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Jean Bouvier : Le Ménétrier du Diable

mercredi 28 avril 2021, par Denis Blaizot

Ce conte de presse a été publié dans La vie mystérieuse n°40 (25 août 1910 1910 ).

Conte fantastique s’il en est, il est agréablement encré dans la campagne normande. Et s’il ne raconte qu’une classique rencontre avec le diable, où une créature supposée telle, il vaut bien les quelques minutes que vous passerez à le lire.

Une chose est certaine : il me donne envie de découvrir un peu plus cet écrivazin oublié.

Le ménétrier du diable
Illustration de couverture du n°40 de La vie mystérieuse

Il s’appelait Jacques Ledru et on l’avait surnommé le « grand » Jacques, justement parce qu’il n’était guère plus haut qu’une botte de cavalier.

On aurait sans doute pu lui reprocher sa trop grande dévotion à Sainte Chopine. Mais comme il était ménétrier de son état, toujours en « corvée » de noce, vent dessus, vent dessous, un jour ici, demain ailleurs, la critique villageoise y aurait usé ses griffes et perdu son temps.

Avez-vous par hasard oui parler de la noce à Thomas Blin du Pont-Brocard ? Si non, vous saurez que de Coutances à Saint-Lô, on ne vit jamais pareille réjouissance. Presque tous les notables des environs s’y rendirent.

Pendant trois jours, le grand Jacques y mena danses et contre-danses, au son du crincrin …

En son gosier toujours sec, un verre n’attendait pas l’autre, je vous prie de croire…

La quantité de « pur jus » qu’il absorba de cette façon reste incalculable.

Dame ! le cidre était droit en goût et versé haut le coude… Puis il fallait du nerf pour lancer gars et filles dans le tourbillon.

×××

Ce fut seulement dans la nuit du troisième jour, que Jacques Ledru s’en revint du Pont-Brocard.

Rigide et sérieux, il « dévallait », son violon sous le bras, avec l’unique préoccupation de garder sa ligne droite, d’autant qu’il se jugeait lui-même « un peu bu ».

Du Pont-Brocard à Roncey, la route est longue, avec des côtes à ne plus en finir…Cependant le violoneux était arrivé sans encombre au bas de la « montée » de Montpinchon ; quand il perçut distinctement le bruit d’un cheval venant droit sur lui.

Se ranger vers le fossé, fut alors sa seule idée. Mais, faut croire qu’il n’était guère rangé tout de même, car soudain le cheval s’arrêta, et le cavalier qui le montait cria d’une voix de tonnerre :

— Tu gardes la route pour toi, garçon ! m’est avis pourtant qu’elle est faite pour tout le monde ?

Jacques allait riposter et de belle façon, quand il s’aperçut que le cheval avait le poil noir comme jais et surtout, que le cavalier, noir aussi, et de taille gigantesque, était au moins capable de renverser d’une chiquenaude dix violoneux de son poids.

Le cavalier aussi regardait Jacques, et toutes les joies mauvaises luisaient en ses yeux verts.

— Bon ! dit-il au bout d’un moment, tu reviens de la noce à Thomas, du Pont-Brocard, pas vrai ?

— Y a apparence, répondit Jacques.

— Tu as trop bu de « gros cidre » et trop joué de crincrin.

— Y a encore apparence…

— Tu ne seras seulement pas fichu demain de boire un verre et de jouer une polka.

Celui qui froisse un violoneux dans sa dignité professionnelle, laquelle est de boire jusqu’à « plus soif » et de tirer l’archet sans rémission, a vraiment tort.

Le cavalier avait à peine prononcé cette dernière phrase que Jacques se rebiffa :

— Alors tu prétends, toi, que je ne saurais plus demain ni jouer ni boire …

— Comme tu dis , y a apparence, garçon !

— Eh bien ! je te jure, moi, être encore bon pour boire une « chaudronnée » de cidre et faire danser tous les diables d’enfer…

— Voilà qui va bien, dit le cavalier. Trouve-toi ici, demain soir, à la même heure, je viendrai te prendre, et si tu tiens parole, je te baillerai cent écus, par tous les diables d’enfer…

×××

Le lendemain, Jacques se réveilla avec la bouche amère, le cheveu raide et la conscience troublée par la gravité de son serment.

Cependant, comme il avait garde la piète de son enfance, il fit d’abord son devoir en allant confesser l’aventure à son curé.

Le curé de Roncey se connaissait en sorcellerie, vu qu’il soignai mieux les malades que tous les « rebouteux » d’alentour…

Il déclara que le cavalier noir était le diable, tout simplement !

Le violoneux, qui s’en doutait cependant, s’épouvanta :

— Je suis damné d’avance, et jamais je n’aurai les cent écus…

— Bast ! reprit le curé, Satan est souvent plus bête qu’il n’en a l’air. Si tu savais combien je l’ai « roulé » de fois !

— Vous, c’est possible ! Les curés font merveille avec leur eau bénite et leur latin. Mais comment ferai-je avec mon violon ?

— Ton violon suffira.

Le curé réfléchit une seconde, et reprit d’un ton solennel :

— Tu iras ce soir au rendez-vous. Je ne sais ou Satan a idée de te conduire. En tout cas, pour revenir à Roncey, une seule chose te sera nécessaire.

— Laquelle, monsieur le curé ?

— Connais-tu le « Veni creator » ?

— Pardi !

