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Camille Debans : Le Vainqueur de la mort. Chronique des siècles à venir

samedi 2 novembre 2013, par Denis Blaizot

Ebooks gratuits
Des Epub et Pdf faits avec soin pour vous faire redécouvrir des œuvres anciennes tombées dans le domaine public.

Cette nouvelle est parue dans les numéros 414 à 418 (novembre 1895 1895 ) de la revue La Science Illustrée La Science Illustrée La science illustrée est un journal hebdomadaire de vulgarisation scientifique créé en octobre 1875. Son premier numéro porte porte la date du 18 Octobre 1875. Les principaux rédacteurs sont Adolphe Bitard, Louis Figuier et Élysée Reclus pour la première année mais ils cèdent la place à de nouveaux noms dès le début de la seconde année. Cette première version a duré au moins jusqu’en 1877.

Le titre fût repris par Adolphe Bitard en décembre 1887 peu de temps avant sa mort et Louis Figuier prend sa relève dès le mois de mars 1888.

Largement illustré, il contient dès le premier numéro de janvier 1888 des nouvelles et romans à épisode. Les romans seront signés entre-autre par Louis Boussenard, Albert Robida et Jules Verne. On y retrouvera également les signatures de rédacteurs des revues La Nature et la Revue Scientifique.

À partir du n°340 ( premier numéro du second semestre 1894) la date disparaît de la première page du cahier hebdomadaire, mais reste inscrite sur la couverture.

La première page du fascicule n°901(4 mars 1905) porte en regard de la date les mentions S.I. N°901 et S.A.N. N°175. S.A.N. est l’abréviation de Sciences, Arts, Nature, créée en novembre 1901. Doit-on comprendre que ce fascicule était vendu sous deux titres ?

Je n’ai pour l’instant aucune information sur le devenir de cette publication au-delà de l’année 1905.
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Dans les premiers jours de janvier 1999 1999 , la Tribuna, de Chicago, proposa de célébrer solennellement le centenaire d’une découverte qui avait bouleversé le monde et produit d’ineffables bienfaits après avoir failli amener les plus épouvantables malheurs. L’article du journal américain rappelait succinctement les faits. Bornons-nous à le traduire dans ses parties essentielles.
On verra par les événements qui y sont rappelés et surtout par la surprise de la fin que la chose en valait la peine.
« L’univers tout entier, disait la Tribuna, se doit d’honorer magnifiquement l’homme qui, ayant rêvé de se substituer à Dieu pour gouverner à son gré la pluie, les orages et le beau temps, eut la gloire de trouver la formule de son rêve et de la mettre en pratique. Si on élève des statues aux héros des massacres officiels. que fera-t-on pour celui qui dota l’humanité d’un si fécond prodige.
C’est le 24 juin 1899 1899 , à quatre heures du soir, que, dans une plaine dé la frontière mexicaine où il n’était jamais tombé une goutte de pluie, W. Benjamin Smith son créa dans un ciel serein de véritables cataractes et devint par ce fait le dispensateur de l’abondance des récoltes et le régularisateur des biens de la terre.
L’enceinte où devait opérer le génial inventeur était située au milieu d’une plaine, à l’endroit même où s’élève aujourd’hui une ville considérable, Smithsontown, ainsi nommée pour la gloire de sir Benjamin. En ce temps-là, ce pays était d’une aridité désolée. L’immense concours de peuple venu pour assister au phénomène météorologique se composait surtout des habitants de la contrée pour lesquels c’était la fortune brusquement apportée et qui n’avaient jamais subi le moindre grain.
Un coup de canon annonça le commencement de l’expérience. Il y avait autant et plus de railleurs que de crédules. Deux ballons d’environ 6,000 mètres cubes de capacité et remplis l’un d’oxygène, l’autre d’hydrogène, s’élevèrent lentement dans les airs retenus par des câbles puissants qui devaient les laisser monter seulement à une hauteur de 800 mètres. Au-dessous de chaque aérostat on voyait une très grande nacelle aussi volumineuse que le ballon lui-même, oblongue et contenant, entassées, des outres gonflées à crever et pleines, elles aussi, de gaz oxygène et hydrogène, pris dans les nuages mêmes de l’Illinois.
Les deux globes de taffetas étaient reliés entre eux par un lien métallique faisant lui-même partie de l’appareil dont le fil principal se déroulait à mesure que les ballons s’éloignaient du sol et les tenait en communication avec une formidable pile installée dans un vaste caveau, construit pour la circonstance.
Il Planant avec une sereine majesté dans cette atmosphère paisible — le ciel était d’un bleu implacable — les deux monstres aériens montaient lentement. Un embryonnaire sentiment d’inquiétude serrait légèrement les poitrines. Cinq minutes auparavant les quolibets pleuvaient.
