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Expédition nocturne autour de la chambre (2e partie)
samedi 16 novembre 2013, par
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CHAPITRE XXXI,
Après m’être fixé pour l’avenir une règle de conduite prudente, au moyen d’une logique lumineuse comme on l’a vu dans les chapitres précédents, il me restait un point très-important à décider au sujet du voyage que j’allais entreprendre. Ce n’est pas tout en effet, que de se placer en voiture ou à cheval, il faut encore savoir où l’on veut aller. J’étais si fatigué des recherches métaphysiques dont je venais de m’occuper, qu’avant de me décider sur la région du globe à laquelle je donnerais la préférence, je voulus me reposer quelque temps en ne pensant à rien. C’est une manière d’exister qui est aussi de mon invention,et qui m’a souvent été d’un grand avantage ; mais il n’est pas accordé à tout le monde de savoir en user : car s’il est aisé de donner de la profondeur à ses idées en s’occupant fortement d’un sujet, il ne l’est point autant d’arrêter tout à coup sa pensée comme l’on arrête le balancier d’une pendule. Molière a fort mal à propos tourné en ridicule un homme qui s’amusait à faire des ronds dans un puits ; je serais, quant à moi, très-porté à croire que cet homme était un philosophe qui avait le pouvoir de suspendre l’action de son intelligence pour se reposer, opération des plus difficiles que puisse exécuter l’esprit humain, Je sais que les personnes qui ont reçu cette faculté sans l’avoir désirée, et qui ne pensent ordinairement à rien, m’accuseront de plagiat et réclameront la priorité d’invention ; mais l’état d’immobilité intellectuelle dont je veux parler est tout autre que celui dont ils jouissent et dont M. Necker a fait l’apologie [1]. Le mien est toujours volontaire et ne peut être que momentané ; pour en jouir dans toute sa plénitude, je fermai les yeux en m’appuyant des deux mains sur la fenêtre, comme un cavalier fatigué s’appuie sur le pommeau de sa selle, et bientôt le souvenir du passé, le sentiment du présent et la prévoyance de l’avenir s’anéantirent dans mon âme.
Comme ce mode d’existence favorise puissamment l’invasion du sommeil, après une demi-minute de jouissance, je sentis que ma tête tombait sur ma poitrine : j’ouvris à l’instant mes yeux, et mes idées reprirent leur cours ; circonstance qui prouve évidemment que l’espèce de léthargie volontaire dont il s’agit est bien différente du sommeil, puisque je fus éveillé par le sommeil lui-même ; accident qui n’est certainement jamais arrivé à personne.
En élevant mes regards vers le ciel, j’aperçus l’étoile polaire sur le faîte de la maison ; ce qui me parut d’un bien bon augure au moment où j’allais entreprendre un long voyage. Pendant l’intervalle de repos dont je venais de jouir, mon imagination avait repris toute sa force, et mon cœur était prêt à recevoir les plus douces impressions ; tant ce passager anéantissement de la pensée peut augmenter son énergie ! Le fond de chagrin que ma situation précaire dans le monde me faisait sourdement éprouver fut remplacé tout à coup par un sentiment vif d’espérance et de courage ; je me sentis capable d’affronter la vie et tontes les chances d’infortune ou de bonheur qu’elle trahie après elle.
Astre brillant ! m’écriai-je dans l’extase délicieuse qui me ravissait, incompréhensible production de l’éternelle pensée ! toi qui seul, immobile dans les cieux, veilles depuis le jour de la création sur une moitié de la terre ! toi qui diriges le navigateur sur les déserts de l’Océan, et dont un seul regard a souvent rendu l’espoir et la vie au matelot pressé par la tempête ! si jamais, lorsqu’une nuit sereine m’a permis de contempler le ciel, je n’ai manqué de te chercher parmi tes compagnes, assiste-moi, lumière céleste ! Hélas ! la terre m’abandonne : sois aujourd’hui mon conseil et mon guide, apprends-moi quelle est la région du globe çà je dois me fixer !
Pendant cette invocation, l’étoile semblait rayonner plus vivement et se réjouir dans le ciel, en m’invitant à me rapprocher de son influence protectrice.
