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Voyage autour de ma chambre (1e partie)
vendredi 15 novembre 2013, par
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CHAPITRE PREMIER.
Qu’il est glorieux d’ouvrir une nouvelle carrière, et de paraître tout à coup dans le monde savant, un livre de découvertes à la main, comme une comète inattendue étincelle dans l’espace !
Non, je ne tiendrai plus mon livre in petto ; le voilà, messieurs, lisez. J’ai entrepris et exécuté un voyage de quarante-deux jours autour de ma chambre. Les observations intéressantes que j’ai faites, et le plaisir continuel que j’ai éprouvé le long du chemin, me faisaient désirer de le rendre public ; la certitude d’être utile m’y a décidé. Mon cœur éprouve une satisfaction inexprimable lorsque je pense au nombre infini de malheureux auquel j’offre une ressource assurée contre l’ennui, et un adoucissement aux maux qu’ils endurent. Le plaisir qu’on trouve à voyager dans sa chambre est à l’abri de la jalousie inquiète des hommes ; il est indépendant de la fortune.
Est-il en effet d’être assez malheureux, assez abandonné, pour n’avoir pas de réduit où il puisse se retirer et se cacher à tout le monde ? Voilà tous les apprêts du voyage, je suis sûr que tout homme sensé adoptera mon système, de quelque caractère qu’il puisse être, et quel que soit son tempérament ; qu’il soit avare ou prodigue, riche ou pauvre, jeune ou vieux, né sous la zone torride ou près du pôle, il peut voyager comme moi ; enfin, dans l’immense famille des hommes qui fourmillent sur la surface de la terre. il n’en est pas un seul, — non, pas un seul (j’entends de ceux qui habitent des chambres) qui puisse, après avoir lu ce livre, refuser son approbation à la nouvelle manière de voyager que j’introduis dans le monde.
CHAPITRE II.
Je pourrais commencer l’éloge de mon voyage par dire qu’il ne m’a rien coûté ; cet article mérite attention. Le voilà d’abord prôné, fêté par les gens d’une fortune médiocre ; il est une autre classe d’hommes auprès de laquelle il est encore plus sûr d’un heureux succès, par cette même raison qu’il ne coûte rien. — Auprès de qui donc ? Eh quoi ! vous le demandez ? C’est auprès des gens riches. D’ailleurs, de quelle ressource cette manière de voyager n’est-elle pas pour les malades ! il n’auront point à craindre l’intempérie de l’air et des saisons. — Pour les poltrons, ils seront à l’abri des voleurs ; ils ne rencontreront ni précipices ni fondrières. Des milliers de personnes qui avant moi n’avaient point osé, d’autres qui n’avaient pu, d’autres enfin qui n’avaient pas songé à voyager, vont s’y résoudre à mon exemple. L’être le plus indolent hésiterait-il à se mettre en route avec moi pour se procurer un plaisir qui ne lui coutera ni peine ni argent ? — Courage donc, partons. — Suivez-moi, vous tous qu’une mortification de l’amour, une négligence de l’amitié, retiennent dans votre appartement, loin de la petitesse et de la perfidie des hommes. Que tous les malheureux, les malades et les ennuyés de l’univers me suivent ! — Que tous les paresseux se lèvent en masse ! Et vous qui roulez dans votre esprit des projets sinistres de reforme ou de retraite pour quelque infidélité ; vous qui, dans un boudoir, renoncez au monde pour la vie ; aimables anachorètes d’une soirée, venez aussi : quittez, croyez-moi, ces noires idées ; vous perdez un instant pour le plaisir sans en gagner un pour la sagesse : daignez m’accompagner dans mon voyage ; nous marcherons à petites journées, en riant, le long du chemin, des voyageurs qui ont vu Rome et Paris ; — aucun obstacle ne pourra nous arrêter ; et, nous livrant gaiement à notre imagination, nous la suivrons partout où il lui plaira de nous conduire.
CHAPITRE III.
Il y a tant de personnes curieuses dans le monde ! — Je suis persuadé qu’on voudrait savoir pourquoi mon voyage autour de ma chambre a duré quarante-deux jours au lieu de quarante-trois, ou de tout autre espace de temps ; mais comment l’apprendrais-je au lecteur, puisque je l’ignore moi-même ? Tout ce que je puis assurer, c’est que, si l’ouvrage est trop long à son gré, il n’a pas dépendu de moi de le rendre plus court ; toute vanité de voyageur à part, je me serais contenté d’un chapitre. J’étais, il est vrai, dans ma chambre, avec tout le plaisir et l’agrément possible, mais, hélas ! je n’étais pas le maître d’en sortir à ma volonté ; je crois même que sans l’entremise de certaines personnes puissantes qui s’intéressaient à moi, et pour lesquelles ma reconnaissance n’est pas éteinte, j’aurais eu tout le temps de mettre un in-folio au jour, tant les protecteurs qui me faisait voyager dans ma chambre étaient disposés en ma faveur !
Et cependant, lecteur raisonnable, voyez combien ces hommes avaient tort, et saisissez bien, si vous le pouvez, la logique que je vais vous exposer.
Est-il rien de plus naturel et de plus juste que de se couper la gorge avec quelqu’un qui vous marche sur le pied par inadvertance, ou bien qui laisse échapper quelque terme piquant dans un moment de dépit, dont votre imprudence est la cause, ou bien enfin qui a le malheur de plaire à votre maîtresse ?
On va dans un pré, et là, comme Nicole faisait avec le Bourgeois Gentilhomme, on essaye de tirer carte lorsqu’il pare tierce ; et, pour que la vengeance soit sûre et complète, on lui présente sa poitrine découverte, et on court risque de se faire tuer par son ennemi pour se venger de lui. — On voit que rien n’est plus conséquent, et toutefois on trouve des gens qui désapprouvent cette louable coutume ! Mais ce qui est aussi conséquent que tout le reste, c’est que ces mêmes personnes qui la désapprouvent et qui veulent qu’on la regarde comme une faute grave, traiteraient encore plus mal celui qui refuserait de la commettre. Plus d’un malheureux, pour se conformer à leur avis, a perdu sa réputation et son emploi ; en sorte que lorsqu’on a le malheur d’avoir ce qu’on appelle une affaire, on ne ferait pas mal de tirer au sort pour savoir si on doit la finir suivant les lois ou suivant l’usage, et comme les lois et l’usage sont contradictoires, les juges pourraient aussi jouer leur sentence aux dés. — Et probablement aussi c’est à une décision de ce genre qu’il faut recourir pour expliquer pourquoi et comment mon voyage a duré quarante-deux jours juste.
CHAPITRE IV
Ma chambre est située sous le quarante-cinquième degré de latitude, selon les mesures du père Beccaria ; sa direction est du levant au couchant ; elle forme un carré long qui a trente-six pas de tour, en rasant la muraille de bien près. Mon voyage en contiendra cependant davantage ; car je la traverserai souvent en long et en large, ou bien diagonalement, sans suivre de règle ni de méthode. — Je ferai même des zigzags, et je parcourrai toutes les lignes possibles en géométrie si le besoin l’exige. Je n’aime pas les gens qui sont si fort les maitres de leurs pas et de leurs idées, qui disent : « Aujourd’hui je feras trois visites, j’écrirai quatre lettres, je finirai cet ourage que j’ai commencé. » — Mon âme est tellement ouverte à toutes sortes d’idées, de gouts et de sentiments ; elle reçoit si avidement tout ce qui se présente !... — Et pourquoi refuserait-elle les jouissances qui sont éparses sur le chemin difficile de la vie ? Elles sont si rares, si clair-semées, qu’il faudrait être fou pour ne pas s’arrêter, se détourner même de son chemin, pour cueillir toutes celles qui sont à notre portée. Il n’en est pas de plus attrayante, selon moi, que de suivre ses idées à la piste, comme le chasseur poursuit la gibier, sans affecter de tenir aucune route. Aussi, lorsque je voyage dans ma chambre, je parcours rarement une ligne droite : je vais de ma table vers un tableau qui est placé dans un coin ; de là je pars obliquement pour aller à la porte ; mais, quoique en partant mon intention soit bien de m’y rendre, si je rencontre mon fauteuil en chemin, je ne fais pas de façon, et je m’y arrange tout de suite. — C’est un excellent meuble qu’un fauteuil ; il est surtout de la dernière utilité pour tout homme méditatif. Dans les longues soirées d’hiver, il est quelquefois doux et toujours prudent de s’y étendre mollement, loin du fracas des assemblées nombreuses. — Un bon feu, des livres, des plumes ; que de ressources contre l’ennui ! Et quel plaisir encore d’oublier ses livres et ses plumes pour tisonner son feu, en se livrant à quelque douce méditation, ou en arrangeant quelques rimes pour égayer ses amis ! Les heures glissent alors sur vous, et tombent en silence dans l’éternité, sans vous faire sentir leur triste passage.
