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Camille Debans : Un duel à vapeur

samedi 2 novembre 2013, par Denis Blaizot

Ebooks gratuits
Des Epub et Pdf faits avec soin pour vous faire redécouvrir des œuvres anciennes tombées dans le domaine public.

Cette nouvelle a été publiée dans les numéros 385 à 391 (avril-mai 1895 1895 ) de la revue La Science Illustrée La Science Illustrée La science illustrée est un journal hebdomadaire de vulgarisation scientifique créé en octobre 1875. Son premier numéro porte porte la date du 18 Octobre 1875. Les principaux rédacteurs sont Adolphe Bitard, Louis Figuier et Élysée Reclus pour la première année mais ils cèdent la place à de nouveaux noms dès le début de la seconde année. Cette première version a duré au moins jusqu’en 1877.

Le titre fût repris par Adolphe Bitard en décembre 1887 peu de temps avant sa mort et Louis Figuier prend sa relève dès le mois de mars 1888.

Largement illustré, il contient dès le premier numéro de janvier 1888 des nouvelles et romans à épisode. Les romans seront signés entre-autre par Louis Boussenard, Albert Robida et Jules Verne. On y retrouvera également les signatures de rédacteurs des revues La Nature et la Revue Scientifique.

À partir du n°340 ( premier numéro du second semestre 1894) la date disparaît de la première page du cahier hebdomadaire, mais reste inscrite sur la couverture.

La première page du fascicule n°901(4 mars 1905) porte en regard de la date les mentions S.I. N°901 et S.A.N. N°175. S.A.N. est l’abréviation de Sciences, Arts, Nature, créée en novembre 1901. Doit-on comprendre que ce fascicule était vendu sous deux titres ?

Je n’ai pour l’instant aucune information sur le devenir de cette publication au-delà de l’année 1905.
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I
Tout le monde connaît cette histoire ; mais personne n’en a jamais su ni la cause, ni les détails. Lorsqu’un journaliste est à court de bruits à sensation, quand la marée aux nouvelles a manqué, loin de se passer sa plume au travers du corps, le publiciste cherche dans les vieilles collections, trouve le récit de mon duel, le fait précéder du fameux : On nous écrit de New-York, l’insère avec calme et s’en va déjeuner consciencieusement.
Le lendemain, l’abonné lit le fait, sourit, et lui adresse un salut amical, comme à une vieille connaissance. Ainsi, tout le monde est content.
Il m’est venu à l’idée, — en présence de cet état de choses, — de raconter l’origine et le dénouement de la querelle. Et cela par pure philanthropie, car les journalistes, après m’avoir lu, — si tant est qu’ils lisent quelque chose, — auront l’inappréciable ressource d’ajouter une cinquantaine de lignes soigneusement condensées à la narration si fréquemment reproduite et tant soit peu vieillotte de mon duel. Quant aux abonnés, — qui lisent tout, — cela remplacera pour eux l’histoire d’un vol de chaussettes ou la cent vingt-septième édition d’un calembour moisi.

Une particularité entre mille, dont on n’a jamais fait mention, c’est que mon adversaire n’était autre que Tom Tompson, qui est bien le plus intrépide mécanicien d’Amérique, — ce que je puis proclamer sans jalousie, puisqu’il soutient ordinairement, à ceux qui le complimentent là-dessus, que son gendre est le premier mécanicien des deux mondes.
Et son gendre, mesdames, c’est moi, moi qui n’hésite pas à convenir que Tom Tompson s’y connait, car je suis aussi dépourvu de fausse modestie que de réelle vanité.
Avant qu’il eût l’honneur de devenir mon beau-père, Tom Thompson était laid. Je ne veux pas dire que la vieillesse et le seul fait de m’avoir accordé sa fille l’aient rendu beau ! Non ; mais on sait, dans la trente-cinquième avenue et aux environs, que le père de ma femme a été le plus laid des Tompson, — et Dieu sait s’il y en a d’affreux ! — Tandis que depuis mon entrée dans sa famille il est presque supportable.
La nature l’avait affligé d’un nez horrible. Outre que cette partie cartilagineuse de son faciès avait pris, dès son enfance, des proportions incroyables, par une farce lugubre du hasard, il était orné, juste à l’extrémité, d’une large, noirâtre, épaisse, poilue et grasse verrue, qui parfois avait des soubresauts et s’agitait comiquement, suivant les impressions que ressentait son propriétaire infortuné.
Ce qu’il y avait de terrible, c’est que personne au monde ne pouvait, même en se faisant une raison, regarder Tom Tompson sans lui rire au nez. Et jamais expression ne fut plus exacte, car c’était au seul aspect de cet appendice qu’un éclat de rire s’emparait de vous, sans que vous pussiez vous y soustraire.
Un fakir en eût pouffé au moins une grande heure sans plus s’inquiéter de son nombril, non plus que de Brahma, et j’ai toujours pensé que Démocrite, s’il eût connu Tom Tompson, aurait trouvé au moins une fois dans sa vie une occasion de crever de rire, au grand ébahissement de ses connaissances contemporaines.
Donc la première fois que je vis Tom Tompson, c’était à Albany, dans Hudson’s street, devant le numéro 9, je m’en souviendrai toute ma vie. Il s’avançait avec une certaine majesté, l’abdomen en avant et sa fille Ellen à son bras.
Je ne permettrai ni à l’ancien ni au nouveau monde d’oser penser que miss Ellen n’était pas la plus belle fille des deux Amériques, Antilles comprises. Aussi, lorsque je fus en présence du couple, mes regards se portèrent-ils exclusivement sur la jeune personne. Je ne soupçonnais pas de quelle incalculable gaieté je me privais en ne contemplant pas d’abord Tom Tompson, son nez et sa verrue.
Mais ce plaisir, pour avoir été retardé, n’en fut pas moins vif, car aussitôt que l’admirable beauté d’Ellen me permit de porter mes regards vers son compagnon, je fus obligé de me tenir les côtes et de détourner les yeux, car si j’avais continué à le contempler, il est certain que j’aurais été forcé de me rouler sur le trottoir, dans une crise de rire telle que l’expression homérique elle-même ne peut rendre ma pensée que dans une proportion homéopathique, je veux dire infinitésimale.
« Tom Tompson ! Tom Tompson ! m’écriai-je aussitôt que mon accès me permit de parler. Ah ! ah ! ah ! Ah ! Tom Thompson ! je parie cinquante dollars que vous êtes Tom Tompson ! Ah ! ah ! ah ! ah ! Aïe ! on ne devrait pas rire comme cela. Aïe ! ah ! ah ! Vous êtes bien Tom Tompson ? »
On m’avait averti pourtant. Dans les ateliers des chemins de fer, dans les gares, sur les locomotives, le nez et la verrue de Tom Tompson étaient célèbres, et l’on m’avait prévenu que lorsque je le rencontrerais, je ne pourrais manquer de le reconnaitre et de rire aux larmes, de rire jusqu’à la douleur et de crier : Vous êtes Tom. Tompson ! ce qui n’avait pas manqué.
