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Isabelle Sandy : Le conte étrange

vendredi 25 juin 2021, par Denis Blaizot

Ce conte étrange est paru dans Le Matin du 3 mai 1922 1922 . Il est signé d’Isabelle Sandy, une auteure française née en 1884 et décédée en 1975 1975  [1]. De son vrai nom Isabelle Dieudonnée Marie Fourcade, son œuvre semble plus orientée vers la littérature de romance. Mais voilà ! le titre de conte m’a interpellé. Je l’ai lu et j’ai suis ravi. Est-il à classer fantastique ou science fiction ? Je dirais science-fiction puisque, si l’ambiance a une touche fantastique, tout est centré sur une découverte scientifique... qui fait des jalouses.

Donc à lire.

Quand elles surent que le secret était trouvé, elles se mirent en route, si nombreuses, que la maison du docteur Daltroff, perdue, dans la lande bretonne, fut cernée d’un flot de corps frénétiques, de têtes ardentes, de mains tendues qui imploraient.

Réveillés par les cris, par les supplications, le savant et son aide montèrent sur leur terrasse, et, hallucinés, ils contemplèrent l’étendue. C’était dans la lividité rosâtre de l’aurore un moutonnement de formes menues et encore imprécises qui s’agitaient. À l’odeur amère de la mer proche, se mêlait une senteur lourde de boudins, de musc, d’ambre et de sueur.

— Se peut-il qu’il ne s’agisse pas d’une grossière illusion de nos sens ? murmura le savant. Seraient-ce là des femmes ?

— Des femmes ! Toutes les femmes ! s’écria son aide avec exaltation. Les blanches, les jaunes, les noires, toutes, toutes, toutes !!!

— Mais que me veulent-elles ? gémit Daltroff.

L’élève éclata d’un rire faunesque.

— Vous avez donc oublié, maître, votre dernière découverte ? Celle d’un sérum contre la vieillesse ? Sérum préventif pour lequel vous manquiez de sujets d’expérience, car vous et moi ne sommes plus au printemps de nos jours ? J’ai donc fait passer dans les journaux une annonce ainsi conçue :

« Le docteur Daltroff demande deux ou trois femmes âgées d’une trentaine d’années au plus, qui voudraient bien essayer son sérum contre ta vieillesse. »

 » Et voilà, maître ! Et voilà ! conclut Valère Mirosol avec un grand geste. Votre célébrité est si universelle, que...

— Valère, interrompit, sévèrement le savant, je n’ai que quelques grammes de sérum et il faut de longs mois pour le composer. Donc — il fronça les sourcils — donc, je veux trois sujets, et pas davantage.

Valère Mirosol fut atterré.

— Ces créatures sont positivement enragées, gémit-il. Tout cela pour voler au temps un peu de jeunesse ! Ah ! mesdames ! La jeunesse, l’amour, quelle blague ! Il n’y a que la biologie de vraie !

Tandis que les femmes stupéfaites s’immobilisaient pour écouter ce singulier discours, l’habile Marseillais entr’ouvrait la porte, happait trois femmes éperdues, et refermait à double tour.

Il serait trop long de révéler les péripéties du traitement imaginé par le génial Daltroff. L’univers entier, mis au courant de l’expérience par les soins de Valère, put observer les trois sujets dix ans plus tard, les trois quadragénaires paraissaient à peine avoir trente ans, sans rien devoir aux fards et autres artifices.

Quel était donc le secret de Daltroff ?

— Il est tout simple, avait grommelé le savant questionné un jour par une délégation de l’Institut. Je ne travaille que sur la cellule, et je préviens la vieillesse comme une maladie. Voilà.

On ne put obtenir d’autres éclaircissements. Chaque année, trois femmes nimbées d’enchantement partaient de la maison solitaire pour la conquête du monde. À l’époque où se place ce récit, les plus âgées des femmes traitées approchaient de la soixantaine avec un corps de Diane et des lèvres en fleur. Quatre-vingt-sept autres les suivaient, pleines de foi, certaines de ne jamais vieillir, adorées par l’homme comme de vivants miracles. On les avait surnommées — bien que le grand Daltroff, en entendant ce mot, eût haussé les épaules — les Immortelles. Et c’était une plaisanterie courante que de les opposer aux Immortels du sexe fort dont la tête chenue recherche avec complaisance l’ombre de la Coupole...