CHAPITRE V.
Après mon fauteuil, en marchant vers le nord, on découvre mon lit, qui est placé au fond de ma chambre, et qui forme la plus agréable perspective. Il est situé de la manière la plus heureuse : les premiers rayons du soleil viennent se jouer dans mes rideaux. — Je les vois, dans les beaux jours d’été, s’avancer le long de la muraille blanche, à mesure que le soleil s’élève : les ormes qui sont devant ma fenêtre les divisent de mille manières, et les font balancer sur mon lit, couleur de rose et blanc, qui répand de tous côtés une teinte charmante par leur réflexion. — J’entends le gazouillement confus des hirondelles qui se sont emparées du toit de la maison, et des autres oiseaux qui habitent les ormes : alors mille idées riantes occupent mon esprit ; et, dans l’univers entier, personne n’a un réveil aussi agréable, aussi paisible que le mien. J’avoue que j’aime à jouir de ces doux instants, et que je prolonge toujours, autant qu’il est possible, le plaisir que je trouve à méditer dans la douce chaleur de mon lit. — Est il un théâtre qui prête plus à l’imagination, qui réveille de plus tendres idées, que le meuble où je m’oublie quelquefois ? — Lecteur modeste, ne vous effrayez point ; mais ne pourrais-je donc parler du bonheur d’un amant qui serre pour la première fois dans ses bras une épouse vertueuse ? plaisir ineffable, que mon mauvais destin me condamne à ne jamais goûter ! N’est-ce pas dans un lit qu’une mère, ivre de joie à la naissance d’un fils, oublie ses douleurs ? C’est là que les plaisirs fantastiques, fruits de l’imagination et de l’espérance, viennent nous agiter. — Enfin, c’est dans ce meuble délicieux que nous oublions, pendant une moitié de la vie, les chagrins de l’autre moitié. Mais quelle foule de pensées agréables et tristes se pressent à la fois dans mon cerveau ! Mélange étonnant de situations terribles et délicieuses ! Un lit nous voit naître et nous voit mourir ; c’est le théâtre variable où le genre humain joue tour à tour des drames intéressants, des farces risibles et des tragédies épouvantables. — C’est un berceau garni de fleurs ;— c’est le trône de l’amour ;— c’est un sépulcre.
CHAPITRE VI.
Ce chapitre n’est absolument que pour les métaphysiciens. Il va jeter le plus grand jour sur la nature de l’homme : c’est le prisme avec lequel on pourra analyser et décomposer les facultés de l’homme, en séparant la puissance animale des rayons purs de l’intelligence. Il me serait impossible d’expliquer comment et pourquoi je me brûlai les doigts aux premiers pas que je fis en commençant mon voyage, sans expliquer, dans le plus grand détail, au lecteur, mon système de l’âme et de la bête. — Cette découverte métaphysique influe d’ailleurs tellement sur mes idées et sur mes actions, qu’il serait très-difficile de comprendre ce livre, si je n’en donnais la clef au commencement. Je me suis aperçu, par diverses observations, que l’homme est composé d’une âme et d’une bête. — Ces deux êtres sont absolument distincts, mais tellement emboités l’un dans l’autre, ou l’un sur l’autre qu’il faut que l’âme ait une certaine supériorité sur la bête pour être en état d’en faire la distinction Je tiens d’un vieux professeur (c’est du plus loin qu’il me souvienne) que Platon appelait la matière l’autre. C’est fort bien ; mais j’aimerais mieux donner ce nom par excellence à la bête qui est jointe à notre âme. C’est réellement cette substance qui est l’autre, et qui nous lutine d’une manière si étrange. On s’aperçoit bien en gros que l’homme est double ; mais c’est, dit-on, parce qu’il est composé d’une âme et d’un corps ; et l’on accuse ce corps de je ne sais combien de choses, mais bien mal à propos assurément, puisqu’il est aussi incapable de sentir que de penser. C’est à la bête qu’il faut s’en prendre, à cet être sensible, parfaitement distinct de l’âme, véritable individu, qui a son existence séparée, ses goûts, ses inclinations, sa volonté, et qui n’est au-dessus des autres animaux que parce qu’il est mieux élevé et pourvu d’organes plus parfaits.
Messieurs et mesdames, soyez fiers de votre intelligence tant qu’il vous plaira ; mais défiez-vous beaucoup de l’autre,. surtout quand vous êtes ensemble !
J’ai fait je ne sais combien d’expériences sur l’union de ces deux créatures hétérogènes. Par exemple, j’ai reconnu clairement que l’âme peut se faire obéir par la bête, et que, par un fâcheux retour, celle-ci oblige très-souvent l’âme d’agir contre son gré. Dans les règles, l’une a le pouvoir législatif, et l’autre le pouvoir exécutif ; mais ces deux pouvoirs se contrarient souvent. — Le grand art d’un homme de génie est de savoir bien élever sa bête, afin qu’elle puisse aller seule, tandis que l’âme, délivrée de cette pénible accointance, peut s’élever jusqu’au ciel.
Mais il faut éclaircir ceci par un exemple.
Lorsque vous lisez un livre, monsieur, et qu’une idée plus agréable entre tout à coup dans votre imagination, votre âme s’y attache tout de suite et oublie le livre, tandis que vos yeux suivent machinalement les mots et les lignes ; vous achevez la page sans la comprendre et sans vous souvenir de ce que vous avez lu. — Cela vient de ce que votre âme, ayant ordonné à sa compagne de lui faire la lecture, ne l’a point avertie de la petite absence qu’elle allait faire ; en sorte que l’autre continuait la lecture que votre âme n’écoutait plus.
CHAPITRE VII.
Cela ne vous parait-il pas clair ? voici un autre exemple :
Un jour de l’été passé, je m’acheminai pour aller à la cour. J’avais peint toute la matinée, et mon âme, se plaisant à méditer sur la peinture, laissa le soin à la bête de me transporter au palais du roi.
Que la peinture est un art sublime ! pensait mon âme ; heureux celui que le spectacle de la nature a touché, qui n’est pas obligé de faire des tableaux pour vivre, qui ne peint pas uniquement par passe-temps, mais qui, frappé de la majesté d’une belle physionomie et des jeux admirables de la lumière qui se fond en mille teintes sur le visage humain, tâche d’approcher dans ses ouvrages des effets sublimes de la nature ! Heureux encore le peintre que l’amour du paysage entraîne dans des promenades solitaires, qui sait exprimer sur la toile le sentiment de tristesse que lui inspire un bois sombre ou une campagne déserte ! Ses productions imitent et reproduisent la nature : il crée des mers nouvelles et de noires cavernes inconnues au soleil : à son ordre, de verts bocages sortent du néant, l’azur du ciel se réfléchit dans ses tableaux ; il cannait l’art de troubler les airs et de faire mugir les tempêtes. D’autres fois il offre à l’œil du spectateur enchanté les campagnes délicieuses de l’antique Sicile : on voit des nymphes éperdues fuyant, à travers les roseaux, la poursuite d’un satyre ; des temples d’une architecture majestueuse élèvent leur front superbe par-dessus la foret sacrée qui les entoure : l’imagination se perd dans les routes silencieuses de ce pays idéal ; des lointains bleuâtres se confondent avec le ciel, et le paysage entier, se répétant dans les eaux d’un fleuve tranquille, forme un spectacle qu’aucune langue ne peut décrire. — Pendant que mon âme faisait ces réflexions, l’autre allait son train, et Dieu sait où elle allait !— Au lieu de se rendre à la cour, comme elle en avait reçu l’ordre, elle dériva tellement sur la gauche, qu’au moment où mon âme la rattrapa, elle était à la porte de madame de Hautcastel, à un demi-mille du palais royal.
Je laisse à penser au lecteur ce qui serait arrivé si elle était entrée toute seule chez une aussi belle dame.
CHAPITRE VIII.
S’il est utile et agréable d’avoir une âme dégagée de la matière au point de la faire voyager toute seule lorsqu’on le juge à propos, cette faculté a aussi ses inconvénients. C’est à elle, par exemple, que je dois la brûlure dont j’ai parlé dans les chapitres précédents. — Je donne ordinairement à ma bête le soin des apprêts de mon déjeuner ; c’est elle qui fait griller mon pain et le coupe en tranches. Elle fait à merveille le café, et le prend même très-souvent sans que mon âme s’en mêle, à moins que celle-ci ne s’amuse à la voir travailler ; mais cela est rare et très-difficile à exécuter : car il est aisé, lorsqu’on fait quelque opération mécanique, de penser à toute autre chose ; mais il est extrêmement difficile de se regarder agir, pour ainsi dire ; — ou, pour m’expliquer suivant mon système, d’employer son âme à examiner la marche de sa bête, et de la voir travailler sans y prendre part. — . Voilà le plus étonnant tour de force métaphysique que l’homme puisse exécuter.