— Il ne pleuvra même que çà, disait un féroce farceur.
Maintenant ce scepticisme s’était volatilisé. Les allures imposantes de l’appareil intimidaient le plus grand nombre des spectateurs.
Tout à coup les ballons cessèrent de monter. La quadruple masse noire se détachait, bizarre, sur l’azur intense du ciel. Les chronomètres marquaient quatre heures onze minutes quarante-trois secondes — ce détail historique est indiscutable. W. Benjamin Smithson disparut dans le caveau d’où devait partir le dénouement. Là, il prit une petite roue à laquelle il fit subir une douzaine de tours rapides, puis il courut pour regarder les aérostats. Deux secondes s’écoulèrent, une étincelle énorme brilla, zigzaguant entre les ballons déchirés et l’on entendit un véritable coup de tonnerre. Smithson manœuvra un petit levier, les nacelles éclatèrent à leur tour.
Des vapeurs d’un noir cruel se formèrent, au milieu desquelles l’électricité faisait rage. La foudre tomba sur un groupe de voitures et tua trois personnes. Go ahead ! Le nuage qui venait de se former par la condensation du gaz s’épaissit alors si furieusement et s’étendit si rapidement vers tous les points de l’horizon, qu’une frayeur panique s’empara de la foule. On se mit à fuir de tous côtés en poussant des cris d’épouvante et des clameurs désespérées.
— Cet homme est le diable lui-même, hurlaient les plus terrorisés.
Bientôt de grosses gouttes commencèrent à mouiller la terre. Les habitants du pays ignorant l’usage du parapluie se sauvèrent plus vite que jamais. Seuls, quelques Yankees sans peur restèrent la bouche ouverte, le nez en l’air, émerveillés du miracle auquel ils assistaient. Et il fut complet le miracle, car en quelques minutes l’abat d’eau prit les proportions d’une averse tropicale.
Et pendant que la plaine buvait ces bienfaisantes nappes d’eau, Benjamin Smithson, ouvrant une trappe pratiquée dans la voûte de son caveau, envoyait en l’air, à des hauteurs vertigineuses, une série d’outres semblables aux outres des nacelles propulsées par des hélices d’une grande puissance qui les portaient jusqu’aux nuages où elles éclataient à leur tour. On entendait un grondement de tonnerre et la pluie redoublait d’intensité.
On juge du retentissement qu’obtint le succès de sir Benjamin. En quelques heures tout l’univers connut l’éclatante nouvelle. La vieille Europe crut d’abord à un gigantesque humbug, mais les détails explicatifs et les extraits de journaux arrivant de minute en minute, il fallut se rendre.
Au reste, toutes ces choses nous sont aujourd’hui familières et paraissent si simples, qu’elles nous font l’effet d’avoir toujours existé. Nous réglons le temps selon l’intérêt général. Le ciel n’a plus de caprices. La terre non plus par conséquent, sa fécondité étant réglée. Quoi qu’il en soit, l’Amérique devint folle pendant huit jours.
Ce qu’on imagina de New-York à San Francisco et du Saint-Laurent au Mississippi pour faire honneur à Smithson, est invraisemblable, tout en restant au-dessous de ce que méritait ce sublime génie. Les gouvernements européens le comblèrent d’honneurs. On célébra l’inventeur en musique, en peinture, en sculpture, en vers et en prose.
Et puis il y eut tout à coup une alarme assez chaude. Dans tous ces pays où l’on employa le procédé Smithson, des conflits d’intérêt et même de fantaisie se produisirent. Les uns voulaient la pluie, les autres le beau temps pour le même jour, ceux-ci ayant besoin d’eau, et ceux-là de soleil. Des guerres civiles éclatèrent dans les pays mollement gouvernés. Mais ce ne sont plus que des souvenirs. Depuis longtemps les pouvoirs exécutifs se sont emparés de la direction du temps et il est bien peu de pays où cela ne fonctionne pas à la satisfaction générale.
Sir Benjamin Smithson est donc, pour l’humanité, sans distinction de races, un bienfaiteur unique, incomparable, continuait la Tribuna de Chicago. Nous voudrions que les États-Unis célébrassent le centième anniversaire de sa découverte, de façon à éblouir le monde, et nous formons le vœu que les fêtes, dont nous apportons le projet, soient l’occasion de bienfait nouveau et cent fois plus extraordinaire que W. Benjamin Smithson nous réserve sans doute après cent ans...

Car W. Benjamin Smithson — ceci stupéfiera peut-être les siècles à venir ou leur paraîtra la chose la plus naturelle du monde, selon l’événement — W. Benjamin Smithson a aujourd’hui cent trente et un ans. Tout l’univers le sait, mais ce que savent seuls ceux de ses compatriotes qui ont l’honneur de le connaitre, c’est qu’il n’a pas l’apparence d’un vieillard, et que mistress Smithson, devenue sa femme, voici trente-neuf ans, paraît aujourd’hui aussi jeune, aussi fraîche, aussi candidement jeune femme que le jour de ses noces.