Par malheur, c’était la première fois que le père d’Ellen venait à Albany, et par conséquent il n’y avait jamais exhibé ses désagréments physiques. Mon hilarité infinie attira l’attention des passants ; une foule s’amassa, qui d’abord ne prit garde qu’à moi, et me crut fou ; mais aussitôt que j’eus étendu le bras vers l’homme au nez, et que je lui eus lancé mon fameux : Vous êtes Tom Tompson ! tous les regards suivirent machinalement la direction que j’indiquais, et à l’aspect de la verrue et de son propriétaire, dont les yeux furibonds roulaient de chaque côté de ce nez comme deux brasiers aux deux bords d’un double précipice, une clameur s’éleva, un rire inextinguible s’empara de la foule, et jamais, j’en suis certain, depuis que Noé a jugé à propos de se sauver dans l’arche, jamais on n’a ri comme cela sur cette terre déplorablement désolée.
Intimidé par les regards qui s’étaient portés sur lui, singulièrement embarrassé par mon apostrophe, ahuri par les éclats de rire qui jaillissaient en fusées, ce malheureux Tom faisait une mine qui devenait plus comique à chaque minute. Sa verrue, objet de l’admiration générale, commençait à se mouvoir, malgré lui, au bout de son nez, et prenait des poses, et faisait la belle comme pour mériter l’immense succès d’enthousiasme qu’elle obtenait en ce moment.
Et plus Tom Tompson cherchait à donner à sa physionomie la placidité de l’étonnement, plus cette satanée verrue, agitée sans doute par des mouvements intérieurs de l’âme, se trémoussait sur son promontoire, et se plaçait de minute en minute sous un jour nouveau ; en sorte que l’hilarité de la foule, qui semblait pourtant arrivée à son apogée, grandissait encore.
Il y avait des gens qui s’étaient assis sur le trottoir, et se tordaient en un rire nerveux. Vous jugez par là si le nez de Tom Tompson et la perle noire qui en faisait l’ornement produisirent leur effet.
Mais tout a un terme, même la patience de Tom Tompson. Il s’était séparé de sa fille Ellen pour se placer au centre du groupe dont il faisait la joie. Ses yeux furibonds allaient d’un rieur à l’autre, cherchant sans doute sur qui il pourrait faire retomber sa puissante colère.
Ce ne fut pas très long, s’il m’en souvient encore. Nous étions deux personnes plus rapprochées de lui que les autres passants. Il s’avança droit vers mon voisin, et, repliant son formidable médius sur le pouce, pour lui donner la détente nécessaire, il asséna une terrible chiquenaude sur le nez du jeune homme, qui cessa de rire.
On pensa qu’il avait voulu s’attaquer ainsi à cette partie de la figure que tout être humain avait plus belle que lui. L’homme au nez meurtri poussa un rugissement, et porta précipitamment la main-à son nez comme s’il n’eût pas été sûr de le retrouver à sa place, tant ce coup avait été violent.
Le public, qui s’attendait à quelque chose et qui commençait à se calmer, se reprit à rire de plus belle.
Quant à Tom Tompson, il se tourna vers moi pour se venger aussi. D’un puissant revers, il allait m’atteindre à la face et me casser peut-être deux ou trois dents. Lorsque je me baissai rapidement ; en sorte que son coup alla porter sur une figure voisine, mais non sans avoir fait voler mon chapeau à vingt pas.
Ce fut alors que les éclats de rire prirent les proportions de la folie. Tout Hudson’s street ressemblait à un préau d’aliénés. Il y avait des gens qui se sauvaient à toutes jambes pour se guérir d’une telle hilarité.
Ce dernier accès, bien plus étonnant que les premiers, demande une explication, et je vais la donner de bonne grâce.
Dès l’âge de vingt-deux ans, — et j’en avais alors vingt-sept, — j’avais perdu la plupart des cheveux que je tenais de la mère nature. J’étais la victime d’une calvitie aussi absolue que possible.
Le mot victime n’est pas trop fort, car à l’époque même où j’avais vu mes cheveux s’en aller, — je n’ose pas dire un à un, puisqu’ils tombaient chaque jour par milliers, — sur le sommet de mon crâne on avait vu poindre une protubérance qui en peu de temps prit des proportions invraisemblables.
C’était une loupe, mais une loupe plus grande que : nature, une loupe géante, qui, par-dessus le marché, affectait des formes bizarres. Vous voyez cela d’ici.
Quand je me découvrais volontairement, une perruque très admirablement construite, dérobait mon infirmité aux yeux de mes contemporains. Mais quand j’ôtais ce supplément dissimulateur et réchauffant, ma pauvre tête avait l’air d’un mamelon de montagne aride et désolé, au sommet duquel l’effort d’un volcan aurait produit une bosse immense.
Or, Tom Tompson, en faisant sauter mon chapeau, avait provoqué du même coup l’enlèvement de ma chevelure artificielle, et l’effet de ma loupe sur les spectateurs de cette scène fut encore plus hilarant que l’effet de la verrue automate dont Tom Tompson était si peu fier.
A peine étais-je décoiffé que la colère de mon ad versa ire tomba. Il éclata de rire à son tour, et se tint les côtes jusqu’au moment où, pouvant reprendre sa respiration, il s’écria :
« Vous êtes William Turkey ! »
Je fus stupéfait en entendant ainsi prononcer mon nom, et je ne comprenais pas, tant les hommes les plus enclins à rire des autres se figurent difficilement qu’on peut aussi se moquer d’eux, je ne comprenais pas comment Tom Tompson m’avait reconnu.
Je sus depuis que ma loupe était aussi célèbre dans les gares et sur les locomotives que la verrue de mon adversaire.

II
Quelle mauvaise invention du Créateur que la nature humaine !
Je ne suis pas méchant, et, tout en faisant une plaisanterie à Tom Tompson, je pensais qu’il la prendrait du bon côté et finirait par en rire comme tout le monde.
Seulement je n’avais pas songé à me demander s’il me serait agréable, à moi, d’être aussi ridiculisé devant tous, et si je serais assez homme d’esprit pour m’amuser, avec la galerie, d’une mauvaise farce qui me serait faite.
Ce que j’avais espéré de Tom Tompson se réalisa. En fin de compte, il se mit à plaisanter avec les railleurs, trouvant lui-même des idées fort drôles sur son incomparable verrue.
Quant à moi, qui n’avais pas réfléchi à l’effet que produiraient sur mon esprit les railleries que j’appliquais aux autres, je me mis, — comme un imbécile, — dans une violente colère. Je pâlis, mes yeux s’injectèrent de sang, et toute ma face était hideuse de fureur. La foule, insultée par moi, riait de plus belle à chaque injure que ma furie me dictait.