Mais voici...

Les non-Immortelles, c’est-à-dire toutes les femmes du monde, moins quatre-vingt-dix, veillaient. Une jalousie féroce grondait dans le cœur de celles dont le flot, sans cesse renouvelé, battait depuis trente ans les murs de la maison Daltroff.

Le savant devenait très vieux. Il pouvait mourir d’un jour à l’autre, emportant son secret...

Cette crainte redoublait, la frénésie des femmes accourues.

Les victimes, piétinées, écrasées, voire poignardées traîtreusement, ne se comptaient plus. En outre, les Immortelles inspiraient de folles passions. Déchargées de la grande inquiétude, elles possédaient une âme édénique, souriante, apaisée, et par là clairvoyante et sage. Les poètes ne se lassaient pas de célébrer cette dualité merveilleuse jusque-là inconnue de la pauvre humanité d’un corps adorablement jeune, frais comme les jasmins d’avril, souple à l’âge de la vieillesse comme les clématites, enchâssant une âme aussi compréhensive et tendre qu’une âme d’aïeule heureuse.

En vérité, le grand Daltroff avait découvert une nouvelle formule d’humanité, et qui l’ennoblissait. Posséder l’amour ou l’amitié d’une Immortelle était le rêve de tous. Il n’était pas d’idylle, pas de passion, qui, à l’approche de ces étranges créatures, ne s’évanouit pour refleurir à leurs pieds.

But de tous les amours, cible de toutes les haines, elles étaient comme le paradoxal carrefour des routes d’ombre et des routes de lumière. Chaque année, à la mi-printemps, elles se rendaient en blanche théorie chez Daltroff qui, plongé dans son fauteuil, ses yeux d’outre-tombe cachés par des verres bleuâtres, prononçait quelques paroles de bienvenue et donnait quelques conseils d’hygiène.

Il mourut, un jour, subitement, au cours de cette cérémonie. Instruites, par les cris de Valère, de ce malheur, les infortunées rivales des Immortelles se sentirent envahies par un affreux désespoir. Leur haine pour leurs sœurs plus heureuses redoubla. Quand elles parurent, en larmes, sur le seuil, d’affreux cris de mort volèrent sur la lande grise.

— Grâce ! grâce ! Qu’avons-nous fait ? pleuraient les jeunes femmes. Depuis quand la jeunesse est-elle un crime ?

— À mort ! à mort ! répétaient les voix innombrables.

Et, tandis que quelques furieuses mettaient le feu à la maison du miracle, d’autres entraînaient les victimes.

Une grande fille aux cheveux noirs, musclée, belle comme un mauvais ange, monta sur un dolmen et cria :

— Voici l’autel. Voici l’arme. À moi les victimes !

Elle était grave, terrible et religieuse, comme si l’âme des prêtresses celtiques qui avaient erré dans ces lieux s’était emparée de son âme.

La joie païenne du sang répandu pour les dieux brûlait dans ses prunelles, tandis qu’elle brandissait un poignard affilé.

Et ce fut là, dans la lande plaintive, la mort tragique de ces femmes étranges qui avaient enchanté le cœur triste des hommes par la miraculeuse rencontre de leur jeunesse en fleur et de leur âme, qui savait...

Quand la nuit vint, lourde et noire comme la mer, la maison incendiée du génial savant brûla avec un insoutenable éclat. Et les dolmens projetèrent sur la lande de longues ombres minces, pareilles aux colonnes d’un temple détruit.

Isabelle Sandy


[1Bien sûr, son œuvre est loin d’être dans le domaine public. Mais l’oubli dans le quel elle semble tombée justifie à lui seul la mise en ligne de cette courte nouvelle.