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Petit-John refait le monde

samedi 2 novembre 2013, par Denis Blaizot

« Bonsoir Nounours ! Demain, Papa m’emmène voir le pédopsychiatre. Pour­quoi ? Je sais pas trop. Je crois que ça a à voir avec l’histoire que j’ai racontée aux copains à propos de Maman. En tout cas, maintenant, y a qu’à toi que je vais parler de tout ça. C’est vrai. Sur La Marelle, j’ai lu des trucs à propos de personnes qui meurent. À chaque fois il est dit qu’elles sont décédées des suites d’une longue et douloureuse maladie… ou des choses comme ça. Maman, non ! Un jour elle était là, le lendemain pfuitt, disparue. Pour les autres, y avait eu des belles cérémonies, et tout et tout. Pour Maman, rien. Elle a simplement cessé d’exister. Alors, ce ma­tin, dans la cour de récré, j’ai raconté aux copains que Maman était partie en voyage… visiter le monde. J’avais pas écrit tout ça dans mon journal parce que ça s’affiche sur ma page de La Marelle. Je l’ai dit aux copains et l’un d’entre eux l’a écrit sur sa page. Ça doit être Pierre. Si j’avais vu qu’il était derrière moi… Parce que Pierre, il veut tout écrire sur La Marelle avant tout le monde… »

Petit-John habite avec son père à Marel­leville, cité et siège social de La Marelle, société propriétaire du réseau social du même nom. Toute la ville appartient à cette entreprise. Tous les habitants en sont les salariés. Jardiniers, ouvriers d’entretien, programmeurs, administrateurs… tous, sans exception, travaillent et vivent pour La Marelle. Marelleville est en quasi autar­cie au large des côtes indonésiennes, moi­tié sur pilotis, moitié flottante. Dans les premiers temps, les salariés ne passaient pas tout leur temps dans les locaux de l’entreprise… mais presque. Ils pouvaient y prendre tous leurs repas, y faire du sport, y voir des spectacles, y voir leur médecin, s’y reposer. Le tout pour être plus dispo­nibles et plus efficaces pour leur travail au sein de l’entreprise star de l’Internet : La Marelle.

Il n’a pas fallu longtemps aux administra­teurs pour comprendre où était l’intérêt de la Société. Il est très vite apparu indispen­sable de proposer à ceux qui le souhai­taient un appartement. La disponibilité des terrains constructibles les obligeait à déplacer leurs locaux. La pression fiscale les incitait à quitter le pays. On ne sait pas qui a eu l’idée d’installer les nouveaux locaux de La Marelle dans les eaux internationales mais, un besoin en amenant un autre, son siège est devenu une ville autonome installée en pleine mer depuis près d’un siècle. On nait à Marelleville, y grandit, travaille, tombe amoureux, se marie, a des enfants, vieillit et meurt. Enfin, presque tout le monde. Car certains, telle la grand-mère de Petit-John, font le choix de quitter la ville au moment de leur départ en retraite.

— Petit-John, hep, Petit-John. Réveille­-toi. Il est l’heure de te lever. Nous avons rendez-vous avec le Dr Anton dans une heure. Si tu traînes, on va être en retard.

— Tant mieux !

— Dis pas ça mon chéri. Il ne faut pas être en retard à un rendez-vous… surtout celui d’aujourd’hui.

— J’suis pas malade. J’ai pas besoin de voir un docteur.

— Tu sais très bien qu’il n’est pas doc­teur en médecine. Allez ! Lève-toi. Ne fais pas ta mauvaise tête. Fais-le pour moi. Fais-le pour Maman.

— Je me lève si tu me fais un câlin… et je veux une glace coco.

— Ce soir, la glace coco… si tu es sage avec le Dr Anton, dit Pierre Mazzin en enla­çant son fils.

Sur ces mots, Petit-John se lève, va faire sa toilette et s’habiller avant de rejoindre son père dans la cuisine pour prendre son petit déjeuner.

— Bonjour, Petit-John. Qu’est-ce qui me vaut le plaisir de ta visite ?