Il en résulta naturellement que je devins encore plus enragé, et que je frappai deux ou trois personnes. Cette action déraisonnable pouvait m’attirer le mépris de miss Ellen et les représailles de la foule ; mais je n’avais plus conscience de rien. Nous sommes généralement comme cela dans l’humanité !
Le public n’avait pas bien pris du tout les quelques horions que j’avais distribués, et je sentais, malgré ma folie passagère, qu’on allait me faire un mauvais parti.
Mais Tom Tompson s’approcha de moi, me mit la main sur l’épaule, comme s’il eût voulu prendre possession de quelque chose qui fût à lui, et, se tournant vers la foule, il dit :
« Cet homme, ladies and gentlemen, cet homme m’appartient. J’ai cru d’abord qu’il rirait, comme je venais de le faire, des disgrâces dont la nature l’a gratifié ; mais il se fâche, il tombe colère et frappe de droite et de gauche. Il juge donc que nous l’avons insulté. Pour être logique, il devra convenir que j’ai été insulté aussi, et par lui, qui a commencé. Un combat entre nous deux peut seul finir cette querelle, et je vous prie de me le laisser tout entier, afin que j’aie pour adversaire un homme et non un invalide. »
Ce speech de Tom Tompson eut un succès énorme : « Il a raison ! il a raison ! s’écria la foule. Hurrah pour Tom Tompson ! hurrah pour sa verrue ! hurrah pour son nez ! hip ! hip ! hip ! hurrah ! »
Je suis maintenant convaincu que Tom Tompson n’avait en aucune façon la pensée de me provoquer en combat singulier. Son seul but en me réclamant sous cette forme originale, était de m’arracher à une populace qui, après son accès de violente gaieté, pouvait finir par m’écharper en un clin d’œil.
Mais j’étais trop bête pour avoir compris la généreuse idée du père d’Ellen et je m’écriai :
« Je veux bien. Entrons dans une taverne et réglons les conditions du combat. »
Tom Tompson se mit donc à marcher à mon côté.
Le gros du rassemblement continua sa promenade interrompue, et les curieux seulement nous suivirent dans l’espoir d’apprendre quelque chose d’intéressant sur le duel qu’on leur avait annoncé.
Nous entrâmes dans un bar-room. La grappe d’indiscrets qui s’étaient attachés à nous s’égrena dans tous les sens, sauf deux ou trois qui ne lâchaient pas aussi facilement le plaisir probable d’assister à la mort. d’un homme.
Quoique je fusse encore ivre de sentiment, je savais qu’il était d’usage d’être fort poli dans les circonstances où je me trouvais, et j’offris une bouteille de wiskey à mon adversaire.
On s’attabla, — miss. Ellen était retournée à son hôtel. — On but énormément ; même on s’enivra si bien, que Tom Tompson, qui n’avait voulu que me sauver en m’enlevant à la foule, ne se souvint plus de rien, sinon que je l’avais insulté, qu’il m’avait injurié, et qu’il était parfaitement d’accord avec moi sur la nécessité absolue de la mort d’un de nous deux, la terre étant trop étroite pour supporter deux hommes dont le premier a une verrue et le second une loupe.
« Ah ! mais, attention ! mon fils, s’écria Tom Tompson en frappant vigoureusement sur la table, attention ! il nous faut un combat dont on parle dans cent ans !
— Tom, je suis votre homme ! »
Comme je disais cela, je remarquai sa verrue ; elle se dressait avec une allure des plus belliqueuses qui me fit plaisir.
« Ta loupe a bondi, mon fils, répondit Tom, et je suis sûr que tu n’auras pas peur. Inventons donc quelque chose qui soit... attends, il y a un mot de savant là-dessus qui peint bien la chose... hom... homenie... qui soit homérique : voilà le mot.
— Je ne sais pas ce que ça veut dire, mais j’accepte. Va pour homérique !
— Eh bien, mon fils, que dirais-tu d’un combat à la nage dans l’Hudson. On apporterait un poignard et... le reste se comprend.
— C’est joli, ce que vous proposez là, Tom, mais c’est peu pratique. Nous partirions, n’est-ce. pas, chacun d’une rive pour nous rejoindre au milieu ?
— Naturellement.
— Eh bien, Tom, il se pourrait que, le courant nous entrainant l’un ou l’autre à quelques yards plus loin que nous ne le penserions, nous fussions obligés de nous rejoindre, de nous attendre et de dépenser beaucoup de forces à nager.
— C’est vrai.
— De telle sorte qu’au moment où le combat réel commencerait, nous ne serions plus alors assez vigoureux : sans compter que celui qui serait dans le courant au-dessus de l’autre aurait un avantage.
— Tu as raison. Tu es un loyal boy, mon fils. Il faut que les chances soient égales de part et d’autre. Trouvons autre chose. »
Nous nous mimes alors à boire du wiskey, et tant, que Tom ne trouva plus rien, pas même une lueur de raison dans sa pauvre tête.
Quant à moi, j’avais déjà combiné deux ou trois rencontres au couteau, à la carabine, et même au poison, lorsqu’il me vint une idée triomphante.
« Tom ! ne cherchez plus ! Tom ! j’ai trouvé ! m’écriai-je avec un air radieux.
— Tu as trouvé !
Il y a un mot de savant là-dessus, murmura mon adversaire en dodelinant sa tête. Voyons ce que tu as trouvé.
— Voilà : Un jour, sans rien dire, Tom Tompson montera sur sa locomotive en revenant de Washington ; William Turkey, à la même heure, fera partir sa machine de New-York. Tom Tompson et William Turkey seront sur la même voie, comme par hasard. Ils seront seuls et donneront à leur monture toute la vitesse possible, jusqu’à ce qu’ils se soient rencontrés et qu’ils aient sauté en l’air tous les deux.
— Ça, c’est parfait, soupira Tom Tompson en ingurgitant un verre ; ça, c’est parfait.
— Il n’y aura plus qu’à s’arranger pour retomber sur ses pattes.
— Sur ses pattes ! sur ses pattes ! Tu en parles bien à ton aise, mon fils. Retomber sur ses pattes ! ça doit être fort difficile, grommela lentement Tom Tompson, qui avait toutes les peines du monde à articuler deux syllabes sans lancer un hoquet. Sur ses pattes ! Retomber sur ses pattes ! un problème, quoi ! C’est égal, mon fils, c’est convenu. Ton idée est superbe ; ce sera pour après-demain. Tu peux t’en aller, à moins que tu ne veuilles accepter à ton tour une bouteille de brandy. »
Quand Tom Tompson voulut sortir de la taverne, il n’avait plus aucune idée des lois de l’équilibre, et il s’étala de tout son long sur la chaussée, en murmurant encore : Sur ses pattes ! un problème, quoi !
Ce qui n’empêcha pas cet excellent homme de se rappeler parfaitement ce qui était convenu, tandis que moi, qui en apparence étais beaucoup plus froid que lui, je ne me souvins de rien, et si je partis de New-York ce jour-là, ce fut pour aller me promener dans la campagne.