— Alors, au moment critique, quand tu voudras revenir chez toi, tu n’auras qu’à le jouer à « tour de bras ». Pour « désenquerauder » un chrétien, un « Veni creator » bien envoyé vaut une pinte d’eau bénite, garçon !

— Aurai-je aussi les cent écus ? demanda Jacques avidement.

— Satan est généralement bon payeur affirma le prêtre. Je pense qu’il saura te tenir promesse, exactement.

Le violoneux voulut encore recevoir l’absolution, afin de se trouver, le cas échéant, en état de grâce. Le curé la lui administra sans « chipoter » avec cet ultime conseil :

— Va en paix et ne bois qu’à ta soif !

×××

Le conseil était superflu, car pendant toute la vesprée, mon Jacques but pour s’étourdir.

vers minuit, il s’en fut à l’endroit ou l’attendait sur son cheval noir, le noir cavalier.

Je ne sais trop comment la chose se fit, à peine le temps de dire bonsoir ! probablement, et voilà Jacques transporté en enfer !!!

Il n’y vit à la vérité ni flammes ni horribles démons, mais une suite d’appartements d’un luxe merveilleux, éclairés par des lustres éblouissants. De gentils messieurs en habit noir et de belles dames, au corsage épanoui, s’y promenaient deux à deux. Une musique se faisait entendre, au loin, dans un rythme délicieux et de capiteux parfums flottaient dans l’air…

Vrai ! sans l’absolue certitude d’être chez le diable, le grand Jacques eût pu se croire en paradis.

Son entrée eut du succès. Un succès de curiosité et de fou rire. Mais le brave garçon, très ahuri d’ailleurs, ne s’en émut pas. Les damnés n’avaient peut-être encore jamais vu de près un violoneux normand ?

Cependant le cavalier, qui l’avait présenté d’un geste, le pria de tenir parole en menant la danse, comme à la noce de Thomas Blin.

Mon homme attaqua sa meilleure ritournelle et les couples se mirent à tourbillonner !

La danse fut d’abord indécise et correcte. Les damnés se heurtaient, s’enchevêtraient, de bizarre façon.

Lors le violoneux les excita de l’œil, du pied et de la voix.

Il se retrouvait véritablement tel qu’il était aux noces villageoises, hochant la tête, abaissant et levant son crincrin pour indiquer la mesure, criant à tue tête les figures du rigodon.

Les danseurs partagèrent vite son enthousiasme. Les belles dames troussaient leurs jupes pour mieux « tricoter » des jambes.

Les gentils messieurs piquaient l’entrechat, et marquaient du talon la cadence, comme de vrais paysans.

À la fin, quand Jacques fit grincer la chanterelle en criant :

— Embrassez vos « créatures » !

Tous s’embrassèrent avec des cris et des rires, dans un délire véritablement infernal.

Combien d’heures ? Combien de jours, même, dura ce fantastique bal ? Jacques n’a jamais su le dire. Les polkas succédaient aux contredanses, les contredanses aux quadrilles, les quadrilles aux rondes, et les pintes de gros cidre aux verres de « franc bouillant ».

Jamais le violoneux n’avait eu tant de verve, jamais aussi il n’avait bu aussi franche boisson. À chaque chopine, la langue lui en « fricolait ».

Il n’y voyait plus qu’à travers un brouillard et son archet menaçait de choir de ses doigts, quand il se souvint par bonheur des recommandations du curé.

Alors dans un dernier élan d’énergie, juste au « mitan » d’un quadrille, il lança les vibrantes notes du « Veni creator »…

Le résultat fut épouvantable, mes amis ! Un tapage assourdissant. Vociférations, imprécations, hurlements, blasphèmes, mêlés à des rires, à des cris de rage… Puis les salons semblèrent tourner avec les démons, dans une valse folle, dans un insensé vertige !…

Et Jacques se trouva si rudement jeté à terre, qu’il s’évanouit.

×××

À l’aube du lendemain, des gens qui s’en allaient à Roncey le trouvèrent près du bourg, au fond d’un fossé bourbeux, à moitié mort.

Je vous fais juge de l’émoi de son réveil !

Cependant, quand il eut trouvé dans sa poche les cent écus promis par le diable, il constata avec plaisir qu’il ne lui restait de l’aventure qu’une très grande soif.

Et ce fut le verre en main qu’il conta d’abord son terrible voyage en enfer.

Je tiens l’histoire du brave curé de Roncey. Il me l’a contée, en ajoutant pour sauver sans doute sa responsabilité :

— Je n’ai pas actuellement l’intime conviction que le grand Jacques ait vu l’enfer. Le cavalier noir était peut-être le propriétaire du château voisin, un parisien aimant à rire. il faut toujours se défier des imaginations échauffées par le cidre, il est ici assez franc de goût, mais pour ensorceler un homme et lui faire perdre la tête, le diable n’est pas son cousin.

Jean Bouvier Jean Bouvier Jean Bouvier, né le 24 octobre 1869 à Plœuc-sur-Lié (Côtes-du-Nord) et mort le 2 mars 1935 à Paris 14e, est un écrivain de langue française, auteur de romans populaires.

Il a été conseiller de préfecture de l’Orne de 1896 à 1908, et vice-président de ce conseil.

il a publié les romans à succès, « Le Droit de Vie », « Sécularisée », « Deux Rosses », « Les Abandonnés » et des nouvelles dans l’« Illustration », le « Monde Moderne », le « Petit Parisien », la « Vie mystérieuse ».