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H. G. Wells : Les pirates de la mer

samedi 2 novembre 2013, par Denis Blaizot

Disponible sur lulu.com en impression à la demande.

Cette nouvelle, traduit de l’anglais par Henry D. Da­vray, a été publiée dans les numéros 620 à 622 (octobre 1899 1899 ) de la re­vue La Science Illustrée.

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Avant l’extraordinaire affaire de Sidmouth, l’espèce particulière Haploteuthis ferox, n’était connue de la science que génériquement, d’après un tentacule à demi digéré, trouvé près des îles Açores, et d’un cadavre en dé­composition rencontré, au commencement de 1896 1896 , par M. Jennings, près de Land’s End.

Aucune partie de la science zoologique n’est restée aussi obscure que celle qui s’occupe des céphalopodes qui vivent aux grandes profondeurs de la mer. C’est un pur hasard, par exemple, qui amena la découverte que fit le prince de Monaco, pendant l’été de 1895 1895 , d’une dou­zaine environ de formes nouvelles, parmi lesquelles se trouvait le tentacule mentionné plus haut. Il arriva qu’un cachalot fut tué, au large de Terceira, par des baleiniers, et dans ses derniers efforts, il se précipita contre le yacht du prince, le manqua, roula par dessous et mourut à envi­ron vingt mètres du gouvernail.

Dans son agonie, il rejeta un certain nombre de gros objets. Le prince, se rendant vaguement compte de leur étrangeté et de leur importance, put, par un heureux expé­dient, s’en emparer avant qu’ils n’eussent coulé à fond. Il mit ses hélices en mouvement, et ces objets bizarres de­meurèrent dans les tourbillons ainsi formés, jusqu’à ce qu’une chaloupe fût mise à la mer. C’étaient des céphalo­podes entiers, et des fragments de céphalopodes, quelques-uns de proportions gigantesques et presque tous inconnus de la science.

Il semble vraiment que ces grandes et agiles créa­tures, vivant dans les profondeurs moyennes de la mer, doivent presque absolument rester pour toujours incon­nues, puisque dans l’eau elles sont assez alertes pour échapper aux filets et que ce n’est par des accidents, aussi rares qu’inespérés, que des spécimens peuvent être obte­nus. De l’Haploteuthis ferox, par exemple, on ignore complètement les mœurs, aussi complètement qu’on ignore les itinéraires du hareng et du saumon à l’époque du frai. Les zoologistes ne savent aucunement de quelle façon expliquer sa soudaine apparition sur nos côtes. Peut-être était-ce l’élan d’une migration due à la faim qui les amena à quitter leurs profondeurs. Mais il va ut mieux sans doute éviter des discussions qui n’auraient nécessairement pas de conclusion, et entrer immédiatement en matière.

Le premier être humain qui vit un Haploteuthis vi­vant — le premier qui survécut, car il y a peu de doute maintenant que la série d’accidents survenus à des bai­gneurs et à des embarcations de promenade, qui courut comme une longue vague sur les côtes de Cornouailles et du Devon au commencement de mai, n’ait été due à cette cause — fut un marchand de thé retiré des affaires, du nom de Fison, qui habitait une pension de famille à Sid­mouth. C’était l’après-midi et il se promenait au long de la falaise entre Sidmouth et la baie de Ladram. De ce cô­té, les falaises sont très hautes, mais au flanc rougeâtre de l’une d’elles, une sorte d’escalier-échelle avait été ménagé. C’est près de là que son attention fut attirée par quelque chose que d’abord il crut être un groupe d’oiseaux se dis­putant quelque fragment de nourriture, qui, sous le soleil paraissait d’un blanc rosâtre. La marée était très basse et cet objet se trouvait non seulement bien au-dessous de lui, mais fort loin au milieu d’un grand banc de rochers couvert de plantes marines noirâtres et parsemé de flaques à reflets d’argent. De plus, M. Fison était ébloui par le scintillement du soleil sur la mer.