III
Tom Tompson ayant fait sur sa machine les trois quarts de la route entre Washington et New-York, trouva que je manquais d’empressement à me porter à sa rencontre ; mais quand il entra en gare à New-York, il fut très surpris, peut-être même indigné de mes façons.
Aussi se mit-il à la recherche de votre serviteur pour lui faire sur sa conduite des reproches sanglants. Je revenais, — car il était déjà tard, — je revenais chez moi en suivant les quais, lorsque je me sentis frapper sur l’épaule.
« Je te cherchais, mon fils, dit gravement Tom Tompson, pour te dire que tu compromets les chemins de fer.
— Comment ! m’écriai-je en cherchant à reconnaître mon interlocuteur.
— Je suis Tom Tompson, mon fils, et tu devais partir aujourd’hui de New-York pour venir sauter en l’air avec moi et nos deux machines ?
— C’est vrai, Tom, c’est vrai.
— Eh bien, pourquoi n’es-tu pas venu ? tu n’as pas eu peur, je pense ? d’ailleurs tu dois te souvenir que c’est toi qui m’as provoqué.
— Eh bien, Tom, il faut me croire, car ce que je vais vous dire est la vérité pure ; c’est précisément le souvenir dont vous parlez, ou pour mieux dire la mémoire, qui m’a fait complètement défaut.
— Je veux le croire, dit Tom d’une voix assez railleuse.
— Vous m’aviez trop fait boire de wiskey, Tom, et j’en ai dormi quarante-huit heures ; après quoi je suis allé prendre l’air, sans plus songer ni à vous ni à notre duel.
— Et alors ?
— Alors, ce sera pour demain, si vous n’avez pas mieux à faire.
— C’est bien, mon fils, ce sera pour demain. »
Là-dessus nous nous séparâmes.
Le lendemain, en effet, je préparai ma locomotive comme si j’eusse été en service extraordinaire. Au milieu du brouhaha de la gare, on ne fit pas attention à moi.
Tom Tompson n’était pas retourné jusqu’à Washington. Il avait dû s’arrêter dans une petite ville intermédiaire qu’il m’avait désignée. A dix heures, sa machine se mettait en route aussi.
La seule difficulté réelle pour l’exécution de notre projet consistait à pouvoir prendre tous les deux la même voie sans exciter les soupçons des agents de la compagnie.
Je connaissais fort heureusement un aiguilleur dans une gare située à peu près aux deux tiers de mon parcours. Je lui dis que j’allais porter un secours sur la voie où la machine de Tom, lancée à toute vitesse, se dirigeait vers moi. Cet homme me crut, aiguilla, et je passai.
Vous dire que mon cœur ne battit pas un peu plus vite quand je me trouvai sur cette voie, et que je songeai au choc imminent qui m’attendait serait un mensonge infâme.
Aussi, me mis-je en devoir d’accélérer la vitesse de ma locomotive, pour que le vertige de la course ne me laissât pas trop de temps à consacrer aux réflexions.
Je pouvais dérailler, je le désirais presque. C’était en effet une épouvantable idée, que celle que J’avais eue là. Deux fois dans ma vie, j’avais vu des locomotives se rencontrer, et je savais quel terrible chaos cela produit. Pour les hommes qui les montent, il n’en est plus question. Un miracle, un de ces miracles que l’imagination elle-même ne saurait inventer, tant il est improbable, peut seul sauver les malheureux.
Et puis, c’est une effrayante lutte. L’une des machines a l’air de vouloir monter sur l’autre et l’écraser, mais celle-ci se dresse à son tour avec un bruit terrible. Les deux monstres se matent en jetant les cris aigus et sinistres de leurs sifflets ; la respiration désordonnée de la vapeur se mêle à cette confusion ; on jurerait qu’ils vont se prendre à bras le corps et chercher à se renverser l’un l’autre. Puis souvent une chaudière éclate, des craquements de fer retentissent, et avec lourdeur les deux adversaires, vaincus, brisés, morts, retombent sur le sol, déchirés par ce gigantesque et mortel embrassement.
Ce souvenir me revenait à l’idée perpétuellement, sans que je pusse parvenir à le chasser, et cela m’ennuyait fort.
« Ah çà ! William Turkey, me dis-je enfin à moi-même, est-ce que par hasard tu aurais peur ?.. tu inventes un duel comme on n’en a jamais vu, et au moment même où le combat va avoir lieu, où en mourant tu vas épouvanter l’univers par ta gloire, voilà que tu te prends à trembler, et que tu voudrais bifurquer !... Du charbon dans le brasier, William, et en avant ! »
Ce léger speech me raffermit un peu. Je mis du charbon dans le foyer ; mais comme je relevais la tête, je sentis une sueur glacée envahir mes tempes et mon dos. Tom Tompson n’était pas à plus de l mille de moi, et nous allions l’un et l’autre d’un train d’enfer.
Voulez-vous que je vous dise tout ? Eh bien, je fermai les yeux en m’adossant à ma provision de charbon, et j’attendis.
Une minute après, je perçus quelque chose qui ressemblait à un coup de vent, j’entendis un bruit rapide à ma gauche ... et je chancelai.
Mais, chose étrange, je marchais toujours, et le choc n’avait pas eu lieu. Cela me surprit plus que vous ne pourriez le croire. J’ouvris les yeux. Devant moi, plus rien, pas plus de Tom Tompson que de guignes. Je faillis tomber d’étonnement. Où diable était-il passé ? je jetai un regard derrière ma machine et alors je vis mon adversaire qui s’éloignait de moi.
C’était à croire à quelque sortilège. Comment avait-il passé sans me briser, sans se briser lui-même ? Est-ce qu’à l’exemple des gentlemen riders il avait dressé sa locomotive à franchir des obstacles et à courir les steeple-chases ? Ce n’était guère probable. Cependant il devait y avoir une raison, et je me creusai en vain la cervelle pour la trouver.
Au fond, comme je n’étais pas fâché de m’être tiré de ce mauvais pas, je finis par donner ma langue aux chiens devant un pareil rébus, et je ralentis ma vitesse pour pouvoir revenir tranquillement sur mes pas. Ce qui fut fait.
Et en arrivant près d’une petite gare, aux abords de laquelle je jugeai que nous avions dû nous rencontrer, je vis aussi revenir Tom Tompson, mais non pas sur la même voie que moi, ce qui me surprit un peu.
Nous stoppâmes l’un et l’autre, et j’appris alors ce que je n’avais pu voir, tant mes yeux étaient bien fermés lorsque j’attendais stoïquement la mort.
Un aiguilleur, plein de naïveté et de présence d’esprit — il faut bien l’avouer — ayant vu deux locomotives s’avancer l’une vers l’autre avec une vitesse de cinquante milles, avait d’abord poussé une exclamation d’étonnement, puis, prompt comme la pensée, s’était jeté sur sa barre, et avait tiré dessus d’une façon désespérée, de telle sorte que Tom Tompson, qui était arrivé le premier à la hauteur de la gare en question, avait pris, malgré lui, et pour notre salut commun, une autre voie.
