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J.-H. Rosny ainé : Le wagon rouge
mardi 12 mars 2024, par
Je passe cet été au bord du « fleuve Loire », me conta Octave Verlangue. Le fleuve coule devant ma terrasse et se perd à l’Occident. Il est magnifié par la plus noble mélancolie, il est antique, nonchalant, secret, avec des rives harmonieuses, dessinées par un artiste millénaire : une merveilleuse image de la plus vieille terre de France. J’emporterai, avec son souvenir, un autre souvenir, embaumé du grand mystère de la beauté.
Entre la Loire et ma terrasse passe une ligne de chemin de fer. Elle est modeste, elle ne jette qu’une faible note fausse dans le hautain paysage. L’autre jour, un train vide y a été abandonné, un train rouge sur lequel on lit Cœln, Bromberg, Mainz, Breslau, et des termes germaniques. Ce sont des wagons pris entre des milliers de wagons que nous ont cédés les Boches et dont c’était le destin de stagner à quelques encablures d’une de nos plus nobles et plus vieilles cités.
En tête, un grand wagon, plus rouge que les autres, une cabane de vigie au bout, m’induisait, sans raison, à des songeries.
Je rêvais à ses périples sur la terre teutonique, aux hommes de cette race inconnaissable qui y avaient veillé, peut-être médité et souffert. J’avais le dés.ir de voir de près ce singulier témoin de notre victoire — et j’y cédai enfin, ma tentation encouragée par une brèche dans l’ormille, au fond du jardin.
Le clair d’une lune à peine écornée Semait des cendres blanches, des argentures et des nacres sur Blois endormie, sur la Loire, sur la voie et sur les ramures. Je me trouvai près du train, je m’amusai puérilement à tâter les wagons, à lire et relire les inscriptions allemandes. Il faisait bon vivre. Des tilleuls lançaient à petites volées leur encens dans la brise ; les noctuelles rebondissaient sur leurs ailes laineuses ; une chauve-souris pâturait dans la lueur bleue.
Je parvins auprès du wagon de vigie, et, comme un enfant, j’en gravis les deux marches. Un saisissement m’arrêta. Une forme pâle venait de paraître, une robe flottante, une chevelure en crinière et un visage aussi blanc que les jasmins, où luisaient des yeux turquoise, vastes et impérieux.
Est-ce l’heure, la solitude, l’imprévu,
jamais je n avais eu cet éblouissement de splendeur féminine, et ce flot de sensations évocatrices — ondines, oréades, walkures ; Amphitrité, Freya, Morgane.
— Qui êtes-vous et d’où venez-vous ? fit une voix argentine et menaçante.
— Je viens de là-haut, répondis-je en montrant la terrasse. et je me nomme Maurice.
— Ce n’est pas vrai ! interrompit-elle, vous êtes Chilpéric et vous savez que je suis Frédégonde.
Il me parut vain de la contredire. Je la contemplais avidement. J’eus une fois de plus, et combien profondément, l’impression de cette énigme des énigmes qu’est la beauté féminine. Comme elle domine toute logique et toute norme ! Par quel sortilège la simple vue de quelques nuances et de quelques contours en un éclair évoque-t-elle tout le bonheur terrestre, allume-t-elle toutes les aurores et tous les crépuscules du rêve !
L’énigme était plus inscrutable encore avec celle qui, hors sa grâce, était une pauvre épave sombrée dans la démence. Je n’en ressentais pas moins vivement le luxe émouvant des cheveux, de la chair et des yeux de cette resplendissante créature.
— Écoutez, reprit-elle, après un silence, je sais bien que vous m’aimez. Mais ferez-vous de moi votre femme et la reine de Neustrie ?
Je compris que si je me dérobais à sa fantaisie, elle allait s’irriter et s’enfuir.
J’avais un besoin indicible d’être encore auprès d’elle quelques temps ; je répondis avec douceur :
— II en sera comme vous voudrez !
— Je le savais, dit-elle. mais venez.
il faut que vous me fassiez votre serment devant le fleuve.
Elle me précéda sur le remblai, me fit passer à travers des champs et nous nous trouvâmes sur une manière de terre-plein.
Il dominait le fleuve de telle sorte qu’on semblait avoir peu de pas à faire pour atteindre la rive :
— Les fleuves sont divins ! affirma-t-elle. Et les serments faits devant eux sont plus valables. Jurez que je serai reine.
Elle me regardait d’un tel air, et ses yeux étaient si beaux, que je levai la main et fis le serment qu’elle demandait. Alors, assise au bord du terre-plein, avec un rire charmant et farouche, elle me dit :
— Nous sommes fiancés. venez vous asseoir auprès de moi.
Je m’assis ; la chevelure magnifique coulait sur mon épaule ; je sentais contre moi le corps ravissant de cette femme. Ce fut tout et ce fut extraordinaire. L’amour était en moi comme les étoiles dans le ciel, un amour insondable, innommable, pur et ivre, innocent et voluptueux, un amour aussi lumineux que les étés, un amour fait de toute la poésie de l’homme périssable.
Longtemps, elle demeura en silence, appuyée sur mon bras que j’avais passé autour de sa taille, et sans doute éprouvait-elle un peu de cet immense bonheur qua j’éprouvais moi-même.
À la fin, elle se dressa à demi, elle chuchota avec une candeur féroce :
— Mon chéri, il va falloir étrangler Galswinthe !
J’eus un petit frisson, et dans le même moment des pas s’entendirent, ensemble lourds et feutrés. En me tournant, je vis deux hommes trapus qui s’avançaient vers nous. Je savais déjà d’où ils venaient et qu’il fallait se résigner. Mais, tâchant d’éviter une émotion funeste à « Frédégonde », je lui dis :
— Ne voulez-vous pas que nous retournions au palais ?
Elle accepta d’un signe de tête et moi m’avançant vers les deux hommes, je leur dis à mi-voix :
— Avez-vous une voiture ?
Ils en avaient amené une, qui attendait à un demi-kilomètre du remblai. J’y menai la brillante Frédégonde. Les hommes me permirent de jouer mon rôle, jusqu’à la porte de l’asile. Là, ils réussirent à persuader ma compagne d’entrer et je demeurai là, dans une tristesse démesurée les yeux baignés de larmes.
J.-H. ROSNY AINE.