— Tant mieux si ça vous fait plaisir ! Moi, j’serais mieux à l’école avec les co­pains !

— Petit-John ! Soit gentil avec le docteur si tu veux ta glace.

— Laissez-le parler comme il le veut, M. Mazzin. Alors, Petit-John, pourquoi ton père a-t-il voulu qu’on se rencontre au­jourd’hui ?

— Maman est morte. C’est ce que tout le monde dit, mais c’est pas vrai. Elle est partie en voyage.

— Pourtant, d’après La Marelle, elle est décédée l’été dernier.

— Mais les autres, y sont pas morts comme ça.

— Hum. Et à qui en as-tu parlé ?

— Aux copains, à l’école. C’est pour ça que je suis là.

— Ils ne t’ont pas cru ?

— Je sais pas. Mais ça a été répété sur le réseau.

— Et pourquoi ne l’as-tu pas mis toi­-même sur le réseau ?

— Je pouvais pas. C’était un secret.

— Et tu ne pouvais pas en parler à quelqu’un d’autre ?

— J’ai essayé. Papa m’a répondu que, si c’est sur La Marelle, c’est que c’est vrai. Et y veut plus que je parle à Nounours.

— Qui est Nounours ?

— Mon ours en Peluche.

— Bien. Veux-tu attendre ton papa dans la pièce d’à côté ? Tu y trouveras des jouets et un accès au réseau. Il faut que je lui parle.

Petit-John a mangé sa glace coco en écoutant son père lui expliquer qu’il ne fal­lait plus raconter des histoires sur sa mère. Occupé une bonne partie de la matinée par le rendez-vous avec le pédopsychiatre, M. Mazzin a à faire pour finir sa journée de travail. Alors Petit-John va se coucher pour être en forme à l’école demain. Mais comme tous les soirs, il va raconter sa journée à Nounours.

« Bonsoir Nounours ! Comme tu le sais, aujourd’hui, Papa m’a emmené voir le pédo­psychiatre. Pfff ! Encore un qui veut me faire croire que Maman est morte, mais y m’aura pas. Il est convaincu que j’ai admis la chose. Pour les tromper, maintenant, je raconterais les voyages de Caroline. Même Papa ignore que je sais que Maman s’appelle comme ça. Il va croire que j’ai in­venté le personnage et les histoires. Tu vas voir, on va bien s’amuser. »

— Petit John ! D’où sors-tu cette histoire de voyage au Groënland ?

— Ben ! De ma tête pardi ! D’où veux-tu qu’elle sorte ?

— Ne sois pas impertinent, et réponds­-moi honnêtement.

— Mais ! Je ne te mens pas, Papa ! Tu m’as dit d’arrêter de raconter partout que Maman n’était pas morte. C’est ce que j’ai fait.

— Alors pourquoi racontes-tu aujourd’hui qu’elle a visité le Groënland ?

— J’ai rien raconté sur Maman ! Tu veux pas. Alors j’ai décidé de raconter les aven­tures de Caroline.

— Caroline était le prénom de ta mère. Tu le sais bien.

— Ah bon ? Tu veux que je change ?

— Non. C’est bien comme ça.

Tous les jours à partir de cette date, Pe­tit-John raconte une nouvelle aventure de Maman…. Oups ! Caroline. Après un Groën­land verdoyant – détail mis sur le compte d’une interprétation d’enfant – notre conteur en herbe lui fait visiter les ruines d’un New-York submergé par la mer, un Pa­ris transformé en un gigantesque parc d’attractions désert, mal entretenu, aux rues sillonnées par des milliers de drones virevoltant comme autant de mouches sur un cadavre. Après les grandes villes sub­mergées ou abandonnées, vient le tour des forêts. Mais il ne s’agit pas de celles des encyclopédies. Non, Petit-John raconte les voyages de Caroline dans les forêts saha­riennes. Là où, d’après les atlas, on ne de­vrait trouver qu’un immense désert de sable. Ses histoires plaisent à ses amis de La Marelle qui les partagent avec leurs connaissances. Beaucoup n’y voient que les élucubrations d’un enfant débordant d’ima­gination. Quelques-uns commencent à se poser des questions, notamment dans les sphères dirigeantes de la ville. C’est ainsi que ce matin, ce n’est pas le réveil qui sort M. Mazzin du sommeil, mais un coup de téléphone du Directeur en personne qui le prie de le rejoindre dans son bureau.

