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J. S. C. de Saint-Albin : Le cavalier sans tête

lundi 6 janvier 2025, par Denis Blaizot

La nouvelle qui suit est extraite de LES CONTES NOIRS, ou LES FRAYEURS POPULAIRES ; Nouvelles , Contes , Aventures merveilleuses, bizarres et singulières, Anecdotes inédites, etc. sur les Apparitions , les Diables , les Spectres, les Revenans , les Fantômes , les Brigands , etc. ;

C’est par le plus grand des hasards (comme d’habitude ! diront certains ) que j’ai découvert à la fois, l’écrivain et son œuvre.

C’est en 1818 que J. S. C. de Saint-Albin publie chez MONGIE, L’AINÉ, les deux volumes des contes noirs. Ils regroupent les contes et nouvelles suivants :

  • La Grange du Diable
  • Les Lutins de Rennes
  • Les Deux Amans
  • Le Revenant
  • L’Ombre de Cécile
  • Histoire de Mélusine
  • La Cage de Fer
  • Le Pont du Diable
  • La Belle Julie
  • Le Trésor
  • Le Spectre de Soissons
  • Le Cavalier sans Tête
  • Gabrielle de Provence
  • Le Sorcier Agrippa
  • Le Château du Diable
  • L’Auberge isolée
  • Saint Pierre et Saint Paul
  • La Biche au Grenier
  • Le Démon incube
  • La Botte de Paille
  • Les Deux Fantômes
  • Le Crible qui marche
  • Les Invisibles de la Montagne Sainte-Geneviève
  • Le Songeur
  • La Chaumière abandonnée
  • La Maison ensorcelée
  • Les Deux Ivrognes
  • Le Magicien Bobinot
  • La Culotte maléficiée
  • Odoard de Montalte
  • Le Loup-Garou
  • Le Chanoine de Bayeux

J’en ai pris une au hasard. Profitez-en.


Il y avait, à Reggio, un capitaine d’arquebusiers, qui passait pour le plus intrépide fier-à-bras, et le plus jaloux des maris de la ville. Sa femme, jeune et Jolie vénitienne, amoureuse et habile à tout venant, selon l’usage de son pays, trouvait moyen de se donner des amants sans éveiller les soupçons de Fracastino ; elle était même parvenue à lui persuader qu’elle était la plus chaste des épouses de la contrée ; en quoi il se pouvait qu’elle ne mentit point.

Elle avait donné pour le moment toutes ses affections à un jeune bachelier en droit, qui s’acquittait merveilleusement bien des fonctions conjugales et promettait infiniment pour l’avenir, si le diable ne s’en mêlait ; lorsqu’elle alluma dans le cœur d’un moine, qui la vit par hasard, un amour qui mit complètement en l’air le pauvre sire. L’amour, dans un moine, ne se combat pas aussi facilement que dans un autre homme ; la solitude et le désœuvrement soufflent le feu, et l’incendie ne peut bientôt plus s’éteindre que par celle qui l’a allumé.

Le père Angélo, grillé dans son harnois, et ne pouvant plus retenir la bride ä sa passion forcenée, résolut d’en faire l’aveu, et se flatta d’en obtenir aisément le prix, si toutefois il trouvait Anna aussi facile qu’il le présumait ; dans le cas contraire, il ne désespérait pas encore, sachant bien que la constance et l’embonpoint en séduisent de cruelles.

Il alla donc rôder tous les soirs sous les fenêtres de sa belle, et l’aperçut un jour qui sortait seule pour se rendre chez une de ses parentes. Il l’aborda, et après les cérémonies d’usage, il se déchargea le cœur. Anna, accoutumée à de pareils aveux, n’en fut point surprise, et ne témoigna aucune indignation. Elle regarda attentivement le père, et ne trouvant pas un mignon de couchette dans un homme gras, trapu, bourgeonné et porteur d’une énorme barbe, elle eut sur-le-champ la pensée lumineuse de s’en divertir, en attendant meilleure chance. Puis bientôt il lui vint le sage projet de se faire, auprès de son mari,un mérite de cette aventure. C’est pourquoi, après avoir écouté toutes les fadaises de son gros amoureux, et lui avoir laissé baiser sa main, couvrant son front d’une pudeur ingénue, qu’elle avait le secret d’employer à volonté, elle lui dit : « Malgré que ma conduite soit jusqu’ici irréprochable, et que j’aie à jamais formé la sainte résolution de ne point forligner au devoir matrimonial, je vous avoue, mon père, que vos instances m’ébranlent. Ainsi, venez demain à minuit sous mes fenêtres ; peut-être me déciderai-je à vous donner satisfaction. »