Nous nous hasarderons donc à dire tout haut ce qui se répète depuis quarante ans dans les salons américains. M. W. Benjamin Smithson, après avoir découvert cinquante secrets dont il a fait profiter les hommes, ses frères, aurait trouvé depuis longtemps le moyen de vaincre la mort et de se maintenir dans un état de jeunesse et de virilité sans fin. Il n’est plus permis d’en douter. Sa digne compagne a, grâce à lui, conservé la vigueur d’esprit et la figure délicieuse de ses vingt ans. Évidemment il sait le grand secret. Nous l’affirmons avec une conviction profonde, avec une émotion qui fait tressaillir nos muscles et planernos âmes dans les régions sereines d’une espérance énorme. Il sait le grand secret !
Mais comme il n’a pas le droit de le garder pour lui seul, nous sommes persuadés que le prodigieux savant a voulu attendre l’heure du centenaire auquel nous convions tous les peuples pour faire frissonner de vie les hommes qu’il va doter à jamais du plus précieux des biens.
C’est donc le 24 juin de cette année 1999 1999 que l’Amérique aura l’immense orgueil d’inaugurer par le génie de son fils illustre, l’ère nouvelle où l’homme pourra dire : Je ne mourrai plus. »
Est-il besoin d’affirmer que cet article fut traduit dans toutes les langues et commenté dans tous les pays. Comme pour le pouvoir de faire la pluie ou le beau temps à volonté, cent ans auparavant, les uns restèrent sceptiques ; les autres, secrètement animés du regrettable désir de ne point restituer leur âme au créateur, n’hésitèrent pas à croire aux promesses du journaliste américain.
On attendit donc le centenaire avec une furieuse impatience. À mesure que l’époque psychologique approchait, la terre, d’un pôle à l’autre, fut prise d’un frémissement divin. Car personne à présent n’était plus incrédule. Mais la veille du grand jour, à l’heure où l’humanité n’avait plus qu’à tendre la main pour y voir tomber la conquête suprême, la joie, au lieu de se changer en délire, devint de l’anxiété, de l’angoisse, de la fièvre. Si pourtant, à la dernière minute, on acquérait la certitude que les journaux américains s’étaient moqués des deux mondes ! Mais non. W. Benjamin Smith son avait bien réellement cent trente et un ans. On l’avait vu en personne à Paris et à Londres, en 1992 1992 . Il paraissait quarante-cinq ans. Sa femme était sexagénaire, rien de plus certain. Des dames, ses compagnes d’enfance, et déjà ridées et caduques, affirmaient que mistress Smithson n’avait pas changé depuis la troisième année de son mariage. Donc, le grand secret était trouvé... Hosannah ! chantaient les plus convaincus. Nous sommes immortels !
Mais les fêtes du centenaire, dignes d’ailleurs du peuple américain et de celui qu’on voulait honorer, les fêtes s’écoulèrent sans que sir Benjamin eût parlé. Ce fut sur toute la surface du globe une déception qui prit sur quelques points les caractères du désespoir.
En Europe, la désillusion fut si rude que l’on en rendit responsables les journalistes américains. On parla de leur faire expier, par des moyens révolutionnaires, la mystification dont ils paraissaient être les impudents inventeurs. Mais ils se défendirent avec énergie. La Tribuna de Chicago prit même le meilleur — comme on dit aux courses de chevaux — en criant plus fort que les autres et en rejetant tout l’odieux de ce qui se passait sur W. Benjamin Smithson lui-même. Aussi, lorsque à travers le globe, on sut que l’Américain refusait de prolonger la vie de ses semblables, en abritant sa conduite sous le prétexte de scrupules philosophiques, une clameur immense de protestation partit des sommets et des abîmes.
« Quel scandale ! Quelle infamie écrivait-on, criait-on de toute part. Quoi ! voilà un homme qui tient en ses mains notre immortalité et il aurait le droit d’en disposer à son gré, de nous en priver même si tel est son bon plaisir. Que non pas ! Il faut le forcer, s’il vous plait. Qu’on s’empare de lui. Un bon cachot et au besoin on ressuscitera la torture en son honneur jusqu’à ce qu’il parle. » Les savants les plus illustres écrivirent à Benjamin Smithson pour lui démontrer l’étroitesse de sa conduite. L’un lui parlait de son devoir, l’autre de sa gloire, celui-ci des droits de l’humanité, celui-là de la volonté de Dieu qui l’avait choisi, lui, Smithson, pour apporter à ses frères la suprême nouvelle...