Je ne crois point aux pressentiments ; mais je crois à une providence divine qui conduit les hommes par des moyens inconnus. Chaque instant de notre existence est une création nouvelle, un acte de la toute-puissante volonté. L’ordre inconstant qui pro. duit les formes toujours nouvelles et les phénomènes Inexplicables des nuages est déterminé pour chaque Instant jusque dans la moindre parcelle d’eau qui les compose : les événements de notre vie ne sauraient avoir d’autre cause, et les attribuer au hasard serait le comble de la folie, Je puis même assurer qu’il m’est quelquefois arrivé d’entrevoir les fils imperceptibles avec lesquels la Providence fait agir les plus grands hommes comme des marionnettes, tandis qu’ils s’imaginent conduire le monde ; un petit mouvement d’orgueil qu’elle leur souffle dans le cœur suffit pour faire périr des armées entières, et pour retourner une nation sens dessus dessous. Quoi qu’il en soit, je croyais si fermement à la réalité de l’invitation que j’avais reçue de l’étoile polaire, que mon parti fut pris à l’instant même d’aller vers le nord ; et, quoique je n’eusse dans ces régions éloignées aucun point de préférence ni aucun but déterminé, lorsque je partis de Turin le jour suivant, je sortis par la porte Palais, qui est au nord de la vile, persuadé que l’étoile polaire ne m’abandonnerait pas.
CHAPITRE XXXII.
J’en étais là de mon voyage, lorsque je fus obligé de descendre précipitamment de cheval. Je n’aurais pas tenu compte de cette particularité, si je ne devais en conscience instruire les personnes qui voudraient adopter cette manière de voyager des petits inconvénients qu’elle présente, après leur en avoir exposé les immenses avantages.
Les fenêtres, en général, n’ayant pas été primitivement inventées pour la nouvelle destination que je leur ai donnée, les architectes qui les construisent négligent de leur donner la forme commode et arrondie d’une selle anglaise.. Le lecteur intelligent comprendra, je l’espère, sans autre explication, la cause douloureuse qui me força de faire une halte. Je descendis assez péniblement, et je ils quelques tours à pied dans la longueur de ma chambre pour me dégourdir, en réfléchissant sur le mélange de peines et de plaisirs dont la vie est parsemée, ainsi que sur l’espèce de fatalité qui rend les hommes esclaves des circonstances les plus insignifiantes. Après quoi, je m’empressai de remonter à cheval, muni d’un coussin d’édredon : ce que je n’aurais pas osé faire quelques jours auparavant, de crainte d’être hué par la cavalerie ; mais, ayant rencontré la veille aux portes de Turin un parti de cosaques qui arrivaient sur de semblables coussins des bords des Palus-Méotides et de la mer Caspienne, je crus, sans déroger aux lois de l’équitation, que je respecta beaucoup, pouvoir adopter le même usage.
Délivré de la sensation désagréable que j’ai laissé deviner, je pus m’occuper sans inquiétude de mon plan de voyage.
Une des difficultés qui me tracassaient le plus, parce qu’elle tenait à ma conscience, était de savoir si je faisais bien ou mal d’abandonner ma patrie, dont la moitié m’avait elle-même abandonné [2]. Une semblable démarche me semblait trop importante pour m’y décider légèrement. En réfléchissant sur ce mot de patrie, je m’aperçus que je n’en avais pas une idée bien claire. « Ma patrie ? En quoi consiste la patrie ? Serait-ce un assemblage de maisons, de champs, de rivières ? Je ne saurais le croire. C’est peut-être ma famille, mes amis qui constituent ma patrie ? mais ils l’ont déjà quittée. Ah ! M’y voilà, c’est le gouvernement ? mais il est changé. Bon Dieu ! où donc est ma patrie ? » Je passai la main sur mon front dans un état d’inquiétude inexprimable. L’amour de la patrie est tellement énergique ! Les regrets que réprouvais moi-même à la seule pensée d’abandonner la mienne, m’en prouvaient si bien la réalité, que je serais resté à cheval toute ma via plutôt que de désemparer avant d’avoir coulé à fond cette difficulté.
Je vis bientôt que l’amour de la patrie dépend de plusieurs éléments réunis, c’est-à-dire de la longue habitude que prend l’homme, depuis son enfance, des individus, de la localité et du gouvernement. Il ne s’agissait plus que d’examiner en quoi ces trois bases contribuent, chacune pour sa part, à constituer la patrie.