« Devil ! s’écria Tom Tompson aussitôt qu’il put se faire entendre, cet imbécile nous a fait manquer notre affaire. C’est à recommencer, mon fils. »
Tom Tompson avait la réputation d’être extrêmement entêté. Il me fit bien voir qu’il n’avait pas usurpé cette renommée.
Le lendemain, il se présenta chez moi tout guilleret, et me fit mille excuses et compliments, traitant l’aiguilleur, à qui nous devions d’être encore en vie l’un et l’autre, de triple butor, d’âne enrégimenté, de bœuf obtus, et de cent autres appellations qui ne le cédaient en rien, comme aménité, aux premières.
Si je n’étais pas sûr d’avoir des lectrices — et en grand nombre — je transcrirais même la suprême injure qu’il lui adressa, injure qui n’a pas d’équivalent dans toutes les langues.
Mais je sais trop ce que je dois aux convenances, aux lecteurs et à moi-même, pour pousser l’amour du détail aussi loin, bien que je sois fanatique de la scrupuleuse exactitude des faits, lorsque je me permets d’écrire une narration quelconque.
Après avoir tempêté à son aise, et conséquemment fait prendre à sa verrue les diverses poses qu’elle affectait en pareil cas, Tom Tompson me tendit la main et me dit :
« Mon fils, ce sera donc pour après-demain.
— Va pour après-demain, Tom.
— Mais cette fois il ne faut pas manquer notre coup. Tu serais ridicule à jamais et moi aussi.
— A Dieu ne plaise, Tom, que cela arrive.
— Bien, mon fils, bien ! au revoir donc ! Je te dis au revoir !
— Au revoir, Tom. »
Le surlendemain, je partis comme la première fois.

IV
Il faisait très beau. J’ignore complètement si je dois attribuer ma bravoure à l’état de l’atmosphère ; mais il est certain que j’étais crâne, ce matin-là, à un degré incalculable.
On a remarqué que les révolutions sont bien plus tôt faites et les batailles plus tôt gagnées lorsque le ciel est pur de tout nuage, ou tout au moins quand il ne pleut pas.
Le brouillard et la pluie refroidissent singulièrement le courage des hommes, et l’on n’aime pas mourir par un mauvais temps. Sans disserter plus longuement sur ce sujet, je n’ajouterai qu’une dernière preuve : beaucoup, mais beaucoup de spleenétiques ou de désespérés ont remis leurs projets de suicide à une époque indéterminée, parce que l’eau de la rivière au fond de laquelle ils allaient se jeter leur semblait grise et froide.
Quoi qu’il en soit, j’étais fort décidé à mourir comme un héros, quoique plusieurs fois déjà, même en mettant mes chaussettes, le matin même, je me fusse dit que j’allais me faire tuer comme un imbécile, sans profit pour personne, pas même pour moi.
Mais enfin j’avais une loupe, et Tom Tompson une verrue ; il fallait bien que nous subissions les conséquences de cette malveillance de dame nature.
Bref, quand je fus au grand air, filant un nombre considérable de milles à l’heure, je ne pensais plus qu’à écraser Tom, qui d’ailleurs me paraissait mettre un acharnement singulier à me rencontrer avec sa locomotive. Je ne voulais apparemment pas me rappeler que c’était moi qui avais proposé la chose.
J’avais fait 48 milles — vous n’exigez pas le nombre des fractions, je pense — et j’étais toujours bouillant de courage et d’impatience, lorsque je dus obéir à un signal qui m’ordonnait impérieusement de m’arrêter.
Un accident grave avait eu lieu sur la voie. Je voulais bien me faire écraser par Tom Tompson, et l’écraser moi-même par la même occasion, mais je n’avais aucune raison d’aller me buter contre un fouillis de wagons déraillés et de voyageurs aplatis.
Je ralentis donc ma vitesse, et il était temps, car j’allai m’arrêter à 25 yards du lieu où avait eu lieu l’accident en question.
C’était une épouvantable marmelade de wagons de locomotives, de marchandises de toute sorte : sucres, mélasse, balles de coton, barriques de vin, tonneaux de wiskey, etc.
Le train qui venait de dérailler ne transportait pas de voyageurs. A la seule inspection de la machine, je sus par quel mécanicien il était monté. C’est toujours là notre première pensée à nous autres, parce que nous n’ignorons pas qu’un mécanicien ne revient guère de ces expériences de balistique.
Heureusement — si ce mot n’est pas trop cruel — j’acquis la certitude que le mécanicien et le chauffeur, qui étaient probablement morts à quelques pas de moi, se trouvaient être les deux plus misérables, les deux plus paresseux, les deux plus ivrognes, les deux plus insupportables drôles de l’Amérique.
Je leur fis mentalement une oraison funèbre appropriée à leur mérite, et d’autant plus courte que mon estime pour leur infortunée carcasse était moins grande.
Après avoir sommairement accompli ce devoir sacré, je mis pied à terre pour faire le tour des décombres et prêter mon secours au déblayement de la voie, si cela était nécessaire.
Quel ne fut pas mon effarement, lorsque je vis accourir vers le train le mécanicien que je venais de pleurer si brièvement ! On a bien raison de dire que la mort ne veut pas des vauriens.
Ce sacripant, lancé en l’air par l’arrêt subit de sa machine, avait été précipité par miracle — dans une large et profonde mare au fond de laquelle il avait exécuté un plongeon incomparable — de dos.
Grâce à cette bienheureuse circonstance, sa chute amortie était devenue un simple bain d’eau mal propre, mais protectrice.
« Un de sauvé ! me dis-je. Tant mieux, mon Dieu ! nous ne voulons pas la mort du pécheur. Quant à l’autre, et il fait bien, ce déraillement le soustrait à la potence ».
Comme je finissais cette réflexion, le chauffeur apparut à son tour. Il était alerte et gai, et quand il fut à deux pas de moi, je m’aperçus qu’il exhalait un parfum agréable et pénétrant, que sa cabriole n’expliquait pas assez.
Cela faisait du reste un étrange contraste avec l’odeur qu’exhalait le mécanicien.
Car celui-ci, tout imprégné de boue puante, aurait fait fuir un préparateur d’assa fœtida.
Interrogé, le chauffeur raconta qu’envoyé dans les airs par la vitesse acquise, il ne songeait qu’à mourir, lorsqu’il se sentit atteint dans sa parabole par de petites branches qui lui fouettaient le visage. Puis, comme il se rapprochait de la terre, une sorte de hamac se forma sous lui ; il était à demi soutenu par un bouquet de lauriers-roses très touffu, très doux et très parfumé. Il glissa encore quelques secondes sur ce lit de fleurs qui amortit l’impulsion à laquelle il obéissait malgré lui, et enfin ce chenapan, tout couvert de parfum, se trouva mollement étendu, sans une égratignure, sur une pelouse épaisse et fleurie, à l’ombre des lauriers-roses, à deux pas d’une source, comme un demi-dieu de l’antiquité en rupture d’Olympe.