Quelques-uns voyant que les objurgations n’y faisaient absolument rien allaient jusqu’à l’injure et enfin, entre les deux, se trouvaient les raisonneurs vulgaires prétendant que Smithson, poussé par une ambition extravagante, voulait être le seul avec sa femme à posséder l’éternelle jeunesse pour tenir les nations sous une domination morale cent fois pire que le despotisme le plus féroce.
Bref, on déraisonnait à qui mieux mieux. Tout le monde avait perdu la tête et en somme nul ne savait si le savant américain possédait vraiment le talisman de longue vie. Le plus grand nombre des journaux européens organisèrent un congrès pour tirer au clair cette question sans seconde. Dès la première séance, il se trouva quelqu’un pour faire observer qu’un article de journal n’était pas un article de foi — ce journal fût-il de Chicago. Aucun fait particulier ne prouvait que Smithson fût en possession du secret qu’on lui attribuait. En conséquence de quoi le premier acte du congrès devait être de s’adresser à Smithson lui-même pour lui demander ce qu’il y avait de sérieux dans le bruit public.
La lettre fut rédigée séance tenante et l’on délégua trois membres du Congrès gui.partirent.pour l’Amérique. Smithson les reçut dans le palais dont les agriculteurs reconnaissants lui avaient fait hommage, cent ans auparavant, et qui se nommait Red Palace.
« Messieurs, leur dit-il, sans la moindre tergiversation, cela est vrai. Aussi bien l’heure est sonnée où il faut que je m’explique. Oui, j’ai découvert l’art de conserver la jeunesse ou, pour mieux dire, le moyen d’arrêter les désordres physiques produits par le temps sur l’organisation humaine et, jusqu’à un certain point, de donner, à ceux qui emploieraient mon procédé une santé inaltérable. J’avais quarante-huit ans lorsque j’ai fait cette découverte et vous voyez que je n’ai plus vieilli. Mme Smithson a dépassé la soixantaine, je vais avoir l’honneur de vous la présenter et vous la prendrez pour une jeune fille. Mais ne vous illusionnez pas plus que de raison. Je ne me vante point d’avoir vaincu la mort. Dans une rixe, dans une bataille, à la suite d’une chute, les hommes peuvent mourir comme autrefois s’ils se cassent la tête, s’ils reçoivent un coup de fusil ou un poignard dans le cœur... »
Smithson fut interrompu par l’un des trois délégués...
« Nous n’avons pas l’indiscrétion d’en demander davantage, dit-il. Sans juger à priori votre découverte, nous pensions bien qu’elle n’avait pas modifié l’économie de l’organisme humain.
— En effet, elle ne fait que le consolider.
— Combien de temps ’pensez-vous qu’un individu pourrait vivre en suivant fidèlement votre méthode et vos ordonnances ?
— Je l’ignore. Mais je ne serais point surpris qu’il vécût plus de dix siècles s’il ne vivait pas perpétuellement. »
Un sourire glissa sur les lèvres des trois délégués reflétant leur joie intérieure. Ils ne doutaient pas qu’après la première déclaration du prodigieux Yankee ils ne dussent retourner en Europe avec le secret de la vie éternelle.
« Eh bien ! monsieur, reprit le plus éloquent des trois, nous venons respectueusement, au nom du Congrès réuni à Paris, au nom par conséquent de la Ville lumière tout entière, en un mot., au nom de l’univers, vous prier de mettre le sceau à votre immense gloire en dévoilant enfin le merveilleux secret qui nous rendra le Paradis terrestre... »

M. Benjamin Smithson répondit très gravement : « Messieurs, je suis flatté que vous ayez traversé les mers pour accomplir cette démarche, et j’ai déjà donné des ordres pour qu’on vous fasse ici un séjour aussi agréable que le peuvent de pauvres Américains. Mais, en ce qui concerne mon secret, je profiterai de votre ambassade pour apprendre au monde que je suis décidé à ne le dévoiler jamais. »
Et comme les trois Français restaient muets de stupéfaction, Smithson reprit :
« Après des méditations profondes, j’ai acquis la conviction que la prolongation indéfinie de l’existence humaine deviendrait en peu de temps un mal incomparablement plus funeste que le bienfait ne serait profitable. Je ne dirai donc rien. Non point que je veuille garder pour moi seul la joie de vivre, car au contraire je suis décidé à suspendre, dans un temps donné, les mesures auxquelles je dois mon invraisemblable vieillesse. Quel que soit son génie, l’homme ne saurait empiéter sans folie, sur les attributions de Dieu.
— Quoi ! s’écria Pierre Seigreval, le plus éminent des trois délégués, vous refusez... ! !