L’attachement à nos compatriotes, en général, dépend du gouvernement, et n’est autre chose que le sentiment de la force et du bonheur qu’il nous donne en commun ; car le véritable attachement se borne à la famille et à un petit nombre d’individus dont nous sommes environnés immédiatement. Tout ce qui rompt l’habitude ou la facilité de se rencontrer rend les hommes ennemis : une chaîne de montagnes forme de part et d’autre des ultramontains qui ne s’aiment pas ; les habitants de la rive droite d’un fleuve se croient fort supérieurs à ceux de la rive gauche, et ceux-ci se moquent à leur tour de leurs voisins. Cette disposition se remarque jusque dans les grandes villes partagées par un fleuve, malgré les ponts qui réunissent ses bords. La différence du langage éloigne bien davantage encore les hommes du même gouvernement : enfin la famille elle-même, dans laquelle réside notre véritable affection, est souvent dispersée dans la patrie ; elle change continuellement dans la forme et dans le nombre ; en outre, elle peut être transportée. Ce n’est donc ni dans nos compatriotes ni dans notre famille que réside absolument l’amour do la patrie.
La localité contribue pour le moins autant à l’attachement que nous portons à notre pays natal. Il se présente à ce sujet une question fort intéressante : on a remarqué de tout temps que lus montagnards sont, de tous les peuples, ceux qui sont le plus attachés à leur pays, et que les peuples nomades habitent en général les grandes plaines. Quelle peut être la cause de cette différence dans l’attachement de ces peuples à la localité ? Si je ne me trompe, la voici : dans les montagnes la patrie a une physionomie ; dans les plaines, elle n’en a point. C’est une femme sans visage qu’on ne saurait aimer, malgré toutes ses bonnes qualités. Que reste-t-il, en effet, de sa patrie locale à l’habitant d’un village de bois, lorsque après le passage de l’ennemi le village est brêlé et les arbres coupés ? Le malheureux cherche en vain, dans la ligne uniforme de l’horizon, quelque objet connu qui puisse lui donner des souvenirs : il n’en existe aucun. Chaque point de l’espace lui présente le même aspect et le même intérêt. Cet homme est nomade par le fait, à moins que l’habitude du gouvernement ne le retienne ; mais son habitation sera ci ou là, n’importe ; sa patrie est partout où le gouvernement a et ! action : il n’aura qu’une demi-patrie. Le montagnard s’attache aux objets qu’il a sous les yeux depuis son enfance, et qui ont des formes visibles et indestructibles : de tous les points de la vallée, il voit et recoupait son champ sur le penchant de la côte. Le bruit du torrent qui bouillonne entre les rochers n’est jamais interrompu ; le sente qui conduit au village se détourne auprès d’un bloc immuable de granit. Il voit en songe le contour des montagnes qui est peint dans son cœur, comme, après avoir regardé longtemps les vitraux d’une fenêtre, on les voit encore en fermant les yeux : le tableau gravé dans sa mémoire fait partie de lui-même et ne s’efface jamais. Enfin, les souvenirs eux-mêmes se rattachent à la localité ; mais il faut qu’elle ait des objets dont l’origine soit ignorée, et dont on ne puisse prévoir la fin. Les anciens édifices, les vieux ponts, tout ce qui porte le caractère de grandeur et de longue durée remplace en partie les montagnes dans l’affection des localités : cependant les monuments de la nature ont plus de puissance sur le cœur. Pour donner à Rome un surnom digne d’elle, les orgueilleux Romains l’appelèrent la ville aux sept collines. L’habitude prise ne peut jamais être détruite. L e montagnard, à l’âge mûr, ne s’affectionne plus aux localités d’une grande ville, et l’habitant des villes ne saurait devenir un montagnard. De là vient peut-être qu’un des plus grands écrivains de nos jours, qui a peint avec génie les déserts de l’Amérique, a trouvé tes Alpes mesquines, et le mont Diane considérablement trop petit.
La part du gouvernement est évidente : il est la première base de la patrie. C’est lui qui produit l’attachement réciproque des hommes, et qui rend plus énergique celui qu’ils portent naturellement à la entité ; lui seul, par des souvenirs de bonheur ou de gloire, peut les attacher au sol qui les a vus naître.
Le gouvernement est-il bon ? la patrie est dans toute sa force ; devient-il vicieux ? la patrie est malade ; change-t-il ? elle meurt. C’est alors une nouvelle patrie, et chacun est le maître de l’adopter ou d’en choisir une autre.