J’avais couché mes pincettes sur la braise pour faire griller mon pain ; et, quelque temps après, tandis que mon âme voyageait, voilà qu’une souche enflammée roule sur le foyer : — ma pauvre hâte porta la main aux pincettes, et je me brûlai les doigts.
CHAPITRE IX.
J’espère avoir suffisamment développé mes idées dans les chapitres précédents pour donner à penser au lecteur, et pour le mettre à même de faire des découvertes dans cette brillante carrière : il ne pourra qu’être satisfait de lui, s’il parvient un jour à savoir faire voyager son âme toute seule ; les plaisirs que cette faculté lui procurera balanceront de reste les quiproquo qui pourront en résulter. Est-il une jouissance plus flatteuse que celle d’étendre ainsi son existence, d’occuper à la fois la terre et les cieux, et de doubler, pour ainsi dire, son être ? — Le désir éternel et jamais satisfait de l’homme n’est-il pas d’augmenter sa puissance et ses facultés, de vouloir être où il n’est pas, de rappeler le passé et de vivre dans l’avenir ? — Il veut commander aux armées, présider aux académies ; il veut être adoré des belles, et, s’il possède tout cela, il regrette alors les champs et la tranquillité, et porte envie à la cabane des bergers : ses projets, ses espérances échouent sans cesse contre les malheurs réels attachés à la nature humaine ; il ne saurait trouver le bonheur. Un quart d’heure de voyage avec moi lui en montrera le chemin.
Eh que ne laisse-t-il à l’autre ces misérables soins, cette ambition qui le tourmente ? - Viens, pauvre malheureux ! fais un effort pour rompre ta prison, et, du haut du ciel où je vais te conduire, du milieu des orbes célestes et de l’empyrée, — regarde la bête, lancée dans le monde, courir toute seule la carrière de la fortune et des honneurs ; vois avec quelle gravité elle marche parmi les hommes : la foule s’écarte avec respect, et, crois-moi, personne ne s’apercevra qu’elle est toute seule ; c’est le moindre souci de la cohue au milieu de laquelle elle se promène, de savoir si elle a une âme ou non, si elle pense ou non. — Mille femmes sentimentales l’aimeront à la fureur sans s’en apercevoir ; elle peut même s’élever, sans le secours de ton âme, à la plus haute faveur et à la plus grande fortune. — Enfin, je ne m’étonnerais nullement si, à notre retour tie l’empyrée, ton âme, en rentrant chez elle, se trouvait dans la hâte d’un grand seigneur.
CHAPITRE X.
Qu’on n’aille pas croire qu’au lieu de tenir ma parole en donnant la description de mon voyage autour de ma chambre, je bats la campagne pour me tirer d’affaire : on se tromperait fort, car mon voyage continue réellement ; et pendant que mon âme, se repliant sur elle-même, parcourait, dans le chapitre précédent, les détours tortueux de la métaphysique, — j’étais dans mon fauteuil, sur lequel je m’étais renversé, de manière que ses deux pieds antérieurs étaient élevés à deux pouces de terre ; et tout en me balançant à droite et à gauche, et gagnant du terrain, j’étais insensiblement parvenu tout prés de la muraille. — C’est la manière dont je voyage lorsque je ne suis pas pressé. — Là ma main s’était emparée machinalement du portrait de madame de Hautcastel, et l’autre s’amusait à ôter la poussière qui le couvrait. — Cette occupation lui donnait un plaisir tranquille, et ce plaisir se faisait sentir à mon âme, quoiqu’elle fut perdue dans les vastes plaines du ciel ; car il est bon d’observer que, lorsque l’esprit voyage ainsi dans l’espace, il tient toujours aux sens par je ne sais quel lien secret ; en sorte que, sans se déranger de ses occupations, il peut prendre part aux jouissances paisibles de l’autre ; mais si ce plaisir augmente à un certain point, ou si elle est frappée par quelque spectacle inattendu, l’âme aussitôt reprend sa place avec la vitesse de l’éclair.
C’est ce qui m’arriva tandis que je nettoyais le portrait
À mesure que le linge enlevait la poussière et faisait paraître des boucles de cheveux blonds, et la guirlande de roses dont ils sont couronnés, mon âme, depuis le soleil où elle s’était transportée, sentit un léger frémissement de cœur, et partagea sympathiquement la jouissance de mon cœur. Cette jouissance devint moins confuse et plus vive lorsque le linge, d’un seul coup, découvrit le front éclatant de cette charmante physionomie ; mon âme fut sur le point de quitter les cieux pour jouir du spectacle. Mais se fût-elle trouvée dans les Champs-Élysées, eût-elle assisté à un concert de chérubins, elle n’y serait pas demeurée une demi-seconde, lorsque sa compagne, prenant toujours plus d’intérêt à son ouvrage, s’avisa de saisir une éponge mouillée qu’on lui présentait et de la passer tout à coup sur les sourcils et les yeux, — sur le nez, — sur les joues, — sur cette bouche ; — ah ! Dieu ! le cœur me bat : — sur le menton, sur le sein : ce fut l’affaire d’un moment ; toute la figure parut renaître et sortir du néant. — Mon âme se précipita du ciel comme une étoile tombante ; elle trouva l’autre dans une extase ravissante, et parvint à l’augmenter en la partageant. Cette situation singulière et imprévue fit disparaître le temps et l’espace pour moi. — J’existai pour un instant dans le passé, et je rajeunis contre l’ordre de la nature. — Oui, la voilà, cette femme adorée, c’est elle-même, je ta vois qui sourit ; elle va parler pour dire qu’elle m’aime. — Quel regard ! viens, que je te serre contre mon cœur, âme de ma vie, ma seconde existence ! — viens partager mon ivresse et mon bonheur ! — Ce moment fut court, mais il fut ravissant : la froide raison reprit bientôt son empire, et, dans l’espace d’un clin d’œil, je vieillis d’une année entière : — mon cœur devint froid, glacé, et je me trouvai de niveau avec la foule des indifférents qui pèsent sur le globe.
CHAPITRE XI.
Il ne faut pas anticiper sur les évènements ; l’empressement de communiquer au lecteur mon système de l’âme et de l’hôte m’a fait abandonner la description de mon lit plus tôt que je ne devais ; lorsque je l’aurai terminée, je reprendrai mon voyage à l’endroit où je l’ai interrompu dans le chapitre précédent. — Je vous prie seulement de vous ressouvenir que nous avons laissé la moitié de moi-même, tenant le portrait de madame de Hautcastel, tout près de la muraille, à quatre pas de mon bureau. J’avais oublié, en parlant de mon lit, de conseiller à tout homme qui le pourra d’avoir un lit de couleur rose et blanc : il est certain que les couleurs influent sur nous au point de nous égayer ou de nous attrister suivant leurs nuances. — Le rose e t le blanc sont deux couleurs consacrées au plaisir e t à la félicité. — La nature, en les donnant à la rose, lui a donné la couronne de l’empire de Flore ; et lorsque le ciel veut annoncer une belle journée au monde, il colore les nues de cette teinte charmante au lever du soleil.
Un jour nous montions avec peine le long d’un sentier rapide : l’aimable Rosalie était en avant ; son agilité lui donnait des ailes : nous ne pouvions la suivre. — Tout à coup, arrivée au sommet d’un tertre, elle se tourna vers nous pour reprendre haleine, et sourit à notre lenteur. — Jamais peut être les deux couleurs dont je fais l’éloge n’avaient ainsi triomphé. — Ses joues enflammées, ses lèvres de corail, ses dents brillantes, son cou d’albâtre, sur un fond de verdure, frappèrent tous les regards. Il fallut nous arrêter pour la contempler : je ne dis rien de ses yeux bleus, ni du regard qu’elle jeta sur nous, parce que je sortirais de mon sujet, et que d’ailleurs je n’y pense jamais que le moins qu’il m’est possible. Il me suffit d’avoir donné le plus bel exemple imaginable de la supériorité de ces deux couleurs sur toutes les autres, et de leur influence sur le bonheur des hommes.
Je n’irai pas plus avant aujourd’hui. Quel sujet pourrais-je traiter qui ne fût insipide ? Quelle idée n’est pas effacée par cette idée ? — Je ne sais mémo quand je pourrai me remettre à l’ouvrage. — Si je le continue, et que le lecteur désire en voir la fin, qu’il s’adresse à l’ange distributeur des pensées, et qu’il le prie de ne plus miter l’image de ce tertre parmi la foule de pensées décousues qu’il me jette à tout instant.
Sans cette précaution, c’en est fait de mon voyage.
CHAPITRE XII.
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.............................le tertre ............................
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CHAPITRE XIII.
Les efforts sont vains ; il faut remettre la partie et séjourner ici malgré moi : c’est une étape militaire.
CHAPITRE XIV.
J’ai dit que j’aimais singulièrement à méditer dans la douce chaleur de mon lit, et que sa couleur agréable contribue beaucoup au plaisir que j’y trouve.