Au bout d’un instant, il s’aperçut que son jugement était en défaut, car au-dessus de l’endroit planaient, pa­raissant beaucoup plus petits, un certain nombre d’oi­seaux, choucas et goélands pour la plupart, ces derniers resplendissant à l’aveugler quand le soleil frappait leurs grandes ailes. Et sa curiosité fut d’autant plus fortement excitée que sa première explication était insuffisante.

Comme il n’avait rien de mieux à faire que de se dis­traire, il décida de faire de cet objet, quel qu’il pût être, le but de sa promenade d’après-midi, pensant que c’était peut-être quelque grand poisson, échoué là par hasard, et se démenant dans sa détresse. Il se hâta donc de des­cendre le long et rapide escalier, s’arrêtant aux intervalles de trente pieds pour reprendre haleine et surveiller le mystérieux mouvement.

Au pied de la falaise, il se trouvait naturellement plus rapproché qu’il ne l’avait encore été ; mais, d’autre part, l’objet ressortait contre le ciel incandescent, sous le soleil, de façon à paraître sombre et indistinct. Ce qu’il avait de rose était maintenant caché par des rochers couverts d’algues. Mais il put voir qu’il était formé de sept corps arrondis, distincts ou joints, et que les oiseaux conti­nuaient leurs croassements et leurs cris tout en n’osant l’approcher de trop près.

M. Fison, dont la curiosité croissait, se mit à chercher son chemin parmi les roches usées par les flots et, trou­vant que l’épaisse couche de plantes marines qui les re­couvrait les rendait extrêmement glissantes, il s’arrêta, enleva ses souliers et ses chaussettes et replia son panta­lon au-dessus de ses genoux. Il voulait simplement éviter de trébucher dans les flaques des roches, et peut-être était-il heureux, comme le sont tous les hommes, d’avoir une excuse pour retrouver, même un instant, des sensa­tions de son enfance. En tout cas, c’est à cette circonstance que, sans aucun doute, il doit la vie.

Il s’avançait vers son but avec toute l’assurance que donne à leurs habitants, l’absolue sécurité de nos contrées à l’égard de toutes les formes de la vie animale. Les corps ronds se mouvaient de-ci de-là, mais ce fut seulement en arrivant au haut de la roche qui les cachait en partie, qu’il reconnut de quelle horrible nature était sa découverte. Il en fut saisi.

Lorsqu’il apparut sur la cime de la roche, les corps ronds se séparèrent, laissant voir l’objet rosâtre qui n’était autre chose qu’un cadavre en partie dévoré d’être humain, sans qu’on pût distinguer si c’était un corps d’homme ou de femme. Ces masses rondes étaient des créatures nou­velles, d’aspect hideux, ressemblant quelque peu à des pieuvres, et munies de tentacules énormes, très longs et flexibles, dont les nombreux replis s’étalaient sur le sol. Leur peau était d’un tissu reluisant, désagréable à voir, comme du cuir poli. La courbure circonflexe de la bouche d’où rayonnaient les tentacules, la curieuse ex­croissance qui la surmontait et de grands yeux intelli­gents donnaient à ces bêtes la grotesque suggestion d’une face. Leur corps avait les dimensions d’un porc de moyenne grosseur, et les tentacules paraissaient avoir plusieurs pieds de long. Il y avait, prétend M. Fison, sept ou huit au moins de ces bêtes ; à vingt mètres de là, dans le ressac de la marée montante, deux autres émergeaient de la mer.

Leurs corps gisaient à plat sur les rochers et leurs yeux le regardaient avec un intérêt malveillant. Mais il ne paraît pas que M. Fison ait été effrayé ou qu’il ait cru qu’il y avait pour lui un danger quelconque. Peut-être faut-il attribuer sa confiance à la lourde tranquillité de leur attitude. Mais il était naturellement horrifié, intensément irrité et indigné contre des créatures aussi révoltantes qui se nourrissaient de chair humaine. Il pensait qu’elles avaient par hasard rencontré le cadavre d’un noyé. Il se mit à pousser des cris dans l’idée de les faire fuir, mais voyant qu’elles ne bougeaient pas, il ramassa un gros morceau de roche arrondie et le leur jeta.