Lorsque toute la population d’Athènes quitta cette ville sur la foi de Thémistocle, les Athéniens abandonnèrent-ils leur patrie, où l’emportèrent-ils avec eux sur leurs vaisseaux ?
Lorsque Coriolan...
Bon Dieu ! dans quelle discussion me suis-je engagé ! j’oublie que je suis à cheval sur ma fenêtre.
CHAPITRE XXXIII.
J’avais une vieille parente de beaucoup d’esprit, dont la conversation était des plus intéressantes ; mais sa mémoire, à la fois inconstante et fertile, la faisait passer souvent d’épisodes en épisodes, et de digressions en digressions, au point qu’elle était obligée d’implorer le secours de ses auditeurs : « Que voulais-je donc vous raconter ? » disait-elle, et souvent aussi ses auditeurs l’avaient oublié, ce qui jetait toute la société dans un embarras inexprimable. Or, l’on a pu remarquer que le même accident m’ai’ rive souvent dans mes narrations, et je dois convenir en effet que le plan et l’ordre de mon voyage sont exactement calqués sur l’ordre et le plan des conversations de ma tante ; mais je ne demande main-forte à personne, parce que je me suis aperçu que mon sujet revient de lui-même, et au moment où je m’y attends le moins.
CHAPITRE XXXIV.
Les personnes qui n’approuveront pas ma dissertation sur la patrie doivent litre prévenues que, depuis quelque temps, le sommeil s’emparait de moi, malgré les efforts que je faisais pour le combattre. Cependant je ne suis pas bien sûr maintenant si je m’endormis alors tout de bon, et si les choses extraordinaires que je vais raconter furent l’effet d’un tee ou d’une vision surnaturelle.
Je vis descendre du ciel un nuage brillant qui s’approchait de moi peu à peu, et qui recouvrait, comme d’un voile transparent, une jeune personne de vingt-deux à vingt-trois ans. Je chercherais vainement des expressions pour décrire le sentiment que son aspect me lit éprouver. Sa physionomie, rayonnante de bonté et de bienveillance, avait le charme des illusions de la jeunesse, et était douce comme les rêves de l’avenir ; son regard, son paisible sourire, tous ses traits, enfin, réalisaient à mes yeux l’être idéal que cherchait mon cœur depuis si longtemps, et que j’avais désespéré de rencontrer jamais.
Tandis que je la contemplais dans une extase délicieuse, je vis briller l’étoile polaire entre les boucles de sa chevelure noire, que soulevait le vent du nord, et au même instant des paroles consolatrices se firent entendra. Que dis-je ? des paroles ! c’était l’expression mystérieuse de la pensée céleste qui dévoilait l’avenir à mon intelligence, tandis que mes sens étaient enchaînés par le sommeil ; c’était une communication prophétique de l’astre favorable que je venais d’invoquer, et dont je vais tacher d’exprimer le sens dans une langue humaine.
« Ta confiance en moi ne sera point trompée, disait une voix dont le timbre ressemblait au son des harpes éoliennes. Regarde, voici la campagne que « je t’ai réservée ; voici le bien auquel aspirent vainement les hommes qui pensent que le bonheur s est un calcul, et qui demandent à la terre ce qu’en ne peut obtenir que du ciel. » A ces mots, le météore rentra dans la profondeur des cieux, l’aérienne divinité se perdit dans les brumes de l’horizon ; mais, en s’éloignant, elle jeta sur moi des regards qui remplirent mon cœur de confiance et d’espoir.
Aussitôt, brûlant de la suivre, je piquai des deux de toute ma force ; et, comme j’avais oublié de mettre des éperons, je frappai du talon droit contre l’angle d’une tuile avec tant de violence que la douleur me réveilla en sursaut.
CHAPITRE XXXV.
Cet accident fut d’un avantage réel pour la partie géologique de mon voyage, parce qu’il me donna l’occasion de connaître exactement la hauteur de ma chambre au-dessus des couches d’alluvion qui forment le sol sur lequel est bâtie la ville de Turin.