— Croyez bien que j’en suis désespéré. Mais vous admettrez que, pendant cette longue vie, quand je n’ai pas perdu la moindre part de mes facultés intellectuelles, j’ai acquis une expérience double, au moins, de celle que peuvent posséder les autres hommes.
— Eh bien ?
— Par ce qui se dégage le plus clairement de ce que j’ai appris, continua Smithson, c’est que le progrès, quel qu’il soit, n’apporte en se développant aucun élément de vrai bonheur pour l’humanité. Ce qui fait le malheur de l’homme, ses passions, son égoïsme, ses vices, en un mot ses maladies morales, n’a point changé.
— Oh ! fit Seigreval scandalisé, mais c’est un blasphème, ce que vous dites là.
— Non ! répondit en souriant le vieillard. Comment ne voyez-vous pas cette vérité ? Les mauvaises gens auraient des centaines d’années pour faire le mal avec la même rage. Les bons devraient subir leurs forfaits indéfiniment. Je vous le dis, ce serait le triomphe des malfaiteurs et des ingrats. » Cela dit, Smithson fit le geste de quelqu’un qui ne consentira plus à discuter. Il s’inclina doucement en ouvrant les bras à la façon des pasteurs anglicans.
Et les trois journalistes eurent beau insister, il se cantonna dans l’inébranlabilité de sa résolution. Aucun argument ne parvint à le toucher, à lui faire adoucir la rigueur de son arrêt. Bientôt même il affecta de parler d’autre chose et invita ses visiteurs à dîner.
Ce fut au moment de se mettre à table qu’il présenta sa femme aux délégués. Mme Smithson était une petite femme blonde avec une aimable figure. Ses lèvres étaient d’une fraîcheur incroyable, ses yeux d’une limpidité extraordinaire, on lui aurait donné dix-huit ans.
Pierre Seigreval se demandait si on ne se moquait pas de lui et de ses compagnons. Tout le monde aurait pu croire, comme eux, qu’on leur jouait quelque comédie dans un simple but de mystification. Mais, pendant le repas, M. et Mme Smith son racontèrent des faits dont ils avaient été les témoins oculaires cinquante ans auparavant, et cela sur un ton si sincère qu’on ne pouvait douter de leur bonne foi.
Avant de repartir pour la France, les délégués tirent une suprême tentative.
« Mais donnez-nous, dirent-ils, donnez-nous au moins une autre raison, une seule.
— Volontiers, répondit Smithson. Supposez donc que je livre mon secret à l’humanité. Dès ce moment, on ne meurt plus, n’est-ce pas ? Or, on sait combien il nait de millions d’hommes par an. Il suffit donc d’une simple règle d’arithmétique pour fixer la minute précise où le globe terrestre sera trop petit pour contenir les hommes immortels.
Alors, qu’adviendra-t-il ? Les plus forts se feront faire de la place. Les plus faibles s’associeront pour se défendre. Ce sera la guerre, une guerre universelle, intestine. On se tuera les uns les autres et mon secret n’aura plus aucune valeur. Autant y renoncer de suite. »
Ce que disait Smithson était la sagesse même.
Mais il ne parvint pas à convaincre les délégués. Ceux-ci appartenaient à ces espèces de sourds qui ne veulent rien entendre. D’ailleurs, toutes leurs facultés étaient concentrées sur ce point unique : arracher au savant américain le secret divin. On verrait bien après. Aussi quand ils quittèrent Red-Palace pour rentrer à New-York, les journalistes français étaient-ils plus décidés que jamais à ne point abandonner la partie. À la gare une foule les attendait, avide de connaitre les résultats de leur démarche. Est-il besoin d’ajouter qu’on déplora d’un commun accord le coupable entêtement de sir Benjamin.
« Il cédera pourtant, disait le directeur de l’American Times.
— Il ne cédera pas, répliqua Seigleval.
— Enfin, il faut qu’il cède, reprit avec une singulière conviction un troisième personnage. »
Et c’est que vraiment c’était pour tout le monde une question si brûlante ? Depuis qu’on espérait cette atténuation presque complète de la mort, on ne parlait pas d’autre chose d’un bout de la terre à l’autre. Les vieillards, les hommes même et les malades ne se tenaient pas d’impatience. Ils attendaient d’heure en heure que la bonne nouvelle leur arrivât. Ceux qui se sentaient près de tomber pour toujours dans le grand noir du tombeau, ceux dont on dit : il n’en a pas pour huit jours, s’informaient sans cesse, étreints par l’angoisse, de l’état des négociations. Plus d’une mère, penchée sur le berceau de son enfant condamné, réclamait le miracle dont Smith son était capable, et qui sait si l’on n’aurait pas plus obtenu en déléguant auprès de lui cinq ou six mamans désespérées.
