Accueil > Ebooks gratuits > J.-H. Rosny ainé : La leçon ambiguë

J.-H. Rosny ainé : La leçon ambiguë

mardi 12 mars 2024, par Denis Blaizot

Ce conte de presse est paru dans Le Journal du 21 mars 1919 1919 .

— Je ne sais plus, dit Antoine Claireneuve, quel est l’écrivain qui a dit que la beauté est la seule réalité. Autant dire que la sauce est la vraie viande ou que la truffe est la vraie poularde. Encore la sauce et la truffe sont-elles quelque chose do positif ; pour la beauté, il est bien permis de se demander si ce n’est pas une pure fable humaine. Quoi de plus déconcertant, par exemple, que la beauté féminine ? Elle ne représente ni la santé, ni la fécondité, ni la force, ni l’intelligence, ni l’adresse. Une femme tout à la fois morbide, inféconde, faible, niaise, paresseuse, méchante et malhabile peut être fort belle, comme nous le voyons chaque jour. Cette énigme m’a frappé de bonne heure plus intensément qu’elle ne frappe le commun des hommes, à la suite d’une aventure en apparence ridicule, en réalité fort intéressante.

C’était aux rivages de la mer argentine, dans les Basses-Pyrénées. Je passais de longues vacances auprès d’un oncle atrabilaire et généreux, qui me cherchait des querelles d’Allemand, mais bourrait mes poches de louis d’or. Ses invectives glissaient sur ma jeunesse, ses louis satisfaisaient à mes caprices. En sorte que j’aimais le vieux homme plus que je ne le redoutais...

À cette époque, un senhor de Coïmbre loua un château dans le voisinage et s’y installa avec la plus ravissante Lusitanienne qui jamais se mira dans le Minho ou dans le Tage. J’eus la sottise d’en tomber extravagamment amoureux. Comme dom Manoël da Silva et son admirable compagne fréquentaient volontiers le monde, le casino et la plage, je m’arrangeai pour les rencontrer plus souvent qu’à mon tour — et je fis à la senhora une cour très assidue et que je croyais discrète, car la jeunesse vit d’illusions. En fait, mon manège était aussi visible que le Mont Perdu et devait agacer dom Manoël, homme nerveux, susceptible et jaloux. La senhora, vertueuse, mais assez coquette, ne refusa pas plus mes hommages que ceux des autres insectes qui venaient se brûler aux chandelles de ses yeux, si j’ose faire revivre cette métaphore du Grand Siècle.

Ma passion, de grave ne tarda pas à devenir désespérée. Je chargeai une duègne de faire parvenir une lettre à l’étincelante Portugaise. Quelques jours plus tard, je fus abordé dans un chemin creux par une autre duègne, qui me dit ex abrupto :

— On a lu votre lettre. Je vous attendrai ce soir à la poterne nord du parc des Isards. et je vous conduirai. Si vous avez peur, ne venez point : l’expédition sera peut-être dangereuse !

— J’y serai ! répondis-je avec ferveur, sincèrement prêt à risquer le ciseau des Parques.

— Alors, à neuf heures.

Je passai la journée dans un aimable délire, que seule l’impatience rendait par moments désagréable.

À neuf heures, je me trouvai devant la poterne nord. La duègne ne tarda pas à se montrer. Elle me dit d’une voix entrecoupée :

— Je vais vous conduire au pavillon. Je ne sais combien de temps vous y attendrez. Mais gardez-vous de faire la moindre lumière et, par la suite, ne parlez qu’à voix basse.

Un aboi de chien, retentissant comme une cloche, s’éleva. La vieille mit un doigt sur sa bouche :

— Il est enchaîné. Il appartient à cette race des Algarves qui étranglaient sans peine les plus grands loups.

Elle me guidait par une sente, sous les vieux chênes. Des bêtes furtives filaient autour-de nous ; un hibou joignait ses plaintes aux aboiements du chien. Enfin, nous parvînmes au pavillon. La duègne m’installa dans une salle obscure, sur un sofa, et disparut. J’attendis longtemps.

Puis, la porte se rouvrit. Un pas infiniment léger s’entendit dans le silence, — car le chien avait cessé son tapage. On murmura :

— Où êtes-vous ?

— Ici ! fis-je.

Dans les ténèbres, je perçus l’approche de la jeune femme, tant au frissonnement léger des jupes qu’à un parfum délicieux et complexe, plus grisant que la senteur du foin coupé.

Ma main, en se tendant, rencontra un avant-bras satiné, que je couvris de baisers éperdus :

— Que faites-vous ? reprit la voix chuchotante, tandis que le bras cherchait à se dégager.

Je me mis à genoux, balbutiant :

— Je vous aime ! Je vous aime !

Vous connaissez votre code, et je vous fais grâce des paroles, des gestes et d’un dénouement sans intérêt pour vous. Sachez seulement que je passai là-bas les minutes les plus tendres et les plus passionnantes de mon existence.

Soudain, une lueur éblouissante inonda la salle : les cinq lampes du lustre électrique s’allumaient toutes ensemble. Ma compagne poussa un soupir et, avec stupeur, je vis une femme sur le retour, la peau aussi jaune que l’écorce du limon, laide, ridée, dont les petits yeux noirs me considéraient avec un mélange de moquerie et de langueur.

Tandis que je demeurais là, abasourdi, médusé, sidéré, la porte du pavillon, en s’ouvrant au large, laissa voir le senhor Manoël, qui riait sans modération de ma mésaventure :

— Relisez, me dit-il, votre grand La Fontaine.

— Monsieur ! m’écriai-je d’un ton de menace.

— Un duel ! exclama-t-il. Ce serait à la fois trop ridicule pour vous et trop absurde pour moi. Avant vingt-quatre heures, — ou vous n’êtes qu’un sot, — vous reconnaîtrez que ma petite vengeance est légitime... et la leçon profitable.

Je l’ai effectivement reconnu plus tard, — mais pas tout à fait comme il l’entendait. Le ridicule de l’aventure s’est effacé dans mon souvenir ; je n’ai plus vu que la leçon de vie. La beauté, à quoi j’attachais le prix excessif que vous y attachez tous, a passé au deuxième plan dans mes relations avec les femmes. J’ai reconnu qu’il y avait, physiquement, des qualités beaucoup plus savoureuses. Grâce à la vengeance du seigneur portugais, je goûtai des satisfactions que la plupart des hommes ignorent et par conséquent négligent. Ma part de bonheur en fut notablement accrue.

J.-H. Rosny ainé J.-H. Rosny ainé