Mon cœur palpitait fortement, et je venais d’en compter trois battements et demi depuis l’instant où j’avais piqué mon cheval, lorsque j’entendis le bruit de ma pantoufle qui était tombée dans la rue, ce qui, calcul fait du temps que mettent les corps graves dans leur chute accélérée, et de celui qu’a-nient employé les ondulations sonores de l’air pour venir de la rue à mon oreille, détermine la hauteur de ma fenêtre à quatre-vingt-quatorze pieds trois lignes et neuf dixièmes de ligne depuis le niveau du pavé de Turin, en supposant que mon cœur agité par le rêve battait cent vingt fois par minute, ce qui ne peut être très-éloigné de la vérité. Ce n’est que sous le rapport de la science qu’après avoir parlé de la pantoufle intéressante de ma belle voisine rai osé faire mention de la mienne : aussi je préviens que ce chapitre n’est absolument fait que four les savants.
CHAPITRE XXXVI.
La brillante vision dont je venais de jouir me fit sentir plus vivement, à mon réveil, toute l’horreur de l’isolement dans lequel je me trouvais. Je promenai mes regards autour de moi, et je ne vis plus que des toits et des cheminées. Hélas ! suspendu au cinquième étage entre le ciel et la terre, environné d’un océan de regrets, de désirs et d’inquiétudes, je ne tenais plus à l’existence que par une lueur incertaine d’espoir : appui fantastique dont j’avais éprouvé trop souvent la fragilité. Le doute rentra bientôt dans mon cœur encore tout meurtri des mécomptes de la vie, et je crus fermement que l’étoile polaire s’était moquée de moi. Injuste et coupable défiance, dont l’astre m’a puni par dix ans d’attente ! Oh ! si j’avais pu prévoir alors que toutes ces promesses seraient accomplies, et que je retrouverais un jour sur la terre l’être adoré dont je n’avais fait qu’entrevoir l’image dans le ciel ! Chère Sophie, si j’avais su que mon bonheur surpasserait toutes mes espérances !... Mais il ne faut pas anticiper sur les événements : je reviens à mon sujet, ne voulant pas intervertir l’ordre méthodique et sévère auquel je me suis assujetti dans la rédaction de mon voyage.
CHAPITRE XXXVII.
L’horloge du clocher de Saint-Philippe sonna lentement minuit. Je comptai l’un après l’autre chaque tintement de la cloche, et le dernier m’arracha un soupir. « Voilà donc, me dis-je, un jour qui vient de se détacher de ma vie ; et, quoique les vibrations décroissantes du son de l’airain frémissent encore à mon oreille, la partie de mon voyage qui a précédé minuit est déjà tout aussi loin de moi que le voyage d’Ulysse ou celui de Jason. Dans cet abîme du passé, les instants et les siècles ont « la même longueur ; et l’avenir a-t-il plus de réalité ? » Ce sont deux néants entre lesquels je me trouve en équilibre comme sur le tranchant d’une lame. En vérité, le temps me paraît quelque chose de si inconcevable, que je serais tenté de croire qu’il n’existe réellement pas, et que ce qu’on nomme ainsi n’est autre chose qu’une punition de la pensée.
Je me réjouissais d’avoir trouvé cette définition du temps, aussi ténébreuse que le temps lui-même, lorsqu’une autre horloge sonna minuit, ce qui me donna un sentiment désagréable. Il me reste toujours un fonds d’humeur lorsque je me suis inutilement occupé d’un problème insoluble, et je trouvai fort déplacé ce second avertissement de la cloche à un philosophe comme moi. Mais j’éprouvai décidément un véritable dépit quelques secondes après, lorsque j’entendis de loin une troisième cloche, celle du couvent des Capucins, situé sur l’autre rive du Pô, sonner encore minuit, comme par malice.
