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William Hope Hodgson : Sur la passerelle

mercredi 14 décembre 2022, par Denis Blaizot

Auteur William Hope Hodgson William Hope Hodgson William Hope Hodgson (1877 - 1918) fut un des maîtres du fantastique. Il a, parait-il influencé H.P. Lovecraft et Jean Ray, pour ne citer que les deux plus connus.

Titre : Sur la passerelle

Titre original  : On the bridge

Traducteur : Denis Blaizot

Année de parution : 2022 2022

Cette courte nouvelle est parue pour la première fois dans The Saturday Westminster Gazette le 20 avril 1912 1912 , seulement cinq jours après le naufrage du Titanic. Et cela n’a rien d’étonnant, puisque Hodgson nous y narre le travail des officiers de pont la nuit dans l’Atlantique Nord. Mais il ne nous raconte pas la catastrophe. Non. Il nous raconte comment, une autre nuit, dans des circonstances similaires, la catastrophe sera évitée. Il rend ainsi hommage aux officiers de quart dont dépend la vie de toutes les personnes à bord. Expliquant qu’une simple erreur faite dans la panique peut changer le cours de nombreuses. Je ne connais pas les détails de la polémique générée par événement, mais je pense que Hodgson, ancien officier de marine retiré du service, voulait expliquer à ses concitoyens qu’il ne faut pas grand chose pour qu’un homme passe d’officier anonyme à bord d’un paquebot parmi d’autres à bête noire de la presse et cible de la vindicte populaire.

Elle fut reprise deux ans plus tard dans le recueil The men of the deep waters

Sur la passerelle

(Le quart de 8h à minuit, et la glace était en vue à la tombée de la nuit)

EN MEMOIRE DU 14 AVRIL 1912 1912 .

LAT. 41 degrés. 16 min. N

LONG. 50 degrés. 14 min. W

Deux cloches vient de passer. Il est neuf heure. Vous marchez face au vent et reniflez anxieusement. Oui, c’est là, incontestablement, l’odeur inoubliable de la glace... une odeur aussi indescriptible qu’incomparable.

Vous restez, farouche (incroyablement anxieux), face au vent et reniflez encore et encore. Et vous ne cessez jamais de regarder, jusqu’à ce que vos globes oculaires vous fassent mal, et que vous poussiez un juron parce qu’une porte a été ouverte et laisse échapper un rayon de lumière futile et dangereux à travers l’obscurité, dans laquelle le grand navire se précipite kilomètre après kilomètre.

Le moindre éclat de lumière sur le pont, « aveugle » momentanément l’officier de quart, et fait de l’obscurité de la nuit un double rideau de ténèbres menaçant et haineux. Vous jurez, et téléphonez avec colère pour qu’un steward s’en aille fermer la porte, ou couvrir la fenêtre, selon le cas, et vous laisse de nouveau seul à l’horrible effort de regarder l’obscurité.

Essayez simplement de tout comprendre. Vous n’êtes peut-être qu’un jeune homme de vingt-six ou vingt-huit ans, et vous êtes seul responsable de cette grande masse de vie et de richesse, qui gronde à travers des kilomètres. Une heure s’est écoulée à votre montre, et il en reste trois à venir, et vous ressentez déjà la fatigue. Et pour une bonne : bien que l’aiguille du pont télégraphique soit sur Half-Speed, vous savez parfaitement que la salle des machines a ses ordres privés et que la vitesse n’est pas réduite du tout.

Et tout autour, sous le vent, on voit la pénombre percée ici et là, éternellement, par les éclats de phosphorescence des crêtes déferlantes. Des milliers et des dizaines de milliers de fois vous voyez cela... devant vous, et par le travers. Et vous reniflez, et essayez de faire la distinction entre la froideur du demi-vent et de l’étrange frisson« personnel » de la mort, brutal et laid qui vous envahit toute la nuit, alors que vous passez une colline de glace dans l’obscurité.

Et puis, ces éclats innombrables de phosphorescence sourde, qui jaillissent éternellement du chaos des eaux invisibles autour de vous, deviennent tout à coup des choses menaçantes, qui vous effraient. Car n’importe lequel d’entre eux peut signifier de l’eau brisée sur le rivage invisible d’une île de glace cachée dans la nuit... un monstre de glace insensé à moitié submergé et inerte, tapi sous le lavage des mers, essayant de voler inaperçu en travers de votre écubier.

Vous levez instinctivement la main dans l’obscurité, et le cri « À tribord toute ! » tremble littéralement sur vos lèvres. Mais il vous est évité de vous donner en spectacle. Vous voyez maintenant que l’éclat particulier de phosphorescence qui semblait tant être de glace, n’est rien de plus que n’importe lequel des dix mille autres éclats de lumière marine, qui vont et viennent parmi les grands monticules d’écume de mer dans la nuit environnante.

Et pourtant, il y a de nouveau cette infernale odeur de glace, et le frisson que j’appellerais le Froid de la Mort, s’infiltre à nouveau en vous depuis quelque partie inconnue de la nuit. Vous envoyez un mot aux guetteurs et à l’homme dans le « nid », et redoublez de soin pour les milliers d’humains qui dorment si confiants dans leurs couchettes sous vos pieds... vous faisant confiance pour préserver leur vie... contre tout. Eux, et le grand navire qui avance si splendide et aveugle à travers la Nuit et les Dangers de la Nuit, sont tous, pour ainsi dire, dans le creux de votre main... un moment d’inattention, et mille morts sur la conscience ! Étonnez-vous de regarder, le cœur dépourvu d’anxiété, une nuit comme celle-ci !

Quatre cloches ! Cinq cloches ! Six cloches ! Et maintenant il n’y a plus qu’une heure à faire ; pourtant, déjà, vous avez presque donné trois fois le signal au quartier-maître de « bâbord » ou de « tribord », selon le cas ; mais à chaque fois, la terreur conjurée de la nuit, le trouble, les mousses lumineuses suggestives, l’odeur infernale de la glace et le frisson de la mort se sont révélés ne pas être de véritables prophètes de désastre sur votre route.

Sept cloches ! Mon Dieu ! Alors même que les doux sons argentés se promènent d’avant en arrière dans la nuit et sont engloutis par le vent, vous voyez quelque chose de proche sur l’avant tribord... Un bouillonnement de lumières phosphorescentes, au-dessus d’une chose basse, enfouie dans la mer dans l’obscurité. Vos lunettes de nuit le regardent ; et puis, avant même que les différents guetteurs puissent faire leurs rapports, vous SAVEZ. « Mon Dieu ! » votre esprit pleure en vous. « Mon Dieu ! » Mais votre voix humaine émet des mots rugissants qui retiennent la vie et la mort pour mille âmes endormies : « À tribord, toute ! » « À tribord, toute ! » L’homme de la timonerie sursauté à votre cri... à l’intensité féroce de celui-ci. Puis, avec une panique momentanée, fait tourner la roue dans le mauvais sens. Vous faites un saut et êtes dans la timonerie. Le verre tinte tout autour de vous, et vous ne savez pas à cet instant que vous portez sur vos épaules le cadre de la porte brisée de la timonerie. Votre poing prend le timonier effrayé sous la mâchoire, et votre main libre saisit les rayons, et tire la roue vers vous, le moteur rugissant, loin à sa place désignée. Votre cadet a déjà couru vers son poste au télégraphe, et la salle des machines répond à l’ordre que vous lui avez lancé en bondissant vers la timonerie. Mais Toi... eh bien, tu regardes, à moitié fou, à travers la nuit, regardant les proues du monstre se balancer vers bâbord, sur le fond puissant de la nuit... Les secondes sont les battements de l’éternité, dans ce bref, temps formidable... Et puis, à haute voix contre le vent et la nuit, vous marmonnez : « Dieu merci ! » Car elle s’est dégagée. Et en dessous de vous les mille dormeurs dorment.

Un nouveau quartier-maître est « arrivé à l’arrière » (pour utiliser l’ancien terme) pour relever l’autre, et vous sortez en titubant de la timonerie, prenant conscience des boiseries brisées qui vous entourent. Quelqu’un, plusieurs personnes, vous assistent pour vous débarrasser de l’encadrement de la porte ; et votre cadet a pour vous un étrange petit air de respect que, d’une certaine manière, l’obscurité n’est pas capable de cacher.

Vous retournez alors à votre poste ; mais peut-être vous sentez-vous un peu malade, malgré une certaine allégresse heureuse qui vous stimule.

Huit cloches ! Et votre homologue vient vous relever. La formule habituelle est passée, et vous descendez les marches du pont, vers les mille endormis.

Le lendemain, un millier de passagers jouent à leurs jeux et lisent leurs livres, discutent et font leurs tombolas habituels, et ne remarquent même pas que l’un des officiers a l’air un peu las.

Le menuisier a remplacé la porte ; et un certain quartier-maître ne se tiendra plus à la barre. Pour le reste, tout se passe comme d’habitude, et personne ne le saura jamais... Je veux dire personne en dehors des cercles officiels, à moins qu’une rumeur étrange ne se répande parmi les stewards.

Et un certain homme n’a pas de morts sur la conscience.

Et les mille ne savent jamais. Pensez-y, vous qui descendez à la mer dans des palais flottants d’acier et de lumière électrique. Et que vos bénédictions tombent en silence sur l’homme calme, grave et en uniforme bleu sur le pont. Vous lui avez confié sans réfléchir votre vie ; et pas une fois sur dix mille il ne vous a déçu. Comprenez-vous mieux maintenant ?