Pour me procurer ce plaisir, mon domestique a reçu l’ordre d’entrer dans ma chambre une demi-heure avant celle où j’ai résolu de me lever. Je l’entends marcher légèrement et tripoter dans ma chambre avec discrétion, et ce bruit me donne l’agrément de me sentir sommeiller : plaisir délicat et inconnu de bien des gens.
On est assez éveillé pour s’apercevoir qu’on ne l’est pas tout à fait et pour calculer confusément que l’heure des affaires et des ennuis est encore dans le sablier du temps. Insensiblement mon homme devient plus bruyant ; il est si difficile de se contraindre ! d’ailleurs, il sait que l’heure fatale s’approche. — Il regarde à ma montre, et fait sonner les breloques pour m’avertir ; mais je fais la sourde oreille ; et pour allonger encore cette heure charmante, il n’est sorte de chicane que je ne fasse à ce pauvre malheureux. J’ai cent ordres préliminaires à lui donner pour gagner du temps. Il sait fort bien que ces ordres, que je lui donne d’assez mauvaise humeur, ne sont que des prétextes pour rester au lit sans paraître le désirer. Il ne fait par semblant de s’en apercevoir, et je lui en suis vraiment reconnaissant.
Enfin, lorsque j’ai épuisé toutes mes ressources, il s’avance au milieu de la chambre, et se plante là, les bras croisés, dans la plus parfaite immobilité.
On m’avouera qu’il n’est pas possible de désapprouver ma pensée avec plus d’esprit et de discrétion : aussi je ne résiste jamais à cette invitation tacite ; j’étends les bras pour lui témoigner que j’ai compris, et me voilà assis.
Si le lecteur réfléchit sur la conduite de mon domestique, il pourra se convaincre que, dans certaines affaires délicates, du genre de celle-ci, la simplicité et le bon sens valent infiniment mieux que l’esprit le plus adroit. J’ose assurer que le discours le plus étudié sur les inconvénients de la parole ne me déciderait pas à sortir aussi promptement de mon lit que le reproche muet de M. Joannetti.
C’est un parfait honnête homme que M. Joannetti, et en même temps celui de tous les hommes qui convenait le plus à un voyageur comme moi. Il est accoutumé aux fréquents voyages de mon âme, et ne rit jamais des inconséquences de l’autre ; il la dirige même quelquefois lorsqu’elle est seule ; en sorte qu’on pourrait dire alors qu’elle est conduite par deux âmes ; lorsqu’elle s’habille, par exemple, il m’avertit par un signe qu’elle est sur le point de mettre ses bas à l’envers, ou son habit avant sa veste. — Mon âme s’est souvent amusée à voir le pauvre Joannetti courir après la folle sous les berceaux de la citadelle, pour l’avertir qu’elle avait oublié son chapeau ; — une autre fois son mouchoir.
Un jour (l’avouerai-je ?) sans ce fidèle domestique qui la rattrapa au bas de l’escalier, l’étourdie s’acheminait vers la cour sans épée, aussi hardiment que le grand maître des cérémonies portant l’auguste baguette.
CHAPITRE XV.
« Tiens, Joannetti, lui dis-je, raccroche ce portrait. » — Il m’avait aidé à le nettoyer, et ne se doutait non plus de tout ce qui a produit le chapitre du portrait que de ce qui se passe dans la lune. C’était lui qui de son propre mouvement m’avait présenté l’éponge mouillée, et qui, par cette démarche, en apparence indifférente, avait fait parcourir à mon âme cent millions de lieues en un instant. Au lieu de le remettre à sa place, il le tenait pour l’essuyer à son tour. — Une difficulté, un problème à résoudre, lui donnait un air de curiosité que je remarquai.
— « Voyons, lui dis-je, que trouves-tu à redire à ce portrait ?
— Oh ! rien,monsieur.
— Mais encore ?
Il le posa debout sur une des tablettes de mon bureau ; puis, s’éloignant de quelques pas : je voudrais, dit-il, que monsieur m’expliquât pourquoi ce portrait me regarde toujours, quel que soit l’endroit de la chambre où je me trouve. Le matin, lorsque je fais le lit, sa figure se tourne vers moi, et si je vais à la fenêtre, elle me regarde encore et me suit des yeux en chemin.
— En sorte, Joannetti, lui dis-je, que si la chambre était pleine de monde, cette belle dame lorgnerait de tout coté et tout le monde à la fois ?
— Oh ! oui, monsieur.
— Elle sourirait aux allants et aux venants tout comme à moi ?
Joannetti ne répondit rien.
— Je m’étendis dans mon fauteuil, et, baissant la tête, je me livrai aux méditations les plus sérieuses. — Quel trait de lumière ! Pauvre amant ! tandis que tu te morfonds loin de ta maîtresse, auprès de laquelle tu es peut-être déjà remplacé, tandis que tu fixes avidement tes yeux sur son portrait et que tu t’imagines (au moins en peinture) être le seul regardé, la perfide effigie, aussi infidèle que l’original, porte ses regards sur tout ce qui l’entoure, et sourit à tout le monde.
Voilà une ressemblance morale entre certains portraits et leur modèle, qu’aucun philosophe, aucun peintre, aucun observateur n’avait encore aperçue.
Je marche de découvertes en découvertes.
CHAPITRE XVI.
Joannetti était toujours dans la même attitude en attendant l’explication qu’il m’avait demandée. Je sortis la tête des plis de mon habit de voyage, où je l’avais enfoncée pour méditer à mon aise et pour me remettre des tristes réflexions que je venais de faire. —Ne vois-tu pas, Joannetti, lui dis-je après un moment de silence, et tournant mon fauteuil de son côté, ne vois-tu pas qu’un tableau étant une surface plane, les rayons de lumière qui partent de chaque point de cette surface... ? "Joannetti, à cette explication, ouvrit tellement les yeux, qu’il en laissait voir la prunelle tout entière ; il avait en outre la bouche entr’ouverte : ces deux mouvements dans la ligure humaine annoncent, selon le fameux Le Brun, le dernier période de l’étonnement. C’était ma bête, sans doute, qui avait entrepris une semblable dissertation ; mon âme savait de reste que Joannetti ignore complètement ce que c’est qu’une surface plane, et encore plus ce que sont des rayons de lumière : la prodigieuse dilatation de ses paupières m’ayant fait rentrer en moi-même, je me remis la tête dans le collet de mon habit de voyage et je l’y enfonçai tellement, que je parvins à la cacher presque tout entière.
Je résolus de diner en cet endroit : la matinée était fort avancée, et un pas de plus dans ma chambre aurait porté mon diner à la nuit. Je me glissai jusqu’au bord de mon fauteuil, et, mettant les deux pieds sur la cheminée, j’attendis patiemment le repas. — C’est une attitude délicieuse que celle-là : il serait, je crois, bien difficile d’en trouver une autre qui réunit autant d’avantages, et qui fût aussi commode pour les séjours inévitables dans un long voyage.
Rosine, ma chienne fidèle, ne manque jamais de venir alors tirailler les basques de mon habit de voyage, pour que je la prenne sur moi ; elle y trouve un lit tout arrangé et fort commode, au sommet de l’angle que forment les deux parties de mon corps : un V consonne représente à merveille ma situation. Rosine s’élance sur moi, si je ne la prends pas assez tôt à son gré. Je la trouve souvent là sans savoir comment elle y est venue. Mes mains s’arrangent d’elles-mêmes de la manière la plus favorable à son bien-être, soit qu’il y ait une sympathie entre cette aimable bête et la mienne, soit que le hasard seul en décide ; — mais je ne crois point au hasard, à ce triste système, — à ce mot qui ne signifie rien. — Je croirais plutôt au magnétisme ; — je croirais plutôt au martinisme. — Non, je n’y croirai jamais.
Il y a une telle réalité dans les rapports qui existent entre ces deux animaux, que, lorsque je mets les deux pieds sur la cheminée, par pure distraction, lorsque l’heure du diner est encore éloignée, et que je ne pense nullement à prendre l’étape, toutefois, Rosine, présente à ce mouvement, trahit le plaisir qu’elle éprouve en remuant légèrement la queue ; la discrétion la retient à sa place, et l’autre, qui s’en aperçoit, lui en sait gré : quoique incapables de raisonner sur la cause qui le produit, il s’établit ainsi entre elles un dialogue muet, un rapport de sensation très-agréable, et qui ne saurait absolument être attribué au hasard,
CHAPITRE XVII.
Qu’on ne me reproche pas d’être prolixe dans les détails ; c’est la manière des voyageurs. Lorsqu’on part pour monter sur le Mont-Blanc, lorsqu’on va visiter la large ouverture du tombeau d’Empédocle, on ne manque jamais de décrire exactement les moindres circonstances : le nombre des personnes, celui des mulets, la qualité des provisions, l’excellent appétit des voyageurs, tout enfin, jusqu’aux faux pas des montures, est soigneusement enregistré dans le journal, pour l’instruction de l’univers sédentaire. Sur ce principe, j’ai résolu de parler de ma chère Rosine, aimable animal que j’aime d’une véritable affection, et de lui consacrer un chapitre tout entier.