Alors, déroulant lentement leurs tentacules, les monstres se mirent à s’avancer vers lui, rampant d’abord délibérément et s’adressant les uns aux autres de petits ronronnements très doux.

En un instant, M. Fison se rendit compte qu’il était en danger. Il recommença à pousser des cris, jeta ses souliers et, d’un bond, se mit immédiatement à fuir.

Après une vingtaine de pas, il se retourna, comptant sur la lenteur supposée de ces êtres, mais voilà que les tentacules du plus rapproché atteignaient déjà la roche sur laquelle il se tenait.

De nouveau, il poussa des cris, non plus cette fois de menace, mais des cris d’épouvante, et il se mit à bondir, à enjamber, à glisser, à barboter à travers l’espace inégal qui le séparait du rivage. Les grandes falaises rougeâtres lui semblèrent soudain à une distance énorme, et il aperçut comme des êtres d’un autre monde deux minuscules ouvriers occupés à réparer les marches, se doutant peu de la course à la vie qui avait lieu au-dessous d’eux.

Un moment, M. Fison put entendre les monstres clapotant dans des flaques à une douzaine de pieds à peine derrière lui, et une fois aussi il glissa et faillit tomber.

Ils le poursuivirent jusqu’au pied même des falaises et ne renoncèrent à leur chasse que lorsqu’il eut été rejoint au bas des marches par les deux ouvriers.

Les trois hommes leur jetèrent des pierres pendant un instant.

Puis ils regagnèrent promptement le haut de la falaise, et par les sentiers se mirent en route vers Sidmouth pour chercher du secours, et avec un bateau aller arracher le cadavre profané aux étreintes de ces abominables bêtes.

II

Comme s’il n’avait pas été suffisamment en péril ce jour-la, M. Fison monta dans la barque pour indiquer le lieu exact de son aventure.

Il fallait, à cause de la marée basse, faire un détour considérable pour atteindre l’endroit, et quand ils furent enfin à la hauteur des marches qui escaladaient la falaise, le cadavre avait disparu. Les eaux montaient maintenant, submergeant une pointe de rocher gluant, puis une autre, et les quatre hommes, dans la barque, — les deux ou­vriers, le matelot et M. Fison, — reportèrent alors leur at­tention des détails de la côte aux profondeurs de l’eau sous la quille de l’embarcation.

D’abord, ils ne virent que fort peu de chose, à part un épais fourré de laminaria et un poisson passant comme un trait. Leurs esprits étaient disposés aux aventures et ils exprimaient librement leur désappointement. Mais tout à coup ils aperçurent l’un des monstres, nageant vers la pleine mer, avec un curieux mouvement roulant qui sug­géra à M. Fison l’incessant tournoiement d’un ballon cap­tif. Presque immédiatement après, les longues banderoles des laminaria s’agitèrent extraordinairement, s’écartèrent un instant et trois de ces bêtes devinrent obscurément vi­sibles, se disputant ce qui devait être probablement quelque fragment du noyé ; aussitôt après, les abondants rubans gris olive se refermèrent sur ce groupe enlacé.

Alors, les quatre hommes, grandement excités, se mirent à battre les flots et à crier, et ils aperçurent immé­diatement un mouvement tumultueux parmi les herbes. Ils cessèrent pour examiner plus clairement et aussitôt que l’eau fut calmée, ils virent, à ce qu’il leur sembla, tout le fond de la mer entre les herbes garni d’yeux.

— Les sales bêtes ! cria l’un des hommes, il y en a par douzaines !