Angelo, enchanté et hors de lui-même, lui fit de nouveau mille protestations, et se retira, extravagant de joie, La belle rebroussa chemin, et de retour à la maison :
— Tu ne sais pas, mon ami, Ce qui vient de m’arriver, dit-elle à son époux ; toute autre que moi aurait profité de sa conquête, mais tu connais la pureté de ma conduite !...
— Eh bien ! reprit Fracastino d’une voix formidable, qu’est-ce ?...
— Un amant, continua-t-elle, un audacieux qui a osé me proposer...
— Ventrebleu ! où est-il !... il faut que je lui étrille les » oreilles. Mon épée ! mes poignards ! mes pistolets ! ma canardière ! mes...
— Eh ! non, mon ami, il est bien loin. Tu ne dois pas en être jaloux ; d’ailleurs, sans me faire outrage, me crois-tu capable de faiblesse ? Diffère ta vengeance ; il viendra demain soir !....
— Quoi ?
— Oui, pour m’en délivrer, je lui ai donné rendez-vous ici, demain à minuit, et tu pourras...
— À la bonne heure.

Et l’époux s’alla mettre au lit, croyant avoir la perle des femmes dans sa couche. Il se leva le lendemain de grand matin, alla vaquer à ses affaires ; et le bachelier vint faire ce que le mari avait à peine ébauche.

Le soir venu, la femme dit aux voisines que son mari était allé faire un tour à la campagne et qu’il ne devait rentrer que le lendemain. Le moine égrillard l’ayant appris, en sentit une joie inexprimable, et ne tarda pas à s’avancer en soupirant tendrement sous le balcon de sa conquête. Il était onze heures. Le bachelier, qui n’était pas dans la confidence cet qui n’avait pu prendre tous les ébats qu’il souhaitait dans la séance du matin, instruit aussi de la prétendue absence de Fracastino, vint un peu après le moine, et se promena dans la rue en attendant que celui-ci s’éloignât. Mais quand il le vit tenir ferme à sa place, il commença à craindre un rival et à prendre un peu de jalousie. Il savait bien qu’Anna ne se piquait pas d’être fidèle, mais il se croyait aimé et ne pouvait souffrir la pensée de partager à la fois le cœur de cette femme avec un mari et un moine. Il modéra néanmoins les transports que la présence de l’immobile Angélo élevait dans son esprit, jusqu’au moment où le père, apparemment ennuyé de faire le pied de grue, s’avisa de monter taciturnement à l’assaut et d’escalader le balcon. Alors, ne se possédant plus, le bachelier furieux court sur son homme et lui lance une grosse pierre qui l’atteint au front. Le moine tombe lourdement en poussant un soupir et reste sans mouvement sur le pavé.Son rival, effrayé et chargé d’un homicide, se trouble, ne sait plus où il en est, et se sauve au plus vite. Mais en chemin il réfléchit aux suites que pourrait avoir son crime, si quelqu’un trouvait le mort, et qu’on s’avisât de courir après l’assassin ; c’est pourquoi il retourne à tout hasard auprès du cadavre, essuie le sang qui coulait avec abondance, bande la plaie, dresse le corps contre la porte du capitaine, et s’en retourne à son logis. Il prend lestement ce qu’il a de plus précieux, monte à cheval de bon matin, et sort de la ville.

Cependant, quand minuit sonna, le Capitaine mit la tête à la fenêtre, et aperçut le moine collé contre sa porte. Sa vue alluma en lui une colère qu’un rien pouvait exciter, et, en proie à toutes les fureurs de la jalousie, il descendit l’escalier, armé de quatre pistolets et d’un bon bâton.

Aussitôt qu’il ouvrit la porte, le corps du moine s’ébranla et tomba sur le capitaine. Celui.ci, croyant que le galant ne faisait ce mouvement que pour l’étrangler, le saisit à Ja gorge et se mit à jouer rondement du bâton sur les épaules du mort qui ne disait mot et recevait tout sans rien rendre. À la fin, le jaloux, fatigué de battre, s’arrêta un instant pour reprendre haleine ; et voyant que son champion ne se relevait-point, il commença à s’apaiser ; il lui adressa la parole, lui dit des injures autant qu’il le jugea convenable, et ne reçut point de réponse. Alors il s’effraya. Il appela sa femme qui accourut avec une chandelle, et s’aperçut aussitôt que le moine était mort. Cet incident l’épouvanta à un point qu’elle jura dans son âme d’avoir désormais des amants, sans en rien dire à son mari et de ne plus causer la mort de personne ; ce fut sur cette bonne pensée qu’elle rentra, par l’ordre exprès de Fracastino.