Depuis six ans que nous vivons ensemble, il n’y a pas eu le moindre refroidissement entre nous ; ou, s’il s’est élevé entre elle et moi quelques petites altercations, j’avoue de bonne foi que le plus grand tort a toujours été de mon côté, et que Rosine a toujours fait les premiers pas vers la réconciliation.
Le soir, lorsqu’elle a été grondée, elle se retire tristement et sans murmurer : le lendemain, à la pointe du jour, elle est auprès de mon lit, dans une attitude respectueuse ; et, au moindre mouvement de son maître, au moindre signe de réveil, elle annonce sa présence par les battements précipités de la queue sur ma table de nuit.
Et pourquoi refuserais-je mon affection à cet are caressant qui n’a jamais cessé de m’aimer depuis l’époque où nous avons commencé de vivre ensemble ? Ma mémoire ne suffirait pas à faire l’énumération des personnes qui se sont intéressées à moi et qui m’ont oublié. J’ai eu quelques amis, plusieurs maîtresses, une foule de liaisons, encore plus de connaissances ; — et maintenant je ne suis plus rien pour tout ce monde, qui a oublié jusqu’à mon nom.
Que de protestations, que d’offres de services ! Je pouvais compter sur leur fortune, sur une amitié éternelle et sans réserve !
Ma chère Rosine, qui ne m’a point offert de services, me rend le plus grand service qu’on puisse rendre à l’humanité : elle m’aimait jadis, et m’aime encore aujourd’hui. Aussi, je ne crains point de le dire, je l’aime avec une portion du même sentiment que j’accorde à mes amis.
Qu’on en dise ce qu’on voudra.
CHAPITRE XVIII.
Nous avons laissé Joannetti dans l’attitude de l’étonnement, immobile devant moi, attendant la fin de la sublime explication que j’avais commencée.
Lorsqu’il me vit enfoncer tout à coup la tète dans ma robe de chambre, et finir ainsi mon explication, il ne douta pas un instant que je ne fusse resté court faute de bonnes raisons, et de m’avoir, par conséquent, terrassé par la difficulté qu’il m’avait proposée.
Malgré la supériorité qu’il en acquérait sur moi, il ne sentit pas le moindre mouvement d’orgueil, et ne chercha point à profiter de son avantage. — Après un petit moment de silence, il prit le portrait, le remit à sa place, et se retira légèrement sur la pointe du pied. — Il sentait bien que sa présence était une espèce d’humiliation pour moi, et sa délicatesse lui suggéra de se retirer sans m’en laisser apercevoir. — Sa conduite, dans cette occasion, m’intéressa vivement, et le plaça toujours plus avant dans mon cœur. Il aura sans doute une place dans celui du lecteur ; et s’il en est quelqu’un assez insensible pour la lui refuser après avoir lu le chapitre suivant, le ciel lui a sans doute donné un cœur de marbre.
CHAPITRE XIX.
« Morbleu ! lui dis-je un jour, c’est pour la troisième fois que je vous ordonne de m’acheter une brosse ! Quelle tête ! quel animal ! » II ne répondit pas un mot : il n’avait rien répondu la veille à une pareille incartade. « Il est si exact ! » disais-je ; je n’y concevais rien.— « Allez chercher un linge « pour nettoyer mes souliers, » lui dis-je en colère. Pendant qu’il allait, je me repentais de l’avoir ainsi brusqué. Mon courroux passa tout à fait lorsque je vis le soin avec lequel il tâchait d’ôter la poussière de mes souliers sans toucher à mes bas : j’appuyai ma main sur lui en signe de réconciliation.— "Quoi ! « dis-je alors en moi-même, il y a donc des hommes « qui décrottent les souliers des autres pour de Par« gent ? » Ce mot d’argent fut un trait de lumière qui vint m’éclairer. Je me ressouvins tout à coup qu’il y avait longtemps que je n’en avais point donné à mon domestique. — « Joannetti, lui dis-je en retirant mon pied, avez-vous de l’argent ? » Un demi-sourire de justification parut sur ses lèvres à cette demande. — « Non, monsieur ; il y a huit jours que je n’ai pas un sou ; j’ai dépensé tout ce qui m’appartenait pour vos petites emplettes. — Et la brosse ? C’est sans doute pour cela ? » Il sourit encore. Il aurait pu dire à son maitre : « Non, je ne suis point une tête vide, un animal, comme vous avez eu la cruauté de le dire à votre fidèle serviteur. Payez-moi 23 livres 10 sous 4 deniers que vous me devez, et je vous achèterai votre brosse. » Il se laissa maltraiter injustement plutôt que d’exposer son maître à rougir de sa colère.
Que le ciel le bénisse ! Philosophes chrétiens ! avez-vous lu ?
« Tiens, Joannetti, tiens, lui dis-je, cours acheter la brosse. » — Mais, monsieur, voulez-vous rester a ainsi avec un soulier blanc et l’autre noir ?
« - Va, te dis-je, acheter la brosse ; laisse, laisse cette poussière sur mon soulier, » — II sortit ; je pris le linge et je nettoyai délicieusement mon soulier gauche, sur lequel je laissai tomber une larme de repentir.
CHAPITRE XX
Les murs de ma chambre sont garnis d’estampes et de tableaux qui l’embellissent singulièrement. Je voudrais de tout mon cœur les faire examiner au lecteur les uns après les autres, pour l’amuser et le distraire le long du chemin que nous devons encore parcourir pour arriver à mon bureau ; mais il est aussi impossible d’expliquer clairement un tableau que de faire un portrait ressemblant d’après une description.
Quelle émotion n’éprouverait-il pas, par exemple, en contemplant la première estampe qui se présente aux regards ! — Il y verrait la malheureuse Charlotte, essuyant lentement et d’une main tremblante les pistolets d’Albert. — De noirs pressentiments et toutes les angoisses de l’amour sans espoir et sans consolation sont empreints sur sa physionomie, tandis que le froid Albert, entouré de sacs de procès et de vieux papiers de toute espèce, se tourne froidement pour souhaiter un bon voyage à son ami. Combien de fois n’ai-je pas été tenté de briser la glace qui couvre cette estampe, pour arracher cet Albert de sa table, pour le mettre en pièces, le fouler aux pieds ! Mais il restera toujours trop d’Alberta en ce monde. Quel est l’homme sensible qui n’a pas le sien, avec lequel il est obligé de vivre, et contre lequel les épanchements de l’âme, les douces émotions du cœur et les élans de l’imagination vont se briser comme les flots sur les rochers ? Heureux celui qui trouve un ami dont le cœur et l’esprit lui conviennent ; un ami qui s’unisse à lui par une conformité de gouts, de sentiments et de connaissances ; un ami qui ne soit pas tourmenté par l’ambition ou l’intérêt ; — qui préfère l’ombre d’un arbre à la pompe d’une cour ! — Heureux celui qui possède un ami !
CHAPITRE XXI.
J’en avais un : la mort me l’a été ; elle l’a saisi au commencement de sa carrière, au moment où son amitié était devenue un besoin pressant pour mon cœur. — Nous nous soutenions mutuellement dans les travaux pénibles de la guerre ; nous n’avions qu’une pipe à nous deux ; nous buvions dans la même coupe ; nous couchions sous la même toile, et, dans les circonstances malheureuses où nous sommes, l’endroit où nous vivions ensemble était pour nous une nouvelle patrie : je l’ai vu en butte à tous les périls de la guerre, et d’une guerre désastreuse. — La mort semblait nous épargner l’un pour l’autre : elle épuisa mille fois ses traits autour de lui sans l’atteindre ; mais c’était pour me rendre sa perte plus sensible. Le tumulte des armes, l’enthousiasme qui s’empare de l’âme à l’aspect du danger, auraient peut-être empêché ses cris d’aller jusqu’à mon cœur. Sa mort eût été utile à son pays et funeste aux ennemis : — je l’aurais moins regretté. — Mais le perdre au milieu des délices d’un quartier d’hiver ! le voir expirer dans mes bras au moment où il paraissait regorger de santé ; au moment où notre liaison se resserrait encore dans le repos et la tranquillité ! — Ah ! je ne m’en consolerai jamais ! Cependant sa mémoire ne vit plus que dans mon cœur ; elle n’existe plus parmi ceux qui l’environnaient et qui l’ont remplacé ; cette idée me rend plus pénible le sentiment de sa perte. La nature, indifférente de même au sort des individus, remet sa robe brillante du printemps et se pare de toute sa beauté autour du cimetière où il repose. Les arbres se couvrant de feuilles et entrelacent leurs branches ; les oiseaux chantent sous le feuillage ; les mouches bourdonnent parmi les fleurs ; tout respire la joie et la vie dans le séjour de la mort : — et le soir, tandis que la lune brille dans le ciel, et que je médite près de ce triste lieu, j’entends le grillon poursuivre gaiement son chant infatigable, caché sous l’herbe qui couvre la tombe silencieuse de mon ami. La destruction insensible des dires et tous les malheurs de l’humanité sont comptés pour rien dans le grand tout. — La mort d’un homme sensible qui expire au milieu de ses amis désolés, et celle d’un papillon que l’air froid du matin fait périr dans le calice d’une fleur, sont deux époques semblables dans le cours de la nature. L’homme n’est rien qu’un fantôme, une ombre, une vapeur qui se dissipe dans les airs,..