Ah ! si ces deux gaillards-là eussent valu quelque chose, comme vous ou moi !
Mais au moment même où le chauffeur finissait de raconter son aventure, on entendit une voix qui partait du milieu du gâchis.
« Qu’est-ce encore ? s’écria-t-on de toutes parts.
— Vous pourriez bien dire : qui est-ce ? malhonnêtes ! » répondit la voix.
Je tressaillis et me mis à courir dans la direction où se percevaient les appels. On me suivit ; et quel fut mon étonnement lorsque je finis par retirer de sous une vraie compote de marchandises, qui ? vous l’avez deviné, mais avouez que c’est un peu fort, qui ? Tom Tompson ! Tom Tompson en personne. Sa verrue était intacte, lui aussi.
Il m’aperçut ou me devina.
« C’est une malchance, mon fils. Il faudra encore recommencer. Toi qui ne trouvais pas mes idées pratiques, il me semble que les tiennes nous donnent un peu de mal au point de vue de l’exécution. »
Une chose à laquelle je n’avais pas pensé, c’était la cause de l’accident. Je l’avais maintenant sous les yeux. Tom Tompson et sa locomotive, arrivant à toute vitesse contre moi, s’étaient heurtés, après une courbe de la voie, contre le train dont il ne restait plus que des miettes.
« Et comment avez-vous été jeté là-dessous, Tom ?
— Ma foi, mon fils, je n’en sais absolument rien. Il y a eu étourdissement. Je ne suis revenu à moi qu’au moment où tu m’as entendu crier.
— Vous avez du bonheur !
— Tu trouves ? William, mon fils, ne te moque pas de moi. Voilà deux journées que je perds, sans compter la locomotive, et c’est une affaire à reprendre. Mais pour la prochaine, je t’attendrai à un endroit où ce sera plus certain, près du pont de Black-River.
— Vous tenez donc beaucoup à me tuer ?
— Moi ! pas du tout. Mais puisque c’est convenu... Est-ce que par hasard tu me croirais capable de reculer ?
— Je n’ai pas dit ça, Tom ; je n’ai pas dit ça.
— Eh bien ! mon fils, ce sera pour mardi, si tu veux ?
— Non, pas mardi, j’ai une invitation chez mistress Tapeton... Mercredi, Tom, mercredi.
— Mercredi, mon fils, je suis à tes ordres. Viens prendre une goutte de brandy, cela nous remettra.

V
Il était dit que nous ne pourrions jamais nous rencontrer, et Tom Tompson avait raison ; mon idée n’était pas pratique du tout.
D’abord, les surveillants des compagnies commençaient à s’étonner de nous voir partir si souvent l’un et l’autre sous des prétextes futiles, car enfin il fallait aussi trouver des prétextes ; ensuite, nous avions constaté qu’il était extrêmement difficile de passer tous les deux sur la même voie. A chaque instant, il se trouvait là un aiguilleur pour nous remettre dans le droit chemin, ou un inspecteur pour s’enquérir des causes de notre voyage dans des conditions si anormales.
Quoi qu’il en soit, le mercredi suivant, nous fûmes l’un et l’autre fidèles à notre promesse. Tom Tompson montait naturellement une autre locomotive, puisque la sienne avait précédemment servi à culbuter un train, à baigner un mécanicien et à parfumer un chauffeur par des procédés inconnus jusqu’à ce jour, et d’ailleurs difficilement praticables dans la vie courante.
Quant à moi, j’avais toujours la même machine. Mais il semblait que j’eusse absolument changé de cœur ; mes hésitations de la première journée ne se présentèrent seulement pas à mon esprit, et je hâtai le moment du choc autant qu’il était en mon pouvoir.
Avais-je comme une intuition de l’issue féconde que devait avoir ce combat terrible et nouveau ? Qui sait ? Peut-être aussi le spectacle des trois mécaniciens sauvés dans une rencontre qui devait, d’après toutes les prévisions ordinaires, leur coûter dix fois la vie, me faisait-il penser à mon insu, qu’un homme pris entre deux monstres de fer peut en réchapper.
En partant, j’étais non seulement serein et tranquille, mais j’avais dans l’esprit une pointe de gaieté à laquelle, du reste, je n’aurais pu trouver de véritable cause. Tom Tompson, il me l’a dit plus tard, se déclarait incessamment à lui-même, tout en lâchant sa vapeur pour venir me tuer, que mon idée était absolument stupide, et que son combat dans la rivière aurait eu bien plus de physionomie.
J’ai encore le regret de n’avoir pas vu sa verrue dans ce moment-là, car elle devait être, vous n’en doutez pas, particulièrement phénoménale. Mais le bonheur ici-bas n’est jamais complet.
Vous allez trouver, lecteurs, que je vous fais languir et que je ne vais pas droit au but. J’aurais bien voulu vous y voir, pour juger de l’empressement que vous y auriez mis à ma place. Quant au but, un but suprême, je marchais vers lui, je vous assure, avec une rapidité que je jugeais très convenable.
Seulement, dans ces moments-là, l’esprit a une faculté de réflexion excessivement prompte, et je vous fais part de la centième partie, à peine, de ce que je me disais.
J’approchais de Black-River.
Il y a eu sur beaucoup de fleuves américains d’immenses ponts en bois sur lesquels passent les chemins de fer. Mais ils ne sont pas fixes. Les nécessités de la navigation fluviale ont forcé tes ingénieurs à trouver des systèmes qui permissent aux navires de passer.
Ces ponts peuvent donc s’ouvrir. Chaque moitié se replie vers la rive et laisse le passage libre aux plus grands navires. Lorsque les bâtiments ont traversé cette partie de la rivière, les deux moitiés du pont se rejoignent et se juxtaposent exactement, pour laisser franchir le fleuve et l’espace aux trains les plus rapides qui soient au monde.
Sur Black-River existe un pont de cette sorte. A mesure que j’avançais, j’acquérais la certitude que nous allions nous rencontrer sur le pont, et que ce choc serait effroyable dans ses conséquences.
Par suite d’une courbe assez vivement accusée, ni Tom Tompson ni moi ne pouvions voir le pont. Mais la voie ferrée côtoyant pendant quelques milles les deux rives opposées de Black-River, j’aperçus la fumée de sa machine ; il devait voir la vapeur de la mienne.
C’en était fait, cette fois. Pas le moindre aiguilleur qui pût contrarier notre projet, pas le moindre train auquel nous dussions nous heurter avant de nous briser l’un contre l’autre. Le thermomètre de ma gaieté baissa de plusieurs degrés, je dois en convenir.
Cependant je ne faiblis pas. Je bourrai ma machine de charbon, et je me plantai debout sur le tender.
