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Nonce Casanova : Le cauchemar de Philibert

samedi 24 avril 2021, par Denis Blaizot

Nonce Casanova Nonce Casanova Né en 1873 et décédé en 1957.
Il est actuellement quasiment oublié puisqu’une seule de ses œuvres est encore rééditée.
est tombé dans l’oubli. Pourtant, au moins une partie de son œuvre mérite d’être (re)découverte.

Le cauchemar de Philibert a été publié dans la rubrique Contes de la vie mystérieuse de la revue La vie mystérieuse n°129 - 10 mai 1914 1914 . Mais au pied de la première colonne, on peut lire : Nous devons la reproduction de cette nouvelle et du cliché qui l’illustre à l’obligeance de notre confrère Nos Loisirs.

Je connaissais pas cet écrivain avant ce matin et j’ai eu beaucoup de mal à regrouper quelques informations. Et c’est en faisant cette recherche que j’ai découvert une copie numérique de cette revue.

La trame est simple. L’univers campagnard décrit est bucolique à souhaits. Ça aurait pu être une historiette gentillette s’il n’y avait la fin dramatique. Le tout a au final une touche fantastique des plus agréables. Je vais tâcher de trouver d’autres textes que celui-ci. Déjà en regardant de plus près les contes publiés dans Le Matin.

Ce Philibert avait une âme tendre et des muscles solides. L’âme tendre goûtait à sa façon un peu simple un grand nombre de ces nuances délicates dont la vie abonde, quoi qu’on dise, sous forme d’impressions ou de rêveries ; les muscles solides lui servaient à creuser des tombes dans le tuf de ce petit cimetière pyrénéen sans éprouver plus de peine à enfoncer son pic que s’il eût fossoyé dans un terrain sablonneux.

Et aussi il avait un cœur ébloui.

Il aimait éperdument, depuis les dernières vendanges, la petite Berthe, une jolie « herbeuse » qui gagnait déjà ses trente sous à chercher de la sauge pour le pharmacien du pays qui en faisait un tonique. Si vous aviez vu comme elle était avenante, la mâtine, avec ses beaux cheveux dorés, ses grands yeux moqueurs et ses rires qui tintaient ainsi que des débris de chansons !

Philibert s’était déjà « avancé », comme on dit au pays ; Berthe ne lui avait répondu ni oui ni non. de sorte que l’âme tendre du brave homme s’était constellée d’espérance.

Certainement qu’il en serait arrivé à supplanter dans le cœur de la belle ce Coulon que les gens du village lui donnaient pour rival. Ce Coulon ! un pâtre qui gagnait juste sa pâtée à la ferme des Oyaux. Seulement, voilà, elle n’avait pas dû oser le repousser tant il paraissait maintenant faible et malheureux.

Mais maintenant ! maintenant qu’il venait de mourir ! Car il n’existait plus, le Coulon : un mal mystérieux l’avait emporté en quelques jours et c’était justement sur sa dépouille qu’on venait d’inhumer que Philibert, ce soir, rejetait la masse de tuf qu’il avait extraite dans la matinée.

Il était content ; sa rêverie sentait monter de ce corps inerte, tout imprégné de paix éternelle, comme l’émanation vertigineuse de son avenir heureux. Il chantonnait :
Toutes les fillettes
Sont ben mignonnettes
À Gaillac, en Languedoc...

C’était un beau soir.

Le long de la barrière du cimetière, des moutons passent avec un bruit de pluie ; ils soulèvent, une poussière qui est toute dorée dans la beauté émou­vante du crépuscule. Ce sont les moutons de la ferme des Oyaux, mais ce n’est plus Coulon qui les mène. Coulon, il est là, sous le tuf, et il ne viendra plus tourner autour de Berthe. et il n’empêchera plus que les rêveries de Philibert soient comme des lumières parfumées sur son âme tendre.