Mais l’aube matinale commence à blanchir le ciel ; les noires idées qui m’agitaient s’évanouissent avec la nuit, et l’espérance renaît dans mon cœur.
— Non, celui qui inonde ainsi l’orient de lumière ne l’a point fait briller à mes regards pour me plonger bientôt dans la nuit du néant. Celui qui étendit cet horizon incommensurable, celui qui éleva ces masses énormes, dont le soleil dore les sommets glacés, est aussi celui qui a ordonné à mon cœur de battre et à mon esprit de penser.
Non, mon ami n’est point entré dans le néant ; quelle que soit la barrière qui nous sépare, je le reverrai. Ce n’est point sur un syllogisme que je fonde mon espérance. — Le vol d’un insecte qui traverse les airs suffit pour me persuader ; et souvent l’aspect de la campagne, le parfum des airs, et je ne sais quel charme répandu autour de moi, élèvent tellement mes pensées, qu’une preuve invincible de l’immortalité entre avec violence dans mon âme et l’occupe tout entière.
CHAPITRE XXII.
Depuis longtemps le chapitre que je viens d’écrire se présentait à ma plume, et je l’avais toujours rejeté. Je m’étais promis de ne laisser voir dans ce livre que la face riante de mon Cime ; mais ce projet m’a échappé comme tant d’autres : j’espérai que le lecteur sensible me pardonnera de lui avoir demandé quelques larmes ; et si quelqu’un trouve qu’à la vérité ( Voyez le roman de Werther, lettre XXVIII, 12 août. ) j’aurais pu retrancher ce triste chapitre, il peut le déchirer dans son exemplaire, ou même jeter le livre au feu.
Il me suffit que tu le trouves selon ton cœur, ma chère Jenny, toi, la meilleure et la plus aimée des femmes : — toi, la meilleure et la plus aimée des sœurs ; c’est t toi que je dédie mon ouvrage ; s’il a ton approbation, il aura celle de tous les cœurs seuls et délicats ; et si tu pardonnes aux folies qui l’échappent quelquefois malgré moi, je brave tous les censeurs de l’univers.
CHAPITRE XXIII.
Je ne dirai qu’un mot de l’estampe suivante :
C’est la famille du malheureux Ugolin expirant de faim : autour de lui, un de ses fils est étendu sans mouvement à ses pieds ; les autres lui tendent leurs bras affaiblis et lui demandent du pain, tandis que le malheureux père, appuyé contre une cotonne de la prison, l’œil fixe et hagard, le visage immobile, — dans l’horrible tranquillité que donne le dernier période du désespoir, meurt à la fois de sa propre mort et de celle de tous ses enfants, et souffre tout ce que la nature humaine peut souffrir.
Brave chevalier d’Assas, te voilà expirant sous cent baïonnettes, par un effort de courage, par un héroïsme qu’on ne connaît plus de nos jours !
Et toi qui pleures sous ces palmiers, malheureuse négresse ! toi qu’un barbare, qui sans doute n’était pas Anglais, a trahie et délaissée ; — que dis-je ? toi qu’il a eu la cruauté de vendre comme une vile esclave malgré ton amour et tes services, malgré le fruit de sa tendresse que tu portes dans ton sein,— je ne passerai point devant ton image sans te rendre l’hommage qui est dû à ta sensibilité et à tes malheurs !
Arrêtons-nous un instant devant cet autre tableau : c’est une jeune bergère qui garde toute seule son troupeau sur le sommet des Alpes : elle est assise sur un vieux tronc de sapin renversé et blanchi par les hivers ; ses pieds sont recouverts par les larges feuilles d’une touffe de cacalia, dont la Heur lilas s’élève au-dessus de sa tête. La lavande, le thym, l’anémone, la centaurée, des Heurs de toute espèce, qu’on cultive avec peine dans nos serres et nos jardins, et qui naissent sur les Alpes dans toute leur beauté primitive, forment le tapis brillant sur lequel errent ses brebis. — Aimable bergère, dis-moi où se trouve l’heureux coin de la terre quo tu habites ? de quelle bergerie éloignée es-tu partie ce matin au lever de l’aurore ? — Ne pouvais je y aller vivre avec toi ? — Mais, hélas ! la douce tranquillité dont tu jouis ne tardera pas à s’évanouir : le démon de la guerre, non content de désoler les cités, va bientôt porter le trouble et l’épouvante jusque dans ta retraite solitaire. Déjà les soldats s’avancent ; je les vois gravir de montagnes en montagnes, et s’approcher des nues. — Le bruit du canon se fait entendre dans le séjour élevé du tonnerre. — Fuis, bergère, presse ton troupeau, cache-toi dans les antres les plus reculés et les plus sauvages : il n’est plus de repos sur cette triste terre.
CHAPITRE XXIV.
Je ne sais comment cela m’arrive ; depuis quelque temps mes chapitres finissent toujours sur un ton sinistre. En vain je fixe en les commençant mes regards sur quelque objet agréable, — en vain je m’embarque par le calme, j’essuie bientôt une bourrasque qui nie fait dériver. — Pour mettre fin à cette agitation, qui ne me laisse pas le mettre de mes idées, et pour apaiser les battements de mon cœur, que tant d’images attendrissantes ont trop agité, je ne vois d’autre remède qu’une dissertation. — Oui, je veux mettre ce morceau de glace sur mon cœur.
Et cette dissertation sera sur la peinture ; car, de disserter sur tout autre objet il n’y a point moyen. Je ne puis descendre tout à fait du point où j’étais monté tout à l’heure : d’ailleurs, c’est le dada de mon oncle Tobie.
Je voudrais dire, en passant, quelques mots sur la question de la prééminence entre l’art charmant de la peinture et celui de la musique : oui, je veux mettre quelque chose dans la balance, ne fût-ce qu’un grain de sable, un atome.
On dit en faveur du peintre qu’il laisse quelque chose après lui ; ses tableaux lui survivent et éternisent sa mémoire.
On répond que les compositeurs en musique laissent aussi des opéras et des concerts ; — mais la musique est sujette à la mode, et la peinture ne l’est pas.— Les morceaux de musique qui attendrissaient nos aïeux sont ridicules pour les amateurs de nos jours, et on les place dans les opéras boutions, pour faire rire les neveux de ceux qu’ils faisaient pleurer autrefois.
Les tableaux de Raphaël enchanteront notre postérité comme ils ont ravi nos ancêtres.
Voilà mon grain de sable.
CHAPITRE XXV.
« Mais que m’importa à moi, me dit un jour Mme de Hautcastel, que la musique de Cherubini ou de Cimarosa différa de celle de leurs prédécesseurs ? — Que m’importe que l’ancienne musique me fasse rire, pourvu que la nouvelle m’attendrisse délicieusement ? — Est-il donc nécessaire à mon bonheur que mes plaisirs ressemblent ceux de ma trisaïeule ? Que me parlez-vous de peinture ?d’un art qui n’est goûté que par une classe très peu nombreuse de personnes, tandis que la musique enchante tout ce qui respire ? »
Je ne sais pas trop, dans ce moment, ce qu’on pourrait répondre à cette observation, à laquelle je ne m’attendais pas en commençant ce chapitre.
Si je l’avais prévue, peut-être je n’aurais pas entrepris cette dissertation. Et qu’on ne prenne point ceci pour un tour de musicien. — Je ne le suis point, sur mon honneur ; — non, je ne suis pas musicien ; j’en atteste le ciel et tous ceux qui m’ont entendu jouer du violon.
Mais, en supposant le mérite de l’art égal de part et d’autre, il ne faudrait pas se presser de conclure du mérite de l’art au mérite de l’artiste.. On voit des enfants toucher du clavecin en grands maîtres ; on n’a jamais vu un bon peintre de douze ans. La peinture, outre le goût et le sentiment, exige une tête pensante, dont les musiciens peuvent se passer. On voit tous les jours des hommes sans tête et sans cœur tirer d’un violon, d’une harpe, des sons ravis-sauts.