Quand on apprit que Smithson refusait décidément de révéler son secret, il y eut une explosion de colère bien compréhensible. Des meetings furent organisés de toute part ; des millions de protestataires indignés flétrirent, sans ménagement, la conduite du célèbre inventeur.
On en vint en peu de temps aux extrémités. Quoi ! voilà un homme qui peut nous empêcher de mourir et qui refuse de nous donner ce suprême bien : la vie indemne. Mais il n’a pas le droit de nous dérober cette part de notre héritage. Il faut le forcer, dussions-nous lui infliger un supplice pour la circonstance. Les plus enragés proposèrent d’enfermer Smith son jusqu’à ce qu’il eût répondu à l’attente du monde.
Mais rien ne prévalut contre l’entêtement du Yankee. Tant et si bien que les nations, selon la marche accoutumée des choses, se familiarisèrent avec cette déception qui se transforma doucement en une vague espérance. On continua de mourir. Des événements, des guerres se produisirent. On fut occupé ailleurs et les années s’écoulèrent lentes et exquises pour la jeunesse, ingrates et rapides pour l’âge mûr et la vieillesse.
Smithson vivait toujours ; sa femme aussi. Ni l’un ni l’autre ne tombaient dans la décrépitude. Bien mieux, le savant perpétuel, comme on l’appelait maintenant, employait son génie, le plus grand qui ait honoré la race humaine, à faire de nouveaux miracles à inventer des machines ou des procédés invraisemblables.
Grâce à lui, les voyages aériens étaient devenus d’un usage courant. Aux anciens ballons, que jamais on n’avait réussi à diriger, il avait substitué un aéroplane gigantesque ayant la forme d’un oiseau auquel des piles électriques, d’une puissance énorme sous un petit volume, donnaient le mouvement et la vie. À ceux qui préféraient à ce moyen de locomotion encore un peu lent — on allait de Paris à New-York en huit heures — une voie plus rapide, il offrait un tunnel sons-marin, où les trains marchaient à l’allure vertigineuse des correspondances postales dans les tubes pneumatiques.
En quinze minutes, les voyageurs embarqués dans une gare de New-York débarquaient dans la capitale de la France sur l’emplacement réservé jadis aux Halles centrales. L’humanité lassée de tant de merveilles n’admirait plus. Les moyens de production étaient si puissants que les ouvriers eux-mêmes, si empressés à se plaindre jadis par la bouche d’orateurs de réunions publiques, ne travaillaient. plus que deux heures par jour. Le travail était devenu une distraction, un besoin, ce qui faisait réfléchir Smithson qui se souvenait des réclamations bruyantes de jadis, des programmes excessifs, tombés maintenant dans le plus profond oubli.
Vers l’an 2073, il était parti dans un bateau sous-marin, en philosophe désireux de s’éclairer encore sur le mystère des océans, celui de la terre lui étant à peu près entièrement connu. Il avait admiré les végétations et la faune des profondeurs sous-marines et après quelques escales aux endroits les plus intéressants, il avait atterri aux environs de Bordeaux où on l’accueillit avec toutes les démonstrations d’un enthousiasme fou.
Mais le bonhomme était blasé sur les honneurs.
D’autre part, il y avait dans ce triomphe ménagé par une foule un peu ivre, autre chose que de la reconnaissance. Les malins se flattaient d’étourdir Smithson, de l’enguirlander, de le conquérir si complètement, pour tout dire, que cette fois il consentirait à lâcher son secret de longue vie.
Jamais homme ne fut soumis à pareil régime de flatterie et de courtoise tentation. Pendant plus de trois mois on ne lui laissa aucun repos. Le chef de l’État lui rendit visite en grand apparat, comme au plus puissant souverain du monde. L’Académie des sciences lui offrit son hommage dans une séance hors-Institut, c’est-à-dire en l’antique galerie des machines au Champ-de-Mars, qui se trouva trop étroite pour contenir un peuple avide d’apprendre enfin comment on réduisait la mort. Par acclamation Smithson fut proclamé président d’honneur de toutes les sociétés savantes de l’univers. On le porta en triomphe à son fauteuil. Puis la voix la plus éloquente de Paris lui fit un discours dans lequel, après s’être entendu comparer à un dieu, il fut invité à mettre fin aux angoisses des mortels en révélant le mystère de sa vie.
Lui souriait, impénétrable.
L’orateur, ignorant sans doute que ce sourire, les délégués du Congrès de 1999 1999 l’avaient vu fleurir sur les lèvres du Yankee, s’imagina qu’il venait de faire entrer la conviction dans l’esprit amolli du vieillard. Il crut qu’en accumulant des arguments victorieux, il frapperait le coup décisif et se lança dans une péroraison admirable. On n’entendit, nulle part, ni en aucun temps, rien de plus splendidement persuasif. Personne dans l’assemblée ne doutait que l’avocat n’eût gagné la cause de l’humanité.