Philibert, ruisselant de sueur et ahanant un peu, malgré ses muscles solides, se repose sur son outil. Il regarde la campagne autour de lui, et il respire à pleins poumons les souffles qui apportent des montagnes une odeur âcre de résine et de pistaches. L’air s’obscurcit, les feux commencent à être visibles dans les chaumières ouvertes.

Il reprend sa besogne en parlant à Coulon :

— Mon vieux, t’étais mieux à faire le galant avec la Berthe, ça, j’en disconviens pas...

Soudain, il lui semble qu’un faible bruit vient du cercueil de Coulon.

Il n’a jamais eu peur, Philibert, et voici qu’un petit frisson lui grène la peau, qu’une douleur aiguë le lancine aux tempes.

Il s’arrête, sourit, s’essuie le front et allume sa pipe. Puis, il se rassure en pensant au grattement d’une taupe ou aux planches qui « travaillent » dans la tombe d’à côté. Il rechante, pour se donner du cœur :
Toutes les Fillettes
Sont ben mignonnettes...

Puis il se remet à sa besogne en crachant dans ses mains pour que la pelle y adhère bien.

Le bruit recommence.

Philibert tremble un peu.

Ce sont des à-coups sourds, mêlés d’une sorte de souffle étouffé ; c’est très étrange.

Enfin, plus que quelques minutes. Ce ne sera pas sans plaisir qu’il filera ensuite.

...Sont ben mignonnettes...
Sont ben mignonnettes...

Il a beau se remonter, la voix vient mal ; les idées s’embrouillent, la beauté du crépuscule ne lui est plus perceptible et il lui semble que ça n’en finit plus, à présent.

Mais c’est qu’il n’a presque rien fait encore ! Il s’en aperçoit tout à coup. Et lui qui croyait avoir presque comblé la fosse ! Près d’une heure s’est écoulée, en effet, mais il l’a employée surtout à rêver de Berthe, à respirer les souffles montagnards, à contempler le crépuscule et son bonheur futur. Sur le cercueil de Coulon. il n’y a encore que quelques pelletées de tuf. Cependant, il est en nage Philibert, il est essoufflé, et c’est bien curieux, ce malaise indéfinissable qui sem­ble peser sur sa vie.

Voyez-vous, il n’ose pas s’avouer à lui-même que ce qui le trouble profondément, c’est le cauchemar qu’il a eu, cette nuit, un cauchemar absurde qui l’a an­goissé pendant des heures.

Il se trouvait dans une prairie délicieuse, toute émaillée de résédas et de campanules qui, au souffle du vent, tintaient comme des clochettes ; il s’était étendu et jouissait béatement de la mort de son rival. C’était enfin pour lui la main de l’herbeuse adorable qui le rendait fou d’amour depuis le jour où il l’avait rencontrée dans le vallon, courbée sous une charge de sauge dont les baies étaient moins rouges que ses lèvres. Elle allait le presser contre son cœur, à présent qu’elle ne redoutait plus de faire de la peine à Coulon. Quelle félicité ! Soudain, une façon de spectre lui était apparu en jetant un ricanement qu’il en­tendait encore. Ce spectre, enveloppé d’une écharpe de gaze phosphorescente, s’agitait autour de sa tête et lui criait :

— Imbécile !... Ce n est pas Coulon qui est mort,.. c’est toi !... C’est toi, entends-tu !... Tu crois que de­main, tu creuseras la tombe de Coulon... c’est la tienne que tu creuseras... la tienne, entends-tu !... Tu crois que tu épouseras Berthe, la ramasseuse de sauge... C’est Coulon qui l’épousera... Ainsi en a décidé le Maître des destinées... Imbécile !... Imbécile !... C’est ta tombe que tu vas creuser !... C’est Coulon qui épousera Berthe...

Il lui sembla qu’on marchait derrière lui.

Il se retourna. C’était Berthe. Elle venait d’arriver et s’était agenouillée en sanglotant dans ses mains.

Il la prit sous les bras, la releva avec douceur, après lui avoir donné un baiser. Il l’entraînait vers la grand’route qui côtoie le gave de Toulliès que de ré­centes pluies avaient transformé en torrent.