On peut élever la bête humaine à toucher du clavecin ; et lorsqu’elle est élevée par un bon maitre, l’âme peut voyager tout à son aise, tandis que les doigts vont machinalement tirer des sons dont elle ne se mêle nullement. — On ne saurait, au contraire, peindre la chose du monde la plus simple sans que l’âme y emploie toutes ses facultés.
Si cependant quelqu’un s’avisait de distinguer entre la musique de composition et celle d’exécution, j’avoue qu’il m’embarrasserait un peu. Hélas ! si tous les faiseurs de dissertations étaient de bonne foi, c’est ainsi qu’elles finiraient toutes. — En commençant l’examen d’une question, on prend ordinairement le ton dogmatique, parce qu’on est décidé en secret, comme je l’étais réellement pour la peinture, malgré mon hypocrite impartialité ; mais la discussion réveille l’objection, — et tout finit par le doute.
CHAPITRE XXVI.
Maintenant que je suis plus tranquille, je vais tâcher de parler sans émotion des deux portraits qui suivent le tableau de la Bergère des Alpes.
Raphaël ! ton portrait ne pouvait être peint que par toi-même. Quel autre et osé l’entreprendre ? — Ta figure ouverte, sensible, spirituelle, annonce ton caractère et ton génie.
Pour complaire à ton ombre, j’ai placé auprès de toi le portrait de ta maîtresse, à qui tous les hommes de tous les siècles demanderont éternellement compte des ouvrages sublimes dont ta mort prématurée a privé les arts.
Lorsque j’examine le portrait de Raphaël, je me sens pénétré d’un respect presque religieux pour ce grand homme qui, â la fleur de son âge, avait surpassé toute l’antiquité, dont les tableaux font l’admiration et le désespoir des artistes modernes. — Mon âme, en l’admirant, éprouve un mouvement d’indignation contre cette Italienne qui préféra son amour à son amant, et qui éteignit dans son sein ce flambeau céleste, ce génie divin.
Malheureuse ! ne savais-tu donc pas que Raphaël avait annoncé un tableau supérieur à celui de la Transfiguration ? — Ignorais-tu que tu serrais dans tes bras le favori de la nature, le père de l’enthousiasme, un génie sublime, un dieu ?
Tandis que mon âme fait ces observations, sa campagne, en fixant un œil attentif sur la figure ravissante de cette funeste beauté, se sent toute prête à lui pardonner la mort de Raphaël.
En vain mon âme lui reproche son extravagante faiblesse, elle n’est point écoutée. — Il s’établit entre ces deux dames, dans ces sortes d’occasions, un dialogue singulier qui finit trop souvent à l’avantage du mauvais principe, et dont je réserve un échantillon pour un autre chapitre.
CHAPITRE XXVII.
Les estampes et les tableaux dont je viens de parler pâlissent et disparaissent au premier coup d’œil qu’on jette sur le tableau suivant : les ouvrages immortels de Raphaël, de Corrége et de toute l’École d’Italie ne soutiendraient pas le parallèle. Aussi je le garde toujours pour le dernier morceau, pour la pièce de réserve, lorsque je procure à quelques curieux le plaisir de voyager avec moi ; et je puis assurer que, depuis que je fais voir ce tableau sublime aux connaisseurs et aux ignorants, aux gens du monde, aux artisans, aux femmes et aux enfants, aux animaux mêmes, j’ai toujours vu les spectateurs quelconques donner, chacun à sa manière, des signes de plaisir et d’étonnement : tant la nature y est admirablement rendue !
Eh ! quel tableau pourrait-on vous présenter, messieurs ; quel spectacle pourrait-on mettre sous vos yeux, mesdames, plus sûr de votre suffrage que la fidèle représentation de vous-mêmes ? Le tableau dont je parle est un miroir, et personne jusqu’à présent ne s’est encore avisé de le critiquer ; il est, pour tous ceux qui le regardent, un tableau parfait auquel il n’y a rien à redire.
On conviendra sans doute qu’il doit être compté pour une des merveilles de la contrée où je me promène.
Je passerai sous silence le plaisir qu’éprouve le physicien méditant sur les étranges phénomènes de la lumière qui représente tous les objets de la nature sur cette surface polie. Le miroir présente au voyageur sédentaire mille réflexions intéressantes, mille observations qui le rendent un objet utile et précieux.
Vous que l’amour a tenus ou tient encore sous son empire, apprenez que c’est devant un miroir qu’il aiguise ses traits et médite ses cruautés ; c’est là qu’il répète ses manœuvres, qu’il étudie ses mouvements, qu’il se prépare d’avance à la guerre qu’il veut déclarer ; c’est là qu’il s’exerce aux doux regards, aux petites mines, aux bouderies savantes, comme un acteur s’exerce en face de lui-même avant de se présenter en public. Toujours impartial et vrai, un miroir renvoie aux yeux du spectateur les roses de la jeunesse et les rides de l’âge sans calomnier et sans flatter personne. — Seul entre tous les conseillers des grands, il leur dit constamment la vérité.
Cet avantage m’avait fait désirer l’invention d’un miroir moral où tous les hommes pourraient se voir avec leurs vices et leurs vertus. de songeais même à proposer un prix à quelque académie pour cette découverte, lorsque de mûres réflexions m’en ont prouvé l’inutilité.
Hélas ! il est si rare que la laideur se reconnaisse et casse le miroir ! En vain les glaces se multiplient autour de nous, et réfléchissent avec une exactitude géométrique la lumière et la vérité : au moment où les rayons vont pénétrer dans notre mil et nous peindre tels que nous sommes, l’amour-propre glisse son prisme trompeur entre nous et notre image, et nous présente une divinité.
Et de tous les prismes qui ont existé, depuis le premier qui sortit des mains de l’immortel Newton, aucun n’a possédé une force de réfraction aussi puissante et ne produit des couleurs aussi agréables et aussi vives que le prisme de l’amour-propre.
Or, puisque les miroirs communs annoncent en vain la vérité, et que chacun est content de sa figure ; puisqu’ils ne peuvent faire connaître aux hommes leurs imperfections physiques, à quoi servirait mon miroir moral ? Peu de monde y jetterait les yeux, et personne ne s’y reconnaîtrait, — excepté les philosophes. — J’en doute même un peu.
En prenant le miroir pour ce qu’il est, j’espère que personne ne me Musera de l’avoir placé au-dessus de tous les tableaux de l’École d’Italie. Les dames, dont le goût ne saurait être faux, et dont la décision doit tout régler, jettent ordinairement leur premier coup d’œil sur ce tableau lorsqu’elles entrent dans un appartement.
J’ai vu mille fois des dames et même des damoiseaux, oublier au bal leurs amants ou leurs maitresses, la danse et tous les plaisirs de la fête, pour contempler avec une complaisance marquée ce tableau enchanteur, et l’honorer même de temps à autre d’un coup d’œil, au milieu de la contredanse la plus animée.
Qui pourrait donc lui disputer le rang que je lui accorde parmi les chefs-d’œuvre de l’art d’Apelles ?
CHAPITRE XXVIII.
J’étais enfin arrivé tout près de mon bureau : déjà même, en allongeant le bras, j’aurais pu en toucher l’angle le plus voisin de moi, lorsque je me vis au moment de voir détruire le fruit de tous mes travaux, et de perdre la vie. — Je devrais passer sous silence l’accident qui m’arriva, pour ne pas décourager les voyageurs ; mais il est si difficile de verser dans la chaise de poste dont je me sers, qu’on sera forcé de convenir qu’il faut être malheureux au dernier point, — aussi malheureux que je le suis, pour courir un semblable danger. Je me trouvai étendu par terre, complètement versé et renversé ; et cela si vite, si inopinément, que j’aurais été tenté de révoquer en doute mon malheur, si un tintement dans la tête et une violente douleur à l’épaule gauche ne m’en avaient trop évidemment prouvé l’authenticité.
Ce fut encore un mauvais tour de ma moitié. — effrayée par la voix d’un pauvre qui demanda tout à coup l’aumône à ma porte, et par les aboiements de Rosine, elle fit tourner brusquement mon fauteuil avant que mon âme eût le temps de l’avertir qu’il manquait une brique derrière ; l’impulsion fut si violente, que ma chaise de poste se trouva absolument hors de son centre de gravité et se renversa sur moi.
Voici, je l’avoue, une des occasions où j’ai eu te plus à me plaindre de mon âme ; car, au lieu d’être fâchée de l’absence qu’elle venait de faire, et de tancer sa compagne sur sa précipitation, elle s’oublia au point de partager le ressentiment le plus animal, et de maltraiter de paroles ce pauvre innocente —Fainéant, allez travailler,lui dit-elle (apostrophe exécrable, inventée par l’avare et cruelle richesse ! Monsieur, dit-il alors pour m’attendrir, je suis de Chambéry... — Tant pis pour vous — Je suis Jacques ; c’est moi que vous avez vu à la campagne ; c’est moi qui menais les moutons aux champs... — Que venez-vous faire ici ? — Mon âme commençait à se repentir de la brutalité de mes premières paroles. — Je crois même qu’elle s’en était repentie un instant avant de les laisser échapper. C’est ainsi que, lorsqu’on rencontre inopinément dans sa course un fossé ou un bourbier, on le voit, mais on n’a pas le temps de l’éviter.