Smithson se leva. Un frémissement traversa l’immense salle comme une brise étrange. C’était de la fièvre et de la joie. On haletait. Le savant ouvrit la bouche. Il se fit un silence invraisemblable comme s’il n’y eût eu là pas une seule des quarante mille personnes qui escomptaient déjà leur éternité relative.
« Messieurs, mesdames, dit-il en excellent français, je vous remercie de l’accueil que vous m’avez réservé et qui dépasse de beaucoup mon humble mérite... »
Et continuant de la sorte il répondit aux compliments, aux flatteries dont on l’avait abreuvé. À son tour il fut éloquent, gracieux, exquis. Mais de son secret, pas un mot. On leva la séance sans qu’il eût fait une promesse. La colère et le désappointement allaient provoquer peut-être quelque regrettable manifestation et déjà des rumeurs inquiétantes grondaient parmi certains groupes.
Heureusement d’habiles calmeurs de plèbe firent circuler le bruit que Smithson ne pouvait décemment expliquer son affaire devant un tel auditoire. Qui sait combien de temps il lui faudrait, disait-on. D’ailleurs, c’est probablement un des plus ardus problèmes de la haute science et personne n’y comprendrait rien. Il faut attendre.
Cependant on ne renonçait pas à le confesser. Et comme toutes les manœuvres avaient été vaines, on profita d’une nouvelle fête dont il était le héros pour le mettre brutalement en demeure de répondre. Cette fois il y consentit.

« Ce que vous demandez, dit-il, serait pire cent fois que la mort dont vous voulez vous affranchir. Prenez la peine de regarder autour de vous. En prolongeant votre vie, vous perpétueriez des vices, des souffrances morales, des malheurs sans nom. Croyez-moi, puisqu’aussi bien je suis le seul homme en état de vous éclairer sur ce point, la vie indéfinie — qui est presque bonne telle qu’elle est — serait un cruel supplice. Je ne vous dirai pas que l’homme se blaserait sur tout et deviendrait, après deux ou trois cents années, un étranger au milieu des jeunes générations, comme le sont déjà dans bien des cas les vieillards de quatre-vingt-dix à cent ans. Cela saute aux yeux.
Mais songez à ce qu’on deviendrait au milieu de haines qui ne pardonnent pas. Imaginez ce que la seule ingratitude ferait de malheureux. Si je pouvais parler, vous. sauriez que j’en suis un exemple effrayant. Mais passons !
Voyez-vous un ivrogne, un joueur, un paresseux, un malfaiteur renouvelant sans cesse leurs crimes, leurs infamies et semant la douleur ou le désespoir autour d’eux pendant des siècles. Supposez certains époux liés à jamais... que dis-je à jamais ? Où sont ceux qui s’entendraient cent cinquante ans ? Encore une fois, Dieu a bien fait les choses. Si je n’avais pas été effrayé de ce que je prévois, croyez-vous que j’eusse hésité un moment à faire le bonheur de mes semblables pour qui j’ai travaillé avec tant de courage et d’obstination. Interrogez tous ceux qui m’écoutent et demandez-leur s’ils seraient ravis que les trois quarts de leurs amis fussent immortels : vous entendrez ce qu’ils répondront. Et leurs parents, ce serait bien autre chose. Ah ! vous pouvez être persuadés que plus de cent fois j’ai été sur le point de tout dire au petit bonheur. Mais cent fois aussi, une voix secrète m’a encouragé au silence, et j’y persiste. La guerre, le vol, le pillage, les massacres intestins sont des maux formidables. Il ne faudrait pas plus de deux siècles, je le répète, et c’est la centième fois, peut-être, pour que l’humanité trop dense, en arrivât à ces extrémités, la place lui manquant sur cette boule ronde qui est beaucoup plus exiguë que vous ne le croyez peut-être. »
Il parla ainsi pendant une heure encore et termina par ces mots : « Si je cédais, messieurs, il n’y aurait pas, avant peu de temps, de malédictions dont mon nom et ma personne ne fussent poursuivis, accablés. »
Cette fois, ce fut une explosion de fureur. On insulta publiquement le sage Yankee. Des journaux publièrent contre lui d’abominables diatribes. À tous les coins de rue on voyait sa caricature accompagnée de légendes blessantes.