— Allons, Berthe, faut pas rester là... Faut rentrer chez toi... Je vais t’accompagner jusqu’à la maison du père Martin où je prendrai une lanterne... J’ai traîne dans le travail, ce soir, et il commence à faire nuit... Allons, voyons, ce n’est pas raisonnable... Pour être gentil, Coulon, il était gentil, ça c’est vrai... Mais c’était pourtant pas ton promis pour que tu pleures après lui comme ça.

Elle ne prononçait plus un mot ; elle sanglotait toujours ; ses sanglots étaient silencieux.

Ils allaient lentement sur la grand’route ; il lui avait passé un bras autour de la taille et d’une main souillée de tuf humide de la tombe de Coulon, il lui tapotait la joue en manière d’amour et de consolation.

— T’es pas raisonnable d’être venue... Ç’aurait été ton promis, j’aurai compris... Mais un gars que t’avais que de l’amitié pour lui...

Et, après une pause, il lui soupira dans l’oreille :

— Ton promis, qui c’est, dis ?... Qui c’est, Berthe,...

Comme la douleur étourdissait la jeune fille et lui faisait, à cet instant, pencher la tête contre lui, il crut qu’elle lui répondait par une caresse, et il poussa un cri de joie.

Un vent venait des montagnes ; la nuit s’emplissait de rumeurs confuses ; le gave, grossi, bouillonnait auprès d’eux, seulement séparé de la route par un petit mur de pierres sèches écroulées par endroits ; la flûte d’un pâtre jouait une sérénade espagnole ; une chèvre égarée bêlait éperdument.

Philibert baisa Berthe au front en balbutiant d’une voix un peu altérée par l’émotion :

Ils étaient arrivés à la maison du père Martin.

— À tout à l’heure, ma promise...

Elle s’en alla, muette, la tête baissée. D’un geste, elle essuyait sa face souillée par la main terreuse de Philibert : on eût dit qu’elle ramenait sur ses lèvres, avec piété, ces parcelles de la terre qui, maintenant, recouvrait, là-bas, dans son coin solitaire, le petit cadavre du bien-aimé.

Philibert prit la lanterne du père Martin et s’en retourna terminer son ouvrage.

Cette fois, il la chantait dans une griserie heureuse, la chanson languedocienne :
Toutes les fillettes
Sont ben mignonnettes...

Mais comme il était proche de la tombe de Coulon, il demeura atterré, les yeux hagards, les dents claquantes, bouleversé par une épouvante sinistre : Coulon en chair et en os, sorti de sa tombe, venait tranquillement au devant de lui en se frottant les genoux et les coudes qu’il semblait s’être meurtris en se débattant dans son cercueil.

— Ah ! Philibert, s’écriait-il, hébété, ah ! Phili­bert !...

Et lorsqu’il fut sur le point de le toucher pour se rendre compte, sans doute, qu’il était réellement sorti de son sommeil léthargique, de sa tombe, et ressuscité parmi les vivants, l’autre jeta sa lanterne et, comme soulevé du sol par sa terreur devant ce revenant, s’enfuit en poussant un hurlement de bête.

Il courait devant lui, il bondissait, sans autre sentiment que celui de fuir ce mort qui réapparaissait à la vie ; ses gros souliers claquaient la terre humide.

Il franchit, sans s’en rendre compte, le petit mur de pierres sèches, et aucun bruit, lorsque son corps s’engloutit dans les flots bouillonnants du gave, n’annonça qu’une destinée humaine venait de s’effacer.

Quand Coulon reparut, l’émotion de Berthe fut bien violente aussi ; celle-là ne tarda pourtant pas à se transformer en un enchantement suprême.

Le cadavre de Philibert fut retrouvé le lendemain, au barrage de Nourrèges, et la tombe que le pauvre fossoyeur avait creusée pour Coulon fut la sienne.

Nonce Casanova Nonce Casanova Né en 1873 et décédé en 1957.
Il est actuellement quasiment oublié puisqu’une seule de ses œuvres est encore rééditée.
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