je suis effrayé et altéré. Connaîtrai-je demain l’empire des mondes ? Parcourrais-je l’espace ? Découvrirai-je ce qu’il y a ? comment tout cela se meut et gravite ? Atteindrai-j e les autres planètes ? Je veux voir les autochtones du soleil, les corps qui sont ailleurs, les âmes qui sont partout. Je les interrogerai, je les sonderai, je les mettrai à nu comme j’ai fait pour les hommes. Voilà le but, voilà l’ivresse, voilà la gloire.

L’obsession devint chaque jour plus rude. Le vide se faisait dans son cerveau inoccupé.

« Il faut, disait-il naïvement, il faut aller là-bas. » Son imagination puissante, aidée de son universel savoir, lui représentait le temps et l’espace sous des aspects inconnus des hommes. Il sentait qu’on doit vivre des siècles en cinq minutes. Il devinait des secondes aussi longues que les siècles. Il se voyait courant d’étoile en étoile, s’enfonçant dans le noir des cieux si profondément, que cette idée seule engendrait en lui d’aigus frissons sur les reins et sous les cheveux.

« Allons ! dit-il. Quel lendemain radieux va éclore ! Je saurai tout, tout, tout. Dieu et sa justice vont, qui sait ? m’appeler à leur barre. Si j’en juge par mes yeux et mes sentiments d’homme je serai absous, aidé, glorifié. Et j’en aurai pour des millions d’années à apprendre et apprendre encore ... Allons ! en route ! »

Gai, vivant, heureux, Hombre saisit son scalpel. La lèvre souriante, attentif, le front sans un pli, l’œil ferme, il s’ouvrit la veine et attendit.

Le sang s’en alla goutte à goutte. Sur son visage se peignit une extase. Il tomba, murmurant comme Gœthe : « Des ailes ! des ailes ! » Puis quelques instants après, dans le spasme suprême d’une agonie idéale : « Je vois, je vois, je sais... »