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Jean bouvier : Un coup de Jarnac

mercredi 5 mai 2021, par Denis Blaizot

Les gens que le diable pousse à chercher les honneurs tombent, souvent, victimes de circonstances imprévues. L’aventure qui arriva à mon ami Jean Rault du Bourgvasé vous en offrira une preuve convaincante et palpable.

Jean Rault était le plus brave homme de la commune, simple comme Baptiste, net comme torchette et franc comme un lingot d’or. On l’estimait pour ces qualités, assez rares en notre pays, qui foisonne de malicieux. On l’estimait aussi parce qu’il avait su mener sa barque et arrondir sa fortune en spéculant sur les pommes et en vendant du cidre en gros.

La richesse honnêtement acquise impose la considération et le respect. Respecté et considéré par tous les habitants de la commune, Jean Rault se laissa tout doucement glisser aux idées de grandeur et voulut tout d’abord se faire élire conseiller municipal. L’ambition n’était pas grande. Mais une fois le pied dans l’étrier, on grimpe vite sur le cheval.

Hélas ! Malgré sa notoriété, sa fortune et sa franchise, Jean Rault ne parvint même pas à se mettre en selle.

Vous allez savoir pourquoi.

Ce brave homme avait une femme aussi avisée qu’il était naïf, aussi fausse qu’il était franc, aussi perverse qu’il était honnête. Il l’avait épousée d’abord parce qu’elle lui apportait en dot une propriété de cent vergées d’herbage, ensuite parce qu’elle passait pour la plus jolie fille du pays.

Comment vous dépeindre les charmes d’Aurélie ? Elle était Normande dans tout l’éclat blond et neigeux de sa personne. Les roses fleurissaient ses lèvres, les lys poudraient son teint, les bleuets étoilaient ses yeux. Je ne parle pas du reste. J’aime mieux couper court à la description et reprendre le fil de mon histoire.

Connaissant suffisamment cette charmante créature, vous apprendrez sans étonnement qu’elle n’hésitait pas à tromper son mari.

Elle le trompait avec discrétion, précaution et mystère. Mais tout le monde le savait et se moquait de ce pauvre Jean Rault qui, lui, ne voyait et n’entendait rien.

À l’époque des élections au conseil municipal, le galant d’Aurélie se nommait Léon Mitois.

C’était un grand et solide gaillard qui exerçait dans notre bourgade les fonctions de clerc de notaire. Vêtu à la mode, la moustache en croc, les cheveux pommadés, le lorgnon à l’œil, il s’imposait à l’admiration des femmes. Que voulez vous ! Les faiseurs d’embarras les subjuguent et les insolents les matent en un clin d’œil.

D’ailleurs, Jean Rault passait en dehors de chez lui la majeure partie de son temps. Un candidat ne manque pas de besogne. Il doit pérorer dans les réunions publiques, s’arrêter à droite et à gauche, serrer des mains amies, discuter avec des adversaires, payer à boire dans les auberges, que sais-je ? Mon ami s’acquittait courageusement de toutes ces corvées.

Et pendant qu’il s’en acquittait, sa femme ne s’embêtait pas.

C’est alors que les adversaires politiques résolurent de profiter de l’occasion. D’autant qu’ils avaient commencé par attaquer le pauvre homme dans sa réputation de marchand de cidre, ils combinèrent un sale coup, un véritable coup de Jarnac… Vous allez juger.

Un beau jour, deux individus étrangers à la commune entrèrent chez lui en tapinois. Aurélie s’y trouvait seule avec Léon Mitois.

— M. Rault ? demanda l’un de ces hommes.

— C’est moi ! s’écria le galant qui craignait de compromettre sa bonne amie.

— Nous venons acheter deux « pipes » de cidre. Faites-nous donc un peu voir votre marchandise.

Le clerc de notaire n’hésita pas. Il prit la clef du cellier et y conduisit les clients.

Là, il leur fit l’article. Son cidre était le meilleur du pays, le plus pur en jus, le plus droit en goût, le plus haut en couleur, un velours, un nectar délicieux et pas trop cher.

Son infernal bagout le servait dans la circonstance. Mais il s’adressait à plus madré que lui.

Les clients dégustèrent un premier échantillon.

— Trop sec ! dit le premier.

— Trop raide ! dit le second.

Léon Mitois haussa les épaules et les fit goûter d’un autre tonneau.

— Trop doux ! s’écria cette fois l’un des étrangers.

— Trop sucré ! reprit l’autre.

Le damoiseau encaissa encore la critique. Mais il sentait qu’on se gaussait de lui et la moutarde, comme on dit ici, lui en montait au nez.

On entama un troisième tonneau.

— Trop coloré ! déclarèrent les clients.

Au quatrième tonneau, ils se mirent à crier ensemble :

— C’est du vinaigre !

Léon Mitois trépignait de fureur. Un clerc de notaire ne peut pas impunément se laisser bafouer comme un simple marchand de cidre, n’est-il pas vrai ?

Au cinquième tonneau, pendant que les deux complices se reprenaient à hurler en chœur : « — Infect ! Personne ne voudra se coller pareille drogue dans l’estomac. », le galant leur répondit :

— Collez-vous-là d’abord sur le museau !…

Et, brusquement, il leur lança à travers la figure le contenu de la cruche.

L’affaire fit scandale. Feignant de croire qu’ils s’étaient adressés à Jean Rault, les deux clients déclarèrent que le marchand de cidre avait essayé, non seulement de les empoisonner, mais encore de les assassiner.

Mon brave ami eut beau protester avec l’énergie de l’innocence et déclarer qu’il ne comprenait rien à l’aventure, ce fut en vain.

Menacé des gendarmes et de la prison, abreuvé d’ignominies et d’injures, il se vit obligé de battre en retraite, de retirer sa candidature, et finalement de quitter le pays.

Les réputations les mieux établies ne tiennent décidément qu’à un fil.

Jean Bouvier Jean Bouvier Jean Bouvier, né le 24 octobre 1869 à Plœuc-sur-Lié (Côtes-du-Nord) et mort le 2 mars 1935 à Paris 14e, est un écrivain de langue française, auteur de romans populaires.

Il a été conseiller de préfecture de l’Orne de 1896 à 1908, et vice-président de ce conseil.

il a publié les romans à succès, « Le Droit de Vie », « Sécularisée », « Deux Rosses », « Les Abandonnés » et des nouvelles dans l’« Illustration », le « Monde Moderne », le « Petit Parisien », la « Vie mystérieuse ».