Aussitôt, elles commencèrent à s’élever hors du fond. Depuis, M. Fison a décrit au narrateur cette saisissante ir­ruption hors des couches agitées de laminaria. Cela lui parut prendre un temps considérable, mais il est probable que ce fut, en réalité, l’affaire de quelques secondes. Pen­dant un instant, rien que des yeux, puis des tentacules surgissant qui séparaient les lamelles des herbes. Ensuite, ces êtres, grossissant à mesure, jusqu’à ce qu’enfin le fond de la mer fût caché par leurs formes entrelacées, les ex­trémités des tentacules apparurent vaguement dans les ondulations des vagues.

L’un d’eux s’avança hardiment jusqu’au bord du ba­teau et, s’y cramponnant par trois de ses tentacules à su­çoir, il en lança quatre autres par-dessus le plat bord comme avec l’intention de chavirer le bateau ou d’y grim­per. M. Fison s’empara de suite d’une gaffe et, frappant furieusement sur les tentacules mous, il les obligea à céder. Il fut heurté dans le dos et presque culbuté par dessus bord par le matelot qui se servait de son aviron pour ré­sister à une attaque semblable de l’autre côté de l’embar­cation.

Mais les tentacules lâchèrent immédiatement prise, glissèrent hors de vue et s’enfoncèrent dans l’eau.

— Il vaut mieux nous tirer de là, bien vite, dit M. Fi­son qui tremblait violemment. Il s’installa à la barre, tan­dis que le matelot et l’un des ouvriers s’asseyaient pour ramer. L’autre ouvrier resta debout à l’avant de la barque, tenant la gaffe et prêt à frapper le premier tentacule qui paraîtrait. Rien d’autre ne semble avoir été dit. M. Pison avait exprimé le sentiment commun. En silence et avec effroi, la face pâle et contractée, ils se mirent en devoir de s’échapper de la position dans laquelle ils s’étaient si étourdiment engagés.

Mais les avirons avaient à peine atteint la surface de l’eau que des espèces de cordes noirâtres, effilées, tor­tueuses se liaient à eux et immobilisaient le gouvernail, puis les suçoirs réapparurent, s’agrafant aux flancs de la barque. Les rameurs empoignèrent leurs avirons et les ti­rèrent, mais c’était aussi inutile que d’essayer de mouvoir un bateau sur un train d’herbes flottantes.

— À l’aide ! cria le matelot, et M. Pison et le second ouvrier se précipitèrent pour retenir l’aviron.

Celui qui tenait la gaffe se leva en jurant et se mit à frapper, aussi loin qu’il le pouvait sur le flanc de la barque, la masse de tentacules qui s’attachaient à la quille. En même temps, les deux rameurs se levèrent aus­si afin d’avoir plus de prise pour dégager leurs avirons. Le matelot abandonna le sien à M. Fison qui tirait dessus désespérément et il ouvrit un grand couteau de poche, avec lequel, penché sur le bord du bateau, il se mit à en­tailler les appendices qui s’enroulaient autour de son aviron.

M. Fison, chancelant à cause du balancement et des secousses de l’embarcation, les dents serrées, la respira­tion courte, les veines de ses mains gonflées dans l’effort pour retenir l’aviron, porta soudain ses regards sur la mer. Là, à moins de cinquante mètres, à travers les longs flots de la marée montante, venait vers eux une grande barque dans laquelle se trouvaient trois femmes et un petit en­fant. Un matelot ramait et un petit homme coiffé d’un chapeau de paille à ruban rose et tout vêtu de blanc se te­nait à l’arrière, les hélant. Pendant un instant, M. Fison pensa à des secours, puis à l’enfant. Il lâcha immédiate­ment son aviron, leva les bras en geste frénétique, et cria aux gens du bateau de ne pas s’approcher pour l’amour de Dieu. Cela en dit beaucoup sur le courage et la modes­tie de M. Fison, qu’il ne semble pas avoir cru qu’il y eût aucune espèce d’héroïsme dans son action en cette cir­constance. L’aviron qu’il avait abandonné fut immédiate­ment entraîné sous les flots et reparut un instant après, flottant à environ vingt mètres de là.