Rosine acheva de me ramener an bon sens et au repentir : elle avait reconnu Jacques, qui avait souvent partagé son pain avec elle, et lui témoignait, par ses caresses, son souvenir et sa reconnaissance.
Pendant ce temps, Joannetti, ayant rassemblé les restes de mon diner, qui étaient destiné pour le sien, les donna sans hésiter à Jaques.
Pauvre Joannetti !
C’est ainsi que, dans mon voyage, je vais prenant des leçons de philosophie et d’humanité de mon domestique et de mon chien.
CHAPITRE XXIX.
Avant d’aller plus loin, je veux détruire un doute qui pourrait s’être introduit dans l’esprit de mes lecteurs.
Je ne voudrais pas, pour tout au monde, qu’on me soupçonnât d’avoir entrepris ce voyage uniquement pour ne savoir que faire, et forcé, en quelque manière, par les circonstances : j’assure ici, et jure par tout ce qui m’est cher, que j’avais le dessein de l’entreprendre longtemps avant l’évènement qui m’a fait perdre ma liberté pendant quarante-deux jours. Cette retraite forcée ne fut qu’une occasion de me mettre en route plus tûte
Je sais que la protestation gratuite que je fais ici paraîtra suspecte à certaines personnes ; — mais je sais aussi que les gens soupçonneux ne liront pas ce livre : — ils ont assez d’occupation chez eux et chez leurs amis ; ils ont bien d’autres affaires : — et les bonnes gens me croiront.
Je conviens cependant que j’aurais préféré m’occuper de ce voyage dans un autre temps, et que j’aurais choisi, pour l’exécuter, le carême plutôt que le carnaval : toutefois, des réflexions philosophiques, qui me sont venues du ciel, m’ont beaucoup aidé à supporter la privation des plaisirs que Turin présente en foule dans ces moments de bruit et d’agitation. — Il est très-sûr, me disais-je, que les murs de ma chambre ne sont pas aussi magnifiquement décorés que ceux d’une salle de bal : le silence de ma cabine ne vaut pas l’agréable bruit de la musique et de la danse ; mais, parmi les brillants personnages qu’on rencontre dans ces fêtes, il en est certainement de plus ennuyés que moi.
Et pourquoi m’attacherais-je à considérer ceux qui sont dans une situation plus agréable, tandis que le monde fourmille de gens plus malheureux que je ne le suis dans la mienne ? — Au lieu de me transporter par l’imagination dans ce superbe casin, où tant de beautés sont éclipsées par la jeune Eugénie, pour me trouver heureux je n’ai qu’à m’arrêter un instant le long des rues qui y conduisent. — Un tas d’infortunés, couchés à demi nus sous les portiques de ces appartements somptueux, semblent près d’expirer de froid et de misère. — Que’ spectacle t Je voudrais que cette page de mon livre fût connue de tout l’univers ; je voudrais qu’on sût que, dans cette ville, où tout respire l’opulence, pendant les nuits les plus froides de l’hiver, une foule de malheureux dorment à découvert, la tête appuyée sur une borne ou sur le seuil d’un palais.
Ici, c’est un groupe d’enfants serrés les uns contre les autres pour ne pas mourir de froide — Là, c’est une femme tremblante et sans voix pour se plaindre. Les passants vont et viennent, sans être émus d’un spectacle auquel ils sont accoutumés. — Le bruit des carrosses, la voix de l’intempérance, les sons ravissants de la musique, se mêlent quelquefois aux cris de ces malheureux, et forment une horrible dissonance.
CHAPITRE XXX.
Celui qui se presserait de juger une ville d’après le chapitra précédent se tromperait fort. J’ai parlé des pauvres qu’on y trouve, de leurs cris pitoyables. et de l’indifférence de certaines personnes à leur égard ; mais je n’ai rien dit de la foule d’hommes charitables qui dorment pendant que les autres s’amusent, qui se lèvent à la pointe du jour et vont secourir l’infortune sans témoin et sans ostentation — Non, je ne passerai point cela sous silence : — je veux l’écrire sur le revers de la page que tout l’univers doit lire.
Après avoir ainsi partagé leur fortune avec leurs frères, après avoir versé le baume dans ces cœurs froissés par la douleur, ils vont dans les églises, tandis que le vice fatigué dort sur l’édredon, offrir à Dieu leurs prières et le remercier de ses bienfaits : la lumière de la lampe solitaire combat encore dans le temple celle du jour naissant, et déjà ils sont prosternés au pied des autels ; — et l’Éternel, irrité de la dureté et de l’avarice des hommes, retient sa foudre prête à frapper !
CHAPITRE XXXI.
J’ai voulu dire quelque chose de ces malheureux dans mon voyage, parce que l’idée de leur misère est souvent venue me distraire en chemin. Quelquefois, frappé de la différence de leur situation et de la mienne, j’arrêtais tout à coup ma berline, et ma chambre me paraissait prodigieusement embellie. Quel luxe inutile ! Six chaises, deux tables, un bureau, un miroir, quelle ostentation ! Mon lit surtout, mon lit couleur de rose et blanc, et mes deux matelas, me semblaient défier la magnificence et la mollesse des monarques de l’Asie. — Ces réflexions me rendaient indifférents les plaisirs qu’on m’avait défendus : et, de réflexions en réflexions, mon accès de philosophie devenait tel, que j’aurais vu un bal dans la chambre voisine, que j’aurais entendu le son des violons et des clarinettes sans remuer de ma place ; — j’aurais entendu de mes deux oreilles la voix mélodieuse de Marchesini, cette voix qui m’a si souvent mis hors de moi-même, — oui, je l’aurais entendue sans m’ébranler : — bien plus, j’aurais regardé sans la moindre émotion la plus belle femme de Turin, Eugénie elle-même, parée de la tête aux pieds par les mains de mademoiselle Repus (Fameuse marchande de modes à l’époque du Voyage autour de ma chambre.). — Cela n’est cependant pas bien sûr.
CHAPITRE XXXII.
Mais, permettez-moi de vous le demander, messieurs, vous amusez-vous autant qu’autrefois au bal et à la comédie ? — Pour moi, je vous l’avoue, depuis quelque temps, toutes les assemblées nombreuses m’inspirent une certaine terreur. — J’y suis assailli par un songe sinistre. — En vain je fais mes efforts pour le chasser, il revient toujours, comme celui d’Athalie. — C’est peut-être parce que l’âme, inondée aujourd’hui d’idées noires et de tableaux déchirants, trouve partout des sujets de tristesse, comme un estomac vicié convertit en poisons les aliments les plus sains. — Quoi qu’il en soit, voici mon songe : — Lorsque je suis dans une de ces fêtes, au milieu de cette foule d’hommes aimables et caressants qui dansent, qui chantent, qui pleurent aux tragédies, qui n’expriment que la joie, la franchise et la cordialité, je me dis : — Si dans cette assemblée polie, il entrait tout à coup un ours blanc, un philosophe, un tigre, ou quelque autre animal de cette espèce, et que, montant à l’orchestre, il s’écriât d’une voix forcenée :
— « Malheureux humains ! écoutez la vérité qui vous parle par ma bouche : vous êtes opprimés, tyrannisés ; vous êtes malheureux ; vous vous ennuyez. - Sortez de cette léthargie ! Vous, musiciens, commencez par briser cesinstruments sur vos têtes ; que chacun s’arme d’unpoignard : ne pensez plus désormais aux délassements et aux fêtes ; montez aux loges, égorgez tout le inonde ; que les femmes trempent aussi leurs mains timides dans le sang !
Sortez, vous êtes libres ; arrachez votre roi de « son trône, et votre Dieu de son sanctuaire ! »
— « Eh bien, ce que le tigre a dit, combien de ces hommes charmants l’exécuteront ? — Combien peut-être y pensaient avant qu’il entrât ? Qui le sait ? — Est-ce qu’on ne dansait pas à Paris il y a cinq ans ? (On voit que ce chapitre fut écrit en 1794 1794 ; II est aisé de s’apercevoir en lisant cet ouvrage, qu’il fut laissé et repris. ) »
« Joannetti, fermez les portes et les fenêtres. — « Je ne veux plus voir la lumière ; qu’aucun homme n’entre dans ma chambre ; — mettez mon sabre à la portée de ma main, — sortez vous-même, et ne reparaissez plus devant moi ! »
CHAPITRE XXXIII.
« Non, non, reste, Joannetti ; reste, pauvre garçon ; et toi aussi, ma Rosine ; toi, qui devines mes peines et qui les adoucis par tes caresses ; viens, ma Rosine ; viens. - V consonne et séjour. »