Il était maintenant certain que nous devions nous broyer au milieu de la rivière.
Mais au moment où l’un et l’autre, nous eussions dû entrer sur ce pont de malheur, j’entendis un craquement terrible sur la rive de Tom Tompson, et avant que j’eusse pu me faire une idée de ce qui se passait, un autre craquement, plus épouvantable encore, retentit à mes oreilles, et j’aperçus le vide devant moi, à mes côtés, partout...
« Le pont était ouvert ! ! ! » m’écriai-je machinalement, et Tom Tompson dut en dire autant.
Nous n’avions songé ni l’un ni l’autre que c’était tout naturel, puisque nous avions choisi l’heure où aucun train ne pouvait gêner notre marche, et par conséquent ne pouvait obliger les gardiens à réunir les deux fragments du tablier.
J’eus comme une vague idée que j ’avais brisé les barrières. Il me sembla voir de l’autre côté de Black-River quelque chose d’énorme faire un formidable plongeon pendant qu’un homme tourbillonnait dans l’espace ; puis tout manqua sous mes pieds. J’étendis les bras, je perçus le bruit sourd de la chute d’un poids énorme et le sifflement particulier d’un brasier qui s’éteint, puis je me sentis entrer dans l’eau, la tête la première.
Je dois même ajouter que je dus pénétrer dans le liquide élément avec une telle impétuosité que pas une goutte d’eau ne jaillit autour de moi. Je disparus au fond du fleuve comme une balle. Si quelque alose peu chanceuse eût passé en ce moment à l’endroit même où je tombai, il est certain que j’aurais produit sur la pauvre bête étonnée l’effet d’un projectile foudroyant.
Que se passa-t-il alors ? Oh ! mon Dieu ! je pourrais avoir l’air de l’ignorer et profiter de l’occasion pour vous faire accroire que je fus sauvé par un miracle et par un ange ... du sexe féminin.
Mais comme je sais très bien comment je fus tiré de là, j’aime mieux vous le dire tout de suite.
Tom Tompson était vraiment un homme admirablement constitué. En supposant que ma loupe fût un désagrément physique comparable à sa verrue, il est certain que je lui étais bien inférieur sous tous les autres rapports.
Il fut, — vous le comprendrez, — il fut naturellement un peu étourdi par le plongeon qu’il venait de subir ; mais cet étourdissement ne dura pas, et quelques secondes après l’événement, on le voyait reparaître à la surface du Black-River ; même son premier mot fut pour moi, car il murmura entre ses dents :
« Cette idée est vraiment impraticable. Encore une fois, il va falloir recommencer. William Turkey, mon fils, tu aurais dû accepter ma première proposition. »
Cela dit, il jeta, tout en nageant un regard autour de lui et se mit à m’appeler de toutes ses forces. Mais j’étais toujours au fond de l’eau, sans plus me douter qu’il existât au monde des ponts, des verrues, des rivières, des loupes, un Tom Tompson et des locomotives.
« God ! s’écria alors mon adversaire, est-ce que cet imbécile serait assez inconvenant pour se noyer ici, sans se soucier de son honneur et de la promesse qu’il m’a faite de nous briser l’un contre l’autre ? »
Puis, après avoir repris haleine :
« Mais je ne l’entends pas comme cela. Je ne veux pas qu’il meure noyé, tant que notre duel n’aura pas eu de résultat satisfaisant. »
Cela dit, Tom Tompson plongea comme un marsouin, et se mit à faire des perquisitions au fond de la rivière. Plusieurs fois, il fut obligé de remonter à la surface pour respirer. Mais enfin il m’aperçut, plongea une dernière fois, me saisit par un bras et me fit gagner avec lui la rive, sur laquelle il me déposa sans connaissance et à moitié asphyxié.

VI
Après m’avoir fait rendre à la rivière une bonne partie de l’eau que je venais de lui emprunter, Tom Tompson me prit dans ses bras et me porta dans une ferme située à peu de distance du théâtre de notre cabriole.
Tout le bruit que nous avions fait en tombant dans Black-River ayant attiré une copieuse quantité de curieux, on aida mon imperturbable adversaire à me transporter. Cela n’empêcha pas, d’ailleurs, ces braves gens de s’égayer à leur aise du nez de Tom et de ma tête. Mais ça ne parvenait plus à nous émouvoir.
On m’étendit sur un lit ; la fermière voulut me faire de la tisane, et on alla chercher un chirurgien pour me soigner. Mais avant que la tisane fût infusée, avant que le médecin fût arrivé, j’étais sur pied, toujours grâce à cet animal de Tom qui, connaissant mieux ma nature et jugeant de moi par lui-même, s’était contenté de me faire absorber un demi-litre d’eau-de-vie.
Naturellement, nous ne jugeâmes pas à propos de rester plus longtemps dans la ferme, et nous reprîmes le chemin d’une gare afin de pouvoir rentrer chacun chez nous le plus tôt possible.
Chemin faisant, Tom Tompson m’adressa la parole :
« Mon fils, me dit-il, nous sommes certainement dans une fausse position vis-à-vis des compagnies.
— Oh ! certainement, comme vous dites ; certainement, Tom.
— Voilà trois locomotives que leur coûte ton idée, sans parler d’un train tout entier dans lequel se trouvait beaucoup de mélasse et de brandy.
— Il est probable, répondis-je, qu’on va nous demander des explications.
— Et que diras-tu, mon fils, lorsqu’on t’interrogera ?
— Je dirai, Tom... je dirai... ma foi, je n’en sais rien. Et vous ?
— Moi ! je dirai la vérité.
— Ah !
— Oui, mon fils, et tu feras bien de m’imiter en cela. Si ces messieurs ne sont pas contents, nous saluerons la compagnie, et, Dieu merci ! la jeune Amérique ne manque pas de chemins de fer où l’on sera heureux de recevoir et de payer fort cher les deux plus intrépides mécaniciens du monde, au lendemain du jour où ils ont tenté de s’immortaliser.
— Vous avez peut-être raison. Mais...
— Je te comprends, mon fils, et comme toi je pense que c’est là la difficulté ; nous laissera-t-on recommencer ? Car il faut que nous recommencions.
— Tom, croyez-moi, on ne nous laissera pas recommencer.
— Eh bien, mon fils, nous nous passerons de la permission. »
Quand je disais que Tom Tompson était entêté.
Le soir même, nous étions rentrés. On nous fit venir au siège de la compagnie, comme nous l’avions prévu, et nous fûmes interrogés.
Tom Tompson, sans hésiter, fit un speech qui dura bien vingt minutes, dans lequel il entremêla quelques mots latins à beaucoup de paroles inutiles sur l’honneur, le devoir et la gloire. Bref, il parla comme un livre, au grand étonnement de ses chefs et de moi-même ; puis il déclara que, pour la compagnie, la gloire d’avoir deux mécaniciens aussi acharnés compensait, et au delà, le léger inconvénient de perdre quatre locomotives et vingt-cinq wagons, sans compter les marchandises.