Au même moment, M. Fison sentit le bateau violem­ment secoué et un cri rauque, un cri prolongé de terreur, poussé par Hill, le matelot, lui fil oublier entièrement les excursionnistes. Il se retourna et vit Hill tombé et cram­ponné au tolet d’avant, la face convulsée de terreur, le bras droit par dessus le bord, attiré fortement vers l’eau. Il poussa une série de cris courts et déchirants. Oh ! oh ! oh ! Oh ! — M. Fison croit qu’il avait dû aller couper les tentacules jusqu’au dessous de la ligne de flottaison et qu’il avait dû être saisi à ce moment. Mais il est mainte­nant tout à fait impossible de dire avec certitude ce qui était arrivé. Le bateau était tellement penché que le plat-bord se trouvait à moins de vingt-cinq centimètres de l’eau, tandis que les deux ouvriers frappaient de toute leur force avec la gaffe et l’aviron de chaque côté du bras de Hill. Instinctivement, M. Fison se plaça à l’autre bord pour faire contrepoids.

Alors Hill, qui était grand et solide, tenta un vigou­reux effort et se releva presque entièrement. De fait, il souleva complètement hors de l’eau son bras, auquel pen­dait un pèle-mêle d’appendices bruns, et les yeux de l’un des monstres qui le tenaient apparurent à la surface de l’eau, dardant un regard fixe et résolu.

Le bateau s’inclinait de plus en plus et l’eau verdâtre entra en cascade. Alors, Hill glissa et tomba, les côtes sur le plat-bord, pendant que son bras et l’amas de tentacules retombaient dans l’eau ; son pied heurta le genou de M. Fison au moment où celui-ci se précipitait pour le retenir, mais d’autres tentacules s’enroulaient vivement autour de son cou et de ses épaules, et après une lutte brève et convulsive dans laquelle le bateau chavira presque, Hill fut tiré pardessus bord. La barque se redressa avec une violente secousse qui faillit envoyer M. Fison par-dessus l’autre bord et l’empêcha de voir la suite de ce qui se pas­sait dans l’eau.

Il fut un moment à chanceler avant de reprendre son équilibre et il s’aperçut alors que la lutte avec les bêtes et le flot montant les avaient ramenés sur les rochers.

A moins de quatre mètres d’eux, une roche à cime plate surgissait après chaque passage rythmique du flot. M. Fison saisit la rame qui restait, donna un vigoureux coup ; puis, lâchant tout, il courut à l’avant et sauta. Il sentit son pied glisser sur le roc, et, dans un effort fréné­tique, il bondit encore jusqu’à la roche suivante. Il trébu­cha, tomba sur ces genoux et se releva.

— Gare ! cria quelqu’un, et un grand corps enveloppé de brun vint le frapper. Il s’étala à plat dans une grande flaque sous le poids de l’un des ouvriers qui l’avait suivi, et il entendit à ce moment des cris étouffés et déchirants qu’il crut alors venir de Hill, et il se rappela s’être étonné des sons variés, aigus et graves qu’avait la voix du mal­heureux homme. Quelqu’un sauta par dessus lui, un flot courbe d’eau écumeuse s’abattit et passa. Tout trempé, il parvint à se remettre sur ses pieds et, sans regarder du cô­té de la mer, il courut vers le rivage aussi vite que sa ter­reur le lui permettait. Devant lui, sur l’espace uni, entre quelques rochers épars, les deux ouvriers s’enfuyaient à peu de distance l’un de l’autre.

Enfin, il jeta un regard par-dessus son épaule et voyant qu’il n’était pas poursuivi, se retourna. Il fut tout étonné. Depuis le moment où les Céphalopodes avaient entraîné Hill, il avait agi avec trop de rapidité pour com­prendre ses actions. Il lui semblait maintenant qu’il venait de sortir soudain d’un mauvais rêve.

