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Moi, Phyloxène
samedi 2 novembre 2013, par
Moi, Phyloxène Boyer, suis officiellement décédé dans ma quarante-deuxième année. Je suis mort dans la fleur de l’âge, diriez-vous ! Vous vous étonnez qu’on puisse encore mourir aussi jeune à notre époque ? C’est simplement que je ne suis pas de « notre époque ». Ma vie a pris fin le 31 juillet 1867 1867 . Et depuis cette date fatidique, j’erre dans les rues de Paris. Je peux vous conter la guerre de 1870 1870 , la commune qui suivit, ou encore mai 68. Vous préférerez sans doute les magnifiques expositions universelles de 1869 1869 , 1889 1889 , et surtout 1900 1900 . Que de merveilles exposées aux yeux du peuple !
De mes anciens amis, un seul a bien voulu continuer à me parler : Victor Hugo, qui me prenait pour un revenant. Ce en quoi il n’avait pas tout à fait tort. Ces cent-cinquante-cinq années d’errance et de solitude ont aussi été l’occasion de rencontres fabuleuses : Russ Meyer et Ernest Hemingway après la libération de Paris en 44. Également beaucoup de petites rencontres d’un soir qui sont pour moi d’agréables souvenirs. Vais-je passer l’éternité à accumuler des souvenirs ? Ne puis-je rencontrer une personne capable de mettre fin à mes doutes ?
Que m’est-il arrivé ce 31 juillet ? Je ne saurais le dire. Dans les premiers temps, j’ai cherché à comprendre pourquoi je m’étais relevé d’entre les morts. J’ai, un moment, pensé au vampire... j’aurais dû avoir besoin de me nourrir de sang humain. Un zombie ? Pourquoi pas, sauf qu’en 1867 1867 les prêtres vaudou ne courraient pas les rues de Paris. J’ai eu le temps de lire tous les livres traitant des morts-vivants, vampires, loups-garous et autres créatures de l’au-delà. Que d’illuminés se prétendant spécialistes du surnaturel m’ont expliqué par le détail leur pseudo-science. La plupart n’était que charlatant en mal de quelque gain. Rien. Rien, jusque maintenant, ne m’a éclairé un tant soit peu sur mon état. Suis-je unique ? Peut-être... ou peut-être pas. C’est long l’éternité quand on est seul... de plus en plus seul au fil des années. Notre, ou plutôt votre, société évolue, et je me sens distancé, de plus en plus isolé dans mon passé.
Pour m’occuper, je vais au cinéma. Ce soir j’ai revu la dernière adaptation de Dracula, celle de Coppola. Après tous les Nospheratu et autres vampires, c’est toujours un plaisir. Mais j’espérais encore avoir le déclic, la compréhension de mon état. Aurais-je un jour la réponse ?
Le générique de fin défile à l’écran, et, pendant que les autres spectateurs quittent la salle en désordre, j’attends. Un autre est resté assis. Attend-il, lui aussi, la révélation ? La tentation est grande d’aller le déranger et lui poser la question... je n’oserai jamais. Le générique se termine : je descends l’allée pour sortir ; il est toujours assis là, immobile.
Alors que j’ai atteint la porte, je me retourne une dernière fois, stimulé par cette interrogation : connaît-il le secret de notre existence ? Il n’est plus assis à la même place. Il a disparu.
Tout à coup je suis saisi au poignet. Je sens dans mon cou une haleine chaude, chargée d’un relent d’absinthe. Que de souvenirs enfouis remontent à la surface, en particulier les soirées avec Charles Baudelaire ou Gérard de Nerval.
Alors qu’une brûlure intense me perce le cœur, je l’entends prononcer ces mots : « je suis le servant de la déesse alcoolique ». Une douce torpeur m’envahit... mon champ de vision rétrécit... Je sens toujours la tiédeur de sa main sur la mienne, de plus en plus froide... Je devine la suite, mais, qui est-il ? Qu’a-t-il voulu me dire ?