On l’écouta, on l’admira, on lui donna raison, et même on nous rendit notre emploi, mais avec précaution de nous demander notre parole d’honneur de ne plus recommencer.
« S’il ne s’agit que de ne plus recommencer sur les lignes de votre compagnie, messieurs, je suis prêt à faire cette promesse, m’écriai-je alors ; mais il ne peut pas nous être défendu d’essayer encore une fois sur un autre chemin de fer !
— Sur un autre chemin de fer, cela ne nous regarde pas », répondit, avec beaucoup de sagesse, le président.
Quand nous fûmes dans la rue, Tom Tompson me dit :
« Écoute, William, il ne faudrait pas laisser trainer cette petite affaire.
— Certes, Tom, je comprends aussi bien que vous la nécessité d’en finir une bonne fois ; mais j’avoue que je suis un peu découragé.
— Découragé, mon fils ! qu’est-ce que c’est que ce mot-là ?
— Ne vous emportez pas, Tom ; voici ce que je veux dire : Mon idée, que nous avons trouvée si admirable au premier abord, me semble aujourd’hui impossible comme exécution.
— Je te l’ai dit cent fois, mon fils ; mais tu es entêté. Moi, vois-tu, je cède à tout le monde, et pourvu qu’un combat ait lieu, dont notre honneur sorte sauf, je me range à ton opinion nouvelle, si toutefois tu en as une.
— Hélas ! Tom, je n’en ai pas.
— Il faut nous creuser la tête alors »
A ce moment, je quittai Tom Tompson, pour entrer dans une boutique, afin d’acheter une nouvelle perruque ; car vous pensez bien que mon ancienne était restée au fond de la rivière en compagnie des deux locomotives.
Quand je revins, enchanté d’avoir recouvert ma protubérance capitale, mon compagnon marcha vivement vers moi et me dit :
« Mon fils, j’ai une idée, et une idée que je crois honorable en même temps que nouvelle.
— Parlez, Tom, parlez. Je suis tout oreilles.
— Demain, nous reprendrons notre service. En conséquence nous nous croiserons sur la voie au moins deux fois par semaine.
— C’est exact, Tom.
— Eh bien, mon fils, au premier voyage pendant lequel nous devrons nous rencontrer, nous emporterons chacun un solide revolver, et nous lâcherons nos six coups l’un sur l’autre avec autant d’adresse que possible.
— Et si nous nous manquons ?
— Alors, on cherchera autre chose. Mais je te recommande d’apporter tous tes soins à me bien viser ; je ferai tout, de mon côté, pour ne pas te manquer, car il faut l’avouer, mon fils. nous perdons notre temps d’une pitoyable façon. »
Trois jours après, le train de voyageurs que traînait ma locomotive s’avançait à toute vitesse sur une ligne droite, lorsque je vis poindre à l’horizon un panache de vapeur : c’était le convoi de Tom Tompson.
Je priai poliment mon chauffeur de se mettre à l’abri, le suppliant d’ailleurs de ne pas m’en vouloir s’il attrapait quelque éclaboussure, et j’armai mon pistolet.
Monsieur, je vous assure que mon émotion, cette fois-là, fut plus grande que les autres. Tom s’avançait comme la foudre ; il m’ajustait déjà de loin, et moi-même je m’étais mis en position de viser aussi bien que faire se pouvait.
Quand j’y pense maintenant, je trouve ça très bien. Tom Tompson m’était évidemment supérieur, et son idée était superbe.
Pour un spectateur, cette scène n’aurait pas manqué d’être émouvante. Les deux trains, comme des oiseaux de proie, fondaient l’un sur l’autre ; nous n’étions plus qu’à 100 yards, puis qu’à 50, qu’à 30 yards de distance ; enfin nous nous rejoignîmes. Je pressai la détente deux fois, trois fois, six fois.
Pif ! paf ! pif ! Ce fut une vraie fusillade. Pif ! paf ! pif ! encore, et déjà nous étions loin l’un de l’autre. Les voyageurs épouvantés mirent le nez à la portière. Je n’avais assurément aucune idée de ce qu’était devenu Tom Tompson, mais je me sentis soudain aveuglé par quelque chose de chaud qui découlait de mon front sur mon nez et dans mes yeux :
« Vous êtes blessé ! me cria le chauffeur.
— C’est possible, lui répondis-je.
— C’est sûr, dit-il, vous êtes couvert de sang. »
Malgré l’affirmation du chauffeur, je doutai. Je ne sentais, en effet, aucune douleur sauf un léger picotement sur la tête, à l’endroit de ma loupe, mais je connaissais ça.
Enfin, je cherchais encore la cause de mon hémorragie, lorsque j’arrivai à destination.
Sans plus attendre, je repris le train de retour, et je partis à toute vapeur, pour tâcher de rejoindre le convoi de Tom Tompson, qui n’avait qu’une douzaine de milles d’avance sur celui que je ramenais.
Je chauffai si bien, que j’arrivai en gare presque en même temps que lui. Il avait deviné ma pensée ; et sautant à bas de sa machine, il se mit à courir vers la mienne, sur laquelle il sauta comme un chat, en criant :
« Ô Providence ! ô Providence !
— Tom, qu’avez-vous ?
— Ce que j’ai ? Demande-moi plutôt ce que je n’ai plus. Regarde-moi, mon fils, regarde-moi. Tu m’as opéré sans douleur ; tu m’as opéré et cautérisé du même coup. »
Je reculai ébahi. Tom Tompson avait toujours son nez, mais il n’avait plus de verrue : il me parut beau.
Ce fut un trait de lumière. Je fis sauter mon chapeau à tous les diables, je lançai ma perruque ensanglantée à vingt-cinq ou trente pas, et je tendis mon crâne à Tom Tompson.
« Comme la main ! unie comme la main ! Mon fils, nous avons inventé le duel chirurgical. Tu n’as plus de loupe, je n’ai plus de verrue ; une seule chose m’inquiète à présent.
— Quoi donc ?
— J’ai peur de loucher quand mes yeux ne la rencontreront plus au bout de mon nez. C’est égal, mon fils, viens dans mes bras : tu es beau, je suis superbe. On dine ce soir chez Tom Tompson, et on dînera toute la nuit. Tu m’as opéré, je t’ai opéré : William, veux-tu ma fille ?
— Miss Ellen ne me connaît pas beaucoup et ne doit pas m’aimer.
— Elle t’adore ! imbécile de chirurgien à vapeur que tu es, elle t’adore ; et, sans ta loupe, je te l’aurais déjà offerte. Mais maintenant que tu ressembles à tout le monde, je te dis : Prends-la.
— Tom, cela suffit : je la prendrai demain. Le révérend Smith nous mariera à deux heures.
ÉPILOGUE
Ellen est un ange ; mes cheveux ont repoussé, et j’ai onze enfants des deux sexes, — sans verrue et sans loupe.