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La gare

vendredi 22 août 2014, par Denis Blaizot

Combien de jours s’étaient écoulés de­puis qu’il avait pris ce train, un matin du mois de mai ? Il l’ignorait. Il n’était même plus certain de pouvoir expliquer la raison pour laquelle il était monté dans ce wagon alors qu’il se rendait à son travail, à pied comme d’habitude.

L’habitude ! Voilà la clef de toute l’his­toire ! Arthur en avait marre de la routine. Il voulait de l’exotisme, du dépaysement ! Briser cette chaîne qui l’attachait à son quotidien.

Poussé par ce besoin soudain, Arthur était entré dans la gare et s’était dirigé vers le quai. Le train était là, rutilant sous le soleil matinal avec ses voitures vert em­pire et noir rehaussées de liserés dorés. Par endroits, la peinture laissait apparaître des cuivres brillants. Sur les flans de chacune d’elles étaient écrits en grandes lettres d’or des mots magiques : Londres, Paris, Venise, Istanbul, Bagdad, Téhéran, Samar­cande, Islamabad, Katmandou, Pékin...

Hypnotisé par cette vision, Arthur s’était approché d’un wagon choisi au hasard. Un steward en uniforme l’avait accueilli avec un large sourire et orienté vers une cabine. Bain avait suivi ses instructions et était entré dans un compartiment pourvu d’une couchette et d’une banquette en velours noir, qui invitaient au voyage et au repos. Sur une des parois se trouvait la liste des villes traversées par la ligne. Il y en avait bien plus qu’il n’aurait jamais pu en citer. Il s’était assis dans le sens de la marche et avait attendu le départ, rêvant à des pays lointains qu’il n’avait vus que dans les livres.

Durant les huit premiers jours, il eut sa part de changement : que de paysages merveilleux traversés, que de cultures di­versifiées, que de repas fins servis dans le wagon restaurant... Le soir venu, il s’endor­mait d’un sommeil lourd dans une cou­chette moelleuse, bercé par le bruit des roues sur les rails qui semblaient murmu­rer : Londres, Paris, Venise, Istanbul, Bag­dad, Téhéran, Samarcande, Islamabad, Kat­mandou, Pékin... Il ne se réveillait qu’au pe­tit matin, parfaitement reposé. Chaque fois, le petit-déjeuner l’attendait sur la table de son compartiment et il le mangeait en admirant la région traversée.

Ainsi, Arthur découvrit Venise dans les brumes de l’aube ; le Bosphore avec, en ombre chinoise, Sainte-Sophie au coucher du soleil ; Damas se profilant à l’horizon à la tombée de la nuit... Au neuvième jour, quelques heures après avoir passé Samar­cande, lassé de rester enfermé en perma­nence, Arthur descendit à la faveur d’un arrêt. Malheureusement, le train repartit sans lui. À la gare, il prit une chambre d’hôtel avec l’espoir de remonter dans un train le lendemain matin. Mais à son réveil, il n’y avait plus de gare, plus de voie de chemin de fer ; juste un hôtel miteux au milieu de nulle part. Après mûre réflexion, il prit sa décision : puisque, depuis le début du voyage, les rails se dirigeaient vers l’Est, il marchera dans cette direction. À la mi-journée, une voie de chemin de fer se profila à l’horizon. Arthur prit l’initiative très logique de la rejoindre, puis de la suivre. Après deux heures de marche sous un soleil de plomb, il l’atteignit. Mais fal­lait-il prendre vers le Nord ou vers le Sud ? Un éclat de lumière attira notre marcheur vers le Sud.

À la tombée de la nuit, le paysage prit un aspect lunaire. Tout y paraissait blanc ou gris très clair. Le ciel devint très vite d’un noir d’encre avec des étoiles d’une brillance à laquelle Arthur n’était pas habi­tué. De loin en loin, il pouvait apercevoir un cratère. Plus les minutes passaient, plus il avait l’impression d’être sur la Lune. Non qu’il y soit déjà allé, mais ce qu’il voyait ressemblait à une photographie de cet astre prise par les astronautes et publiée dans les magazines et les livres d’astrono­mie. Soudain, au détour d’une colline, une petite gare apparut, seule au milieu de nulle part. Elle n’était séparée de la voie que par un simple quai. Il n’y avait rien au­tour, pas même une trace de véhicule ou de pas. Heureusement pour Arthur, il y avait un restaurant à l’arrière de la bâtisse et un hôtel dans les étages.