Pour lui, il sentit bien qu’il serait infailliblement pendu, si on connaissait son extravagante escapade ; c’est Pourquoi, comme la crainte de la potence donne parfois des idées salutaires, il prit le cadavre sur ses épaules, traversa deux ou trois rues et l’appuya contre une colonne sous le portail de la maison d’un jeune seigneur. Il lui mit sous la main, son bâton malencontreux, et plaça auprès de lui une paire de pistolets sur une borne, sans doute pour le faire croire malfaiteur, ou pour tout autre motif que je n’ai pas su. Après cela, il regagna son lit, et se coucha sans pouvoir dormir.

À quelques moments de là, le jeune seigneur revint d’un bal où il avait passé la nuit ; et quand il fut près de sa porte, il aperçut le personnage noir à qui il demanda ce qu’il faisait là si tard ? Le moine ne répondant rien, il s’avança vers lui, et le prenant au collet, il le secoua si rudement qu’a le fit tomber sur la borne où étaient les deux pistolets qui roulèrent à terre. Le jeune seigneur, voyant des armes, prit le moine pour un assassin, et sans lui laisser le temps de se mettre en défense, il tira son épée et lui en donna un coup dans sa robe. Mais le voyant fort pacifique, il revint de son soupçon s’approcha de lui, le croyant ivre ou endormi. Il ne tarda pas à voir qu’il était mort, et songeant que, si on trouvait ce cadavre devant sa porte, on pourrait lui susciter quelque mauvaise affaire, il le prit et le reporta justement devant la porte de Fracastino.

Celui-ci, qui ne dormait point, descendit un peu avant le jour pour savoir s’il ne se passait rien dans la rue qui pût regarder son aventure ; et me trouvant le moine en sentinelle devant sa maison, il recula avec effroi et s’imagina voir un revenant. Enfin l’aurore approchait, et il n’y avait pas de temps à perdre ; il reconnut donc que le corps qu’il voyait était bien celui qu’il avait assommé, le prit entre ses bras, l’entra dans sa maison, et le revêtit d’un costume algérien qu’il avait pris au champ de bataille, dans une descente de ces barbares aux côtes de Reggio ; puis il le coiffa d’un turban, le plaça sur un étalon auquel il le lia fortement, et le conduisit à la porte de la ville où il le laissa, abandonnant au cheval le soin de le tirer d’embarras.

L’animal suivit la grande route net arriva deux heures après le lever du soleil dans un endroit planté de tilleuls ; il s’y arrêta et se mit à brouter l’herbe. En ce moment, le bachelier qui se sauvait au hasard, arriva aussi dans le même lieu. Sitôt qu’il distingua le costume et la figure barbue du cavalier, il prit bravement la fuite, sans oser regarder derrière lui, se croyant dans un voisinage de brigands ou de Maures, dont ce terrible géant était au moins le général. Mais en fuyant, il comptait sans son hôte ; la jument qu’il montait, éveilla l’appétit de l’étalon qui portait le moine ; et plus le tremblant bachelier pressait sa monture, plus l’étalon allongeait ses enjambées ; de sorte que le pauvre jeune homme se sentait mourir de peur.

Enfin, après avoir fait environ une lieue dans cette effroyable agitation, il crut qu’il effrayerait peut-être à son tour ce déterminé poursuiveur, sil lui montrait un peu de courage ; il lui cria donc inopinément de s’arrêter ou qu’il lui en cuirait ; et comme il ne répondait rien, il se retourna d’un air décidé, tira sa rouillade et lui coupa la tête. Le chef redoutable tombant sur la poussière, se détacha du turban, et le bachelier reconnut sa victime qui portait au front la marque de sa brutalité. Sa frayeur redoubla alors, et il se sauva de plus belle. Mais combien il fut plus épouvanté encore, quand il se vit poursuivi par ce cavalier sans tête ! Il reconnut sensément que le diable avait pris cette forme pour le tourmenter, et, tout en se signant, il arriva à demi-mort dans un petit bourg où on l’arrêta, ainsi que le cheval qui portait le corps du moine décapité.

On le mena devant le juge qui fut fort embarrassé de prononcer sur cette affaire diabolique, et fit conduire tout l’attirail au duc de Reggio. On lui apporta bientôt la tête du moine ; et, après bien des recherches, toute l’affaire s’expliqua. Le duc trouva la chose si singulière, qu’il pardonna aux coupables ; et le bachelier n’osa plus depuis faire l’amour sur les terres du prochain [1]


[1Ceux qui connaissent la littérature italienne, sauront où j’ai puisé le sujet de cette nouvelle.