— Entrez !

— Bonjour, M. le Directeur. Vous m’avez fait demander

— Ah, Mazzin ! Je vous attendais. As­seyez-vous ! Dites-moi ! Qu’est-ce que c’est que ces histoires ? Vous voulez notre perte ?

— Mais non. Bien sûr que non. Mais… je ne comprends pas.

— Ne faites pas l’innocent. Ces histoires que vous publiez en essayant de faire croire que ça sort de l’imagination de votre fils.

— Ah ! Mais elles sont réellement inven­tées par mon fils.

— Billevesées ! Vous ne trouvez pas que ça colle un peu trop à la réalité ?

— La réalité ? Mais ! Il n’a raconté que des histoires qui vont à contresens des souvenirs de voyages que l’on peut lire sur La Marelle.

— C’est d’ailleurs bien joué, mon cher. Oui, vous avez très bien joué en ne racon­tant que les cas les moins crédibles. C’est vrai. Qui pourrait croire que Paris est dé­sert depuis 150 ans ? Ou que le Sahara est maintenant une superbe forêt ? Hein ? Je vous le demande. Mais comment avez-vous su tout ça ?

Ainsi Pierre entre dans le cercle très res­treint des initiés. C’est avec difficulté qu’il convainc M. le Directeur de sa bonne foi. Il lui explique comment son fils en est venu à raconter les aventures de Caroline – alias sa mère. Après deux heures de discussion, il est décidé que M . Mazzin va changer d’affectation dans la société et de lieu de résidence. Maintenant qu’il sait, il doit habi­ter et travailler au cœur de la cité. C’est à la fois une récompense pour son silence et un moyen plus efficace de les avoir à l’œil, lui et Petit-John.

Qu’y a-t-il de particulier dans les his­toires de Petit-John ? Nul ne le saura sans doute jamais. Une chose est certaine : elles ont éveillé la curiosité de nombreux membres de La Marelle. Ils sont de plus en plus nombreux à chercher l’erreur de re­touche dans les photos et les vidéos. Le bruit circule de plus en plus que personne n’est sorti de la ville depuis longtemps, que tous les comptes-rendus de voyage sont faits par des individus qu’on n’a jamais rencontrés physiquement. Jour après jour, mois après mois, le rideau se déchire. Marelleville est le dernier vestige d’un monde mort. Oh ! Ses deux cent mille habitants ne sont pas les derniers humains. Non, mais cette cité est coupée de tout depuis tant d’années que ses habitants ignorent l’histoire récente de l’humanité. Après plus d’un siècle d’isolement, il est difficile de (re)découvrir le monde extérieur. Certains partent dans les traces de Caroline. D’autres souhaitent un repli encore plus marqué de la ville sur elle-même. Quelques-uns reviennent conter sur La Marelle leurs aventures et comment le monde a changé. Et cela change La Marelle.

— Bonjour Maman. Comment vas-tu ?

— Petit-John ? Comment… Pourquoi ? T’ont-ils chassé, toi aussi ?

— Non Maman ! Tu me manquais.. alors je t’ai inventé des aventures. Je les ai ra­contée d’abord à Nounours sous les couver­tures, puis à mes amis sur le réseau. Ils y ont cru. Ils ont été de plus en plus nom­breux à y croire. C’est comme ça qu’on a découvert la vérité.

— Mais comment m’as-tu retrouvée ?

— Puisque mes histoires étaient toutes vraies, elles devaient aussi me dire où tu étais. J’ai donc décidé de visiter tous les lieux que je te faisais arpenter dans mes rêves. Et me voilà.

— Viens ! Je vais te servir de guide.

Parce que Petit-John n’a pas voulu croire au décès de sa mère, il a changé le monde… son monde.