Lorsque ma tante appelait une ancienne femme de chambre, un peu revêche, qu’elle affectionnait cependant beaucoup, elle ne se contentait pas, dans son impatience, de sonner une fois, mais elle tirait sans relâche le cordon de la sonnette jusqu’à ce que la suivante parût. « Arrivez donc, mademoiselle Branchet ! » Et celle-ci, fâchée de se voir presser ainsi, venait tout doucement, et répondait avec beaucoup d’aigreur, avant d’entrer au salon : « On « y va, madame, on y va. » Tel fut aussi le sentiment d’humeur que j’éprouvai lorsque j’entendis la cloche indiscrète des Capucins sonner minuit pouf la troisième fois. « Je le sais, m’écriai-je en étendant les mains du côté de l’horloge ; oui, je le sais, je sais qu’il est minuit : je ne le sais que trop. »
C’est, il n’en faut pas douter, par un conseil insidieux de l’esprit malin que les hommes ont chargé cette heure de diviser leurs jours. Renfermés dans leurs habitations, ils dorment ou s’amusent, tandis qu’elle coupe un des fils de leur existence : le lendemain ils se lèvent gaiement, sans se douter le moins du monde qu’ils ont un jour de plus. En vain la voix prophétique de l’airain leur annonce l’approche de l’éternité, en vain elle leur répète tristement chaque heure qui vient de s’écouler ; ils n’entendent rien, ou, s’ils entendent, ils ne comprennent pas. Ô minuit !... heure terrible !... Je ne suis pas superstitieux, mais cette heure m’inspira ton-loura une espèce de crainte, et j’ai le pressentiment que, si jamais je venais à mourir, ce serait à minuit. Je mourrai donc un jour ? Comment ! je mourrai ? moi qui parle, moi qui me sens et qui me touche, je pourrais mourir ? J’ai quelque peine à le croire : car enfin, que les autres meurent, rien n’est plus naturel : on voit cela tous les jours : on les voit passer, on s’y habitue ; mais mourir soi-même ! mourir en personne ! c’est un peu fort. Et vous, messieurs, qui prenez ces réflexions pour du galimatias, apprenez que telle est la manière de penser de tout le monde, et la vôtre à vous-même. Personne ne songe qu’il doit mourir. S’il existait une race d’hommes immortels, l’idée de la mort les effrayerait plus que nous.
Il y a là-dedans quelque chose que je ne m’explique pas. Comment se fait-il que les hommes, sans cesse agités par l’espérance et par les chimères de l’avenir, s’inquiètent si peu de ce que cet avenir leur offre de certain et d’inévitable ? Ne serait-ce point la nature bienfaisante elle-même qui nous aurai donné cette heureuse insouciance, afin que nous puissions remplir en paix notre destinée ? Je crois en effet que l’on peut être fort honnête homme sans ajouter aux maux réels de la vie cette tournure d’esprit qui porte aux réflexions lugubres, et sans se troubler l’imagination par de noirs fantômes. Enfin, je pense qu’il faut se permettre de rire, ou du moins de sourire, toutes les fois que l’occasion innocente s’en présente.
Ainsi finit la méditation que m’avait inspirée l’horloge de Saint-Philippe. Je l’aurais poussée plus loin, s’il ne m’était survenu quelque scrupule sur la sévérité de la morale que je venais d’établir. Mais, ne voulant pas approfondir ce doute, je sifflai l’air des Folies d’Espagne, qui a la propriété de changer le cours de mes idées lorsqu’elles s’acheminent mal. L’effet en fut si prompt, que je terminai sur-le-champ ma promenade à cheval.
CHAPITRE XXXVIII.
Avant de rentrer dans ma chambre, je jetai un coup d’œil sur la ville et la campagne sombre de Turin, que j’allais quitter peut-être pour toujours, et je leur adressai mes derniers adieux. Jamais la nuit ne m’avait paru si belle ; jamais le spectacle que j’avais sous les yeux ne m’avait intéressé si vivement. Après avoir salué la montagne et le temple de Supergue, je pris congé des tours, des clochers, de tous les objets connus que je n’aurais jamais cru pouvoir regretter avec tant de force, et de l’air et du ciel, et du fleuve dont le sourd murmure semblait répondre à mes adieux. Oh ! si je savais peindre le sentiment, tendre et cruel à la fois, qui remplissait mon cœur, et tous les souvenirs de la plus belle moitié de ma vie écoulée, qui se pressaient autour de moi, comme des farfadets, pour me retenir à Turin ! Mais, hélas ! les souvenirs du bonheur passé sont les rides de l’âme ! Lorsqu’on est malheureux, il faut les chasser de sa pensée comme des fantômes moqueurs qui viennent insulter à notre situation présente : il vaut mille fois mieux alors s’abandonner aux illusions trompeuses de l’espérance, et surtout il faut faire bonne mine à mauvais jeu et se bien garder de mettre personne dans la confidence de ses malheurs. J’ai remarqué, dans les voyages ordinaires que j’ai faits parmi les hommes, qu’à force d’être malheureux on finit par devenir ridicule. Dans ces moments affreux, rien n’est plus convenable que la nouvelle manière de voyager dont on vient de lire la description. J’en fis alors une expérience décisive : non-seulement je parvins à oublier le passé, mais encore à prendre bravement mon parti sur mes peines présentes. Le temps les emportera, me dis-je pour me consoler ; il prend tout, et n’oublie rien en passant ; et soit que nous voulions l’arrêter, soit que nous le poussions, comme on dit, avec l’épaule, nos efforts sont également vains et ne changent rien à son cours invariable. Quoique je m’inquiète en général très-peu de sa rapidité, il est telle circonstance, telle filiation d’idées qui me la rappellent d’une manière frappante. C’est lorsque les hommes se taisent, lorsque le démon du bruit est muet au milieu de son temple, au milieu d’une ville endormie, c’est alors que le temps élève sa voix et se fait entendre à mon aine. Le silence et l’obscurité deviennent ses interprètes, et me dévoilent sa marche mystérieuse ; ce n’est plus un être de raison que ne peut saisir ma pensée, mes sens eux-mêmes l’aperçoivent. Je le vois dans le ciel qui chasse devant lui les étoiles vers l’occident. Le voilà qui pousse les fleuves à la mer, et qui roule avec les brouillards le long de la colline... J’écoute les vents gémissent sons l’effort de ses ailes rapides, et la cloche lointaine frémit à son terrible passage.