Car le ciel était là, sans nuage et flamboyant sous le soleil d’après-midi, et la mer déroulant à l’infini son impi­toyable scintillement, la molle écume crémeuse des vagues croulantes et les longues, basses et sombres ran­gées de rocs. La barque vide flottait, émergeant et plon­geant doucement, à une dizaine de mètres du rivage. Hill et les monstres, toute la violence et le tumulte de cette fé­roce lutte pour la vie, toute cette scène s’était évanouie comme si elle n’avait jamais été.

M. Fison sentait son cœur battre violemment ; il fris­sonnait jusqu’au bout des doigts et sa respiration était rauque.

Quelque chose manquait. Pendant un instant, il ne put se rendre compte clairement de ce que ce pouvait être. Le soleil, le ciel, la mer, les rochers — qu’était-ce ?

Alors, il se rappela le canot d’excursionnistes.

Il avait disparu. M. Fison se demandait s’il était le jouet de son imagination. Il se retourna et aperçut les deux ouvriers, côte à côte, sous les masses surplombantes des grandes falaises roses. Il hésita, se demandant s’il fe­rait une dernière tentative pour sauver Hill. Son agitation physique sembla l’abandonner soudainement et le laisser découragé et impuissant. Il se retourna vers la terre, tré­buchant et avançant péniblement vers ses deux compa­gnons.

Une fois encore il regarda en arrière. Il y avait main­tenant deux barques qui flottaient, et celle qui était le plus loin vers la mer se balançait bizarrement, la quille en l’air.

III

C’est ainsi que l’Haploteuthis ferox fit son apparition sur la côte du Devonshire. Jusqu’ici, ce fut sa plus sé­rieuse agression. Le récit de M. Fison, rapproché de la sé­rie d’accidents survenus à des embarcations et à des bai­gneurs, et l’absence de poisson sur les côtes de Cor­nouailles cette année-là, indique clairement qu’un banc de ces voraces habitants des grandes profondeurs vint rôder au long des côtes. Je sais qu’on a suggéré la faim comme la force qui les entraîna à cette migration, mais pour ma part je préfère accepter la théorie de Hemsley. Il prétend qu’une troupe, qu’un banc de ces êtres dut prendre goût à la chair humaine par suite d’un vaisseau coulant bas au milieu d’eux, qu’ils se mirent alors à errer hors de leur zone accoutumée pour en trouver, guettant au passage et suivant les navires et parvenant ainsi jusqu’aux rivages européens dans le sillage du trafic transatlantique.

Cependant il serait hors de propos de discuter ici les arguments puissants et admirablement soutenus de Hem­sley.

Il semblerait que l’appétit de la troupe eût été satisfait d’avoir dévoré onze personnes, — car, autant qu’on a pu le savoir, — il y avait dix personnes dans la seconde barque, et certainement ces gens ne donnèrent depuis ce jour-là aucun signe de leur présence au large de Sid­mouth. La côte entre Seaton et Budleigh Salterton fut parcourue pendant toute la nuit par quatre bateaux du ser­vice des garde-côtes, dont les hommes étaient armés de harpons et de coutelas ; et plus tard, dans la soirée, un certain nombre d’expéditions plus ou moins semblable­ment équipées et organisées par l’initiative particulière, les rejoignirent. M. Fison ne prit part à aucune de ces ex­péditions.

Vers minuit, on entendit des appels éperdus qui ve­naient d’une embarcation à une couple de milles en mer au Sud-Est de Sidmouth, et l’on vit une lanterne s’agiter d’une étrange façon de haut en bas et de droite à gauche.

Les bateaux les plus proches se hâtèrent vers l’alarme. Les imprudents occupants du bateau, un marin, un curé et deux écoliers avaient réellement vu les monstres passer sous leur barque. Ces créatures, semble-t-il, comme la plupart des organismes des grandes profondeurs, étaient phosphorescentes, et elles flottaient à cinq brasses envi­ron de la surface, comme des êtres de clair de lune dans les ténèbres de l’eau, leurs tentacules repliés et comme endormis, en un incