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Claude Orval : Le monde inconnu

jeudi 3 juillet 2025, par Denis Blaizot

Ce conte de presse signé Claude Orval [1] est paru le 25 avril 1928 1928 dans Le Matin.

Cet écrivain mérite d’être redécouvert. Vous trouverez facilement plusieurs de ses romans dans la collection Le Masque Le Masque .

Le monde inconnu

Le commissaire de police entra et questionna :

— Eh bien ! Doirel, rien de nouveau ?

— Non, monsieur le commissaire. C’est à n’y rien comprendre.

— Aucun indice ?

— Aucun. Mes constatations. aboutissent à cette conclusion formelle, effarante, que personne n’a pu pénétrer dans cette chambre.

L’enquête pouvait ainsi se résumer : inquiète de ne pas avoir vu un de ses locataires depuis quarante-huit heures, la concierge d’un immeuble prévint le commissaire de police. La serrure crochetée, on pénétra dans l’appartement. Le salon et la salle à manger étaient vides, mais la porte close de la chambre arrêta de nouveau les recherches. Un verrou était poussé à l’intérieur, et l’huis dut être enfoncé. La pièce était plongée dans l’obscurité. Un commutateur tourné, le cadavre du locataire fut découvert. L’homme, étendu sur le lit, avait été étranglé. Une plaie profonde et violacée striait le cou. On crut d’abord que la victime était ligotée, car les bras presque tordus étaient ramenés au dos. Le corps retourné, on constata avec stupéfaction qu’aucune entrave ne liait les mains, mais que les poignets étroitement serrés l’un contre l’autre portaient également les stries sanglantes qu’aurait laissées une corde. Des les premières recherches, le crime parut inexplicable. Aucune trace d’effraction ne fut relevée. De lourds volets hermétiquement clos défendaient l’accès de l’unique fenêtre de la pièce et tous les efforts de l’inspecteur Doirel ne purent que confirmer cette constatation effarante : personne n’avait pu s’introduire dans la chambre du crime.

Énervé, le commissaire grommela :

— Enfin, Doirel, c’est inadmissible. On dirait que la victime est demeurée ligotée pendant des jours et des jours ; or, non seulement nous ne découvrons aucune issue possible, mais nous ne trouvons même pas trace d’une corde quelconque.

Tout à coup, le Commissaire de police qui furetait dans tous les coins, tomba en arrêt devant un secrétaire.

— Avez-vous regardé dans ce meuble, Doirel ?

— Non, monsieur.

— Voyons !

Le commissaire remua des papiers et s’empara d’un cahier. Il l’ouvrit et murmura :

— Tiens, tiens, très intéressant, 4 juin. C’est vraisemblablement le jour du crime.

À mesure qu’il lisait, une stupeur envahissait ses traits. Il s’exclama :

— Invraisemblable ! Tenez, lisez !

Une écriture tourmentée couvrait les premières pages du cahier et l’inspecteur lut :

“4 juin, minuit. — Avant de m’endormir et en prévision d’un événement que je redoute, je tiens à consigner ici mes impressions. J’ai peur de payer cette nuit la rançon de mon audace. Je me suis aventuré trop loin dans un monde inconnu et une fin incroyable me guette. Je lutte en ce moment, contre l’irrésistible désir qui me pousse à m’endormir et à retourner là-bas, dans ce monde fantastique où nous passons le tiers de notre existence.

« Ce que j’ai à relater est si extraordinaire qu’il faut que je remonte un peu en arrière pour tenter d’expliquer l’événement que je redoute ce soir. »Il y a deux ans, je perdis ma femme. Pendant des jours et des jours, j’appelai de toutes mes forces le courage qui me manquait pour en finir avec une vie devenue soudain trop lourde. Puis, la détente vint ; une immense fatigue me terrassa et je dormis enfin. Mes sommeils furent peuplés de rêves dont je gardais au réveil le souvenir très net. Curieux de savoir jusqu’où pourrait me mener ce don de mémoire onirique, je m’appliquai à cultiver cette prédisposition et je parvins bientôt à me rappeler le moindre détail des images qui défilaient dans mon cerveau. Les mois passèrent et cette seconde existence que je vivais dans mes songes prit bientôt un extraordinaire relief. Des rêves, coupés par mes réveils, reprenaient leur suite logique dès que je m’assoupissais, et comme on suit son ombre, je parvins à me suivre pas à pas dans ce monde inconnu. Jusque-là, je n’avais nul sujet de crainte, et je jouissais sans arrière-pensée des heures merveilleuses qui m’arrachaient à la triste vie que je menais ici-bas. Un jour, je fus terrifié. Un fait brutal me révéla que le mystérieux monde des songes, dans lequel je me complaisais, commençait à empiéter sur ma vie réelles...

« Voici comment je fus amené à admettre comme vraie cette affolante supposition. Un long rêve que je fis, se termina par mon empoisonnement : durant un souper, j’absorbai une coupe de champagne dans laquelle on avait versé un poison. En ne réveillant, je fus pris : de violentes douleurs. La souffrance me tordit sur mon lit, et, un médecin appelé d’urgence constata les symptômes d’un commencement d’empoisonnement. Je ne pus donner aucune explication raisonnable de cette subite intoxication. Une seule explication s’imposait à moi ; je la rejetai, effrayé d’avoir pu l’envisager un instant. Mais, petit à petit, je dus me rendre à l’évidence. Les tribulations physiques dont j’étais la victime dans mes rêves continuèrent à sourdre dans ma vie réelle, et, plusieurs fois, mon corps porta les traces de violences subies uniquement dans le monde des songes. »La peur commence à s’emparer de moi : je tentai de lutter contre le sommeil, épouvanté de l’emprise de ce monde inconnu. Il y a quinze jours, je commençai un rêve que je considère comme devant être le dernier. Puis-je affirmer que c’est vraiment un rêve que je vais probablement achever cette nuit ? Je ne sais plus... Ce que je vis durant mon sommeil est sin et, les impressions que je ressens sont si intenses, tout est si logique que je me demande si c’est seulement mon cerveau, qui, libéré de la contrainte du corps, s’envole vers l’inconnu, et si les existences que je vis là-bas, ne sont pas aussi réelles que celle que je mène ici-bas.

« J’ai la conviction que le songe commencé il y a une quinzaine de jours va s’achever cette nuit tragiquement. À la suite d’événements dont la relation est inutile, je suis dans mon rêve, enfermé dans une cellule dont ont doit m’extraire pour me pendre. Mes bras sont étroite ment liés, et, ces deux derniers jours, à mon réveil, j’ai constaté avec stupeur que mes poignets portaient les traces violacées qu’auraient laissées des cordes. »...Ce soir, j’ai peur. Si je m’endors je vais retourner là-bas, dans l’étroit cachot, et, au cours de mon précédent rêve, le geôlier, montrant sa face cruelle au guichet, m’a annoncé ma prochaine exécution...

« Le sommeil me gagne. Ma tête s’alourdit. Je lutte contre l’irrésistible désir qui se glisse en moi : me laisser aller et dormir. Il me semble qu’une invisible main m’attire. Je cède et pourtant, j’ai peur, affreusement peur... Cette nuit va-t-elle être ma dernière ?... »

L’inspecteur Doirel ferma le cahier, releva la tête et fixa le commissaire de police. Muets, les deux hommes se regardèrent longuement.

Enfin, le commissaire eut un rire qui sonna faux.

— Eh bien ! Doirel, dit-il d’une voix mal assurée, qu’en dites-vous ?... Invraisemblable, n’est-ce pas ? Des divagations de fou ! Voyons, répondez... Tout ceci n’a aucun sens.

— Qui sait ! répondit simplement Doirel.

Claude Orval


[1Claude Orval est un acteur, réalisateur, scénariste, dialoguiste et écrivain français né le 1er novembre 1897 à Paris 18e et mort le 24 avril 1963 à Paris 16e.