« C’est un mauvais plaisant ! disaient les gens les plus sérieux, et il n’a jamais vécu tout le temps qu’on dit. Les Américains nous ont trompés pour se gausser de l’Europe. S’il avait le pouvoir dont il se vante, est-ce qu’il hésiterait ? Nous devrions le chasser honteusement. »
Et l’on se montait la tête les uns aux autres. Peu s’en fallut qu’on ne passât des injures aux voies de fait. Ah ! si l’on avait su qu’un moment le brave homme, ébranlé dans sa résistance, avait failli tout dire ! Mais quand il vit ce débordement de rage, il se contenta de hausser les épaules en murmurant :
« On ne peut mieux justifier ma résistance. »
Avant de quitter Paris il eut la grandeur d’âme de faire un nouveau cadeau à l’humanité en lui donnant une substance inoffensive qui supprimait presque la douleur dans tous les cas de souffrance physique. Après quoi il reprit le chemin de l’Amérique et regagna sa patrie où on le reçut presque en ennemi. Là-bas les objurgations dégénérèrent en insultes. Sa femme et lui furent obligés de vivre cachés pour ainsi dire. Leurs enfants les plus chers, leurs petits-enfants les plus adorés les abreuvèrent de basses persécutions.
Le pauvre Smithson, désolé, disait parfois à sa femme : « Qui sait si je n’ai pas tort ? J’ai bien envie de leur accorder ce qu’ils demandent et ce sera tant pis pour eux. »
Un jour il vit entrer à Red-House une de ses arrière-petites-filles qui portait dans ses bras son fils unique dévoré par la fièvre. Elle se jeta tout en larmes à ses genoux, le pria, le supplia de sauver cet enfant. Tout du long elle se coucha par terre à ses pieds, affirmant qu’elle ne se relèverait pas tant qu’il n’aurait pas rendu la ’vie au petit être qui souffrait.
Comment résister à pareille prière. Il se rendit. Smithson fit boire au petit garçon quelques gouttes d’un liquide doré. Et la mère, folle de joie, vit le fruit de ses entrailles renaître à la vie...
Dès ce moment, le savant perpétuel devint moins obstiné dans ses intransigeances. Le deuxième centenaire de sa découverte du temps à volonté approchait. Il se proposa de délibérer avec lui-même si à cette occasion il ne céderait pas.
Ce qui ne l’empêchait pas de travailler à de nouvelles merveilles.
Grâce aux progrès qu’il fit faire à la télescopie, le grand Américain rapprocha les planètes les unes des autres à ce point qu’on put affirmer la pluralité des mondes habités. Il poussa ses démonstrations irréfutables jusqu’à établir que les sphères les plus voisines du soleil abritaient des êtres plus intelligents et plus civilisés que ceux des mondes éloignés. Il se vantait même de parvenir à nouer des relations avec Mars , Mercure et la Terre.
Mais tout cela laissait froid les hommes, qui voulaient toujours connaître le grand secret.
« Ce n’est pas cela que nous vous demandons. »
Entre temps il imagina mille perfectionnements. De la terre tout entière il avait fait un jardin. Malheureusement l’humanité n’était pas meilleure. C’étaient de la part du genre humain des exigences toujours nouvelles. En maint endroit, maintenant, éclataient de nouveau des discordes civiles au sujet du temps. Les uns voulaient la pluie, les autres un ciel serein. On s’écharpait pour cela. D’autre part les nations eurent vite transformé l’aéroplane en machine de guerre. On se livrait d’effroyables batailles aériennes où vainqueurs et vaincus étaient presque sûrs de périr. Ces événements le désespéraient. L’extrême civilisation semblait de plus en plus rapprocher les hommes de la barbarie noire.
C’était à peine si les humains étaient forcés de travailler quelque peu, tant la mécanique suppléait partout aux bras et l’on ne goûtait pas plus de bonheur. Chacun avait trop de temps pour penser, pour critiquer, pour envier. Les pauvres d’esprit voulaient s’élever au premier rang. Les vicieux demandaient à se partager la terre au détriment des humbles et des pacifiques.
Et cependant Smithson attendait toujours la grande fête qu’il supposait devoir lui être offerte pour donner à ses semblables le suprême bienfait...
Mais voilà que cette fois il ne fut question de rien. Au contraire. Les Américains, comme les autres peuples, redoublèrent d’acrimonie contre le savant. À l’heure même où il comptait sur une triomphale ovation, ce fut contre lui un redoublement d’injures et de sarcasmes. Avec une unanimité sanglante, et comme s’ils eussent été poussés par un destin aveugle, les uns les autres le traînèrent dans l’ignominie. On alla jusqu’aux menaces. Sa maison fut assiégée. On exigeait de lui des inventions pour tous les besoins, pour la satisfaction de toutes les fantaisies.
« Comme j’avais raison ! » dit-il épouvanté.
Et le 24 juin 2099, comme il n’était pas venu trois personnes pour le complimenter sur son anniversaire, Smithson et sa femme décidèrent qu’ils cesseraient de boire la liqueur de vie. En deux jours ils vieillirent de tout le temps qu’ils avaient volé à la nature, et ils moururent désabusés, sans un regret.