« Profitons, profitons de sa course, m’écriai-je. Je veux employer utilement les instants qu’il va m’enlever. »— Voulant tirer parti de cette bonne résolution, à l’instant mémo je me penchai en avant pour m’élancer courageusement dans la carrière, en faisant avec la langue un certain claquement qui fut destiné de tout temps à pousser les chevaux, mais qu’il est impossible d’écrire selon les règles de l’orthographe :
gh ! gh ! gh !
et je terminai mon excursion à cheval par une galopade.
CHAPITRE XXXIX.
Je soulevais mon pied droit pour descendre, lorsque je me sentis frapper assez rudement sur l’épaule. Dire que je ne fus point effrayé de cet accident serait trahir la vérité ; et c’est ici l’occasion de faire observer au lecteur et de lui prouver, sans trop de vanité, combien il serait difficile à tout autre qu’à moi d’exécuter un semblable voyage. En supposant an nouveau voyageur mille fois plus de moyens et de talents pour l’observation que je n’en puis avoir, pourrait-il se flatter de rencontrer des aventures aussi singulières, aussi nombreuses que celles qui me sont arrivées dans l’espace de quatre heures, et qui tiennent évidemment à ma destinée ? Si quelqu’un en doute, qu’il essaye de deviner qui m’avait frappé ?
Dans le premier moment de mon trouble, ne réfléchissant pas à la situation dans laquelle je me trouvais, je crus que mon cheval avait rué ou qu’il m’avait cogné contre un arbre. Dieu sait combien d’idées funestes se présentèrent à moi pendant le court espace de temps que je mis à tourner la tête pour regarder dans ma chambre. Je vis alors, comme il arrive souvent dans les choses qui paraissent le plus extraordinaires, que la cause de ma surprise était toute naturelle. La même bouffée de vent qui, dans le commencement de mon voyage, avait ouvert ma fenêtre et fermé ma porte en passant, et dont une partie s’était glissée entre les rideaux de mon lit, rentrait alors dans ma chambre avec fracas. Elle ouvrit brusquement la porte et sortit par la fenêtre, en poussant le vitrage contre mon épaule, ce qui me causa la surprise dont je viens de parler.
On se rappellera que c’était à l’invitation que m’avait apportée ce coup de vent que j’avais quitté mon lit. La secousse que je venais de recevoir était bien évidemment une invitation d’y rentrer, à laquelle je me crus obligé de me rendre.
Il est beau, sans doute, d’être ainsi dans une relation familière avec la nuit, le ciel et les météores, et de savoir tirer parti de leur influence. Ah ! les relations qu’on est forcé d’avoir avec les hommes sont bien plus dangereuses ! Combien de fois n’ai-je pas été la dupe de ma confiance en ces messieurs ! J’en disais même ici quelque chose dans une note que j’ai supprimée, parce qu’elle s’est trouvée plus longue que le texte entier, ce qui aurait altéré les justes proportions de mon voyage, dont le petit volume est le plus grand mérite.
[1] Sur le bonheur des sots, 1785, in-18.
[2] L’auteur servait en Piémont, lorsque la Savoie, où il est né, fut réunie à la France.