Arthur pénétra dans le bâtiment par la salle des pas perdus qu’il trouva déserte. Il erra ensuite dans tout l’édifice où il ne trouva aucun être vivant. Dans la salle de restaurant, un repas était servi à l’une des tables. Une journée de marche avait aigui­sé sa faim au-delà de ce qu’il croyait pos­sible. Attendre un serveur potentiel lui pa­rut impossible devant ce repas chaud et appétissant. Il s’attabla et vida l’assiette de bon appétit. Après le manger : le dor­mir. Mais il n’y avait toujours personne en vue pour lui attribuer une chambre. Quelques minutes d’exploration des étages l’amenèrent devant une porte ouverte. La lumière brillait dans la pièce et éclairait un lit d’apparence bien confortable. Arthur ne put retenir l’envie de se jeter dessus et, à peine allongé, il s’endormit.

Au petit matin, Bain fut réveillé par l’odeur alléchante d’un bon café. En ou­vrant les yeux, il découvrit, trônant sur la table située sous la fenêtre, un plateau supportant cafetière, tasse, sucrier, et as­siette de croissants. Quel plaisir de dévo­rer le contenu de celui-ci en se remémo­rant les petits déjeuners de son enfance ! Car son goût lui rappelait les vacances au bord de mer de sa jeunesse. Après une vi­site plus poussée de l’hôtel, du restaurant et de la gare, il constata encore une fois qu’il était seul. Arthur sortit sur le quai pour découvrir une immensité de sable éclairée par le soleil matinal. À son grand désappointement, il ne vit aucune voie fer­rée. Il fit le tour du bâtiment, creusa le sable par endroits, mais ne trouva rien.

Quand arriva l’heure du déjeuner, Arthur retourna à l’intérieur, mais aucun repas ne l’y attendait. Il prit alors la décision de quitter ce lieu perdu. Dans quelle direction aller ? L’Est, bien sûr ! Il marcha sous un soleil de plomb tout l’après-midi et à la tombée de la nuit, le paysage redevint lu­naire. Au détour d’une dune, une gare lui apparut. Dans la brasserie, un repas était servi. Dans les étages, une chambre était prête. Au petit matin, un petit déjeuner co­pieux était posé sur la table sous la fe­nêtre. Ce ne fut pas une surprise, lorsque, sortant de la gare, Arthur ne trouva que du sable à perte de vue. Cette fois, il ne chercha pas la ligne ferroviaire. Las de marcher inutilement tout le jour, Bain vou­lut vérifier s’il lui était possible de rester là, à attendre un éventuel visiteur. Mais pour cela, il lui fallait des réserves de vic­tuailles. Ses réflexions le menèrent donc vers la cuisine à la recherche du garde­-manger. La pièce était facile à trouver et son inventaire encore plus simple : pas la moindre nourriture. Espérer une visite im­probable revenait donc à regarder la mort venir, terrassé par la faim et la soif.

Encore une fois, Arthur Marcus Bain choi­sit de partir vers l’Est. À midi, exténué par son cheminement dans un sable de plus en plus chaud, il fut heureux de retrouver une voie ferrée suivant approximativement la direction Nord/Sud. Sans réfléchir, il prit vers le Sud... comme tous les jours. Et, au crépuscule, c’est dans un paysage lunaire auquel il ne prêtait plus attention qu’Arthur découvrit la gare au détour d’une dune. Ses pas le menèrent directement au restaurant où il put prendre un repas chaud. Puis, avec le même sentiment de routine, il se dirigea vers les étages. Au petit matin, tel un vieil habitué, il s’assit à la table sous la fenêtre pour y mâchouiller son sempiternel petit déjeuner composé de croissants et de café. Que ne donnerait-il pas pour des tartines beurrées !

...

Combien de jours s’étaient écoulés de­puis qu’il avait quitté ce train, un soir du mois de mai ? Il n’était plus en mesure de dire pourquoi il était descendu de ce wa­gon. La routine ! Voilà la clef de toute l’his­toire ! Arthur en avait marre de la routine. Il voulait de l’exotisme.

...

Arthur Marcus Bain marchait sous ce so­leil accablant depuis le matin. Il avait heu­reusement pu manger et boire copieuse­ment avant de partir, mais la journée se­rait longue. Son monde se résumait désor­mais à peu de choses : un soleil éblouis­sant, un ciel d’un bleu profond et des dunes de sable à l’infini. Trouvera-t-il un jour le repos ? Pourra-t-il enfin rentrer chez lui ?

Cette nouvelle est adaptée d’un poème écrit il y a de nombreuses années :

Gare ! sur la Lune,
Ou dans les dunes
Du grand désert,
Au chemin de fer.
 
Sur cette voie sans fin,
Il n’y a pas de train.
Dans son unique gare,
Si tu veux entrer, gare !
 
Tu pourras y manger.
Tu pourras y coucher.
Attention au matin,
De ta raison la fin
 
Un hôtel désert,
Sans chemin de fer,
Au bord d’une plage,
Avec la mer sage.
 
Si tu veux partir,
Cette histoire finir,
Sous le soleil marche
Toujours sans relâche.
 
Et sous la Lune,
Parmi les dunes
Du grand désert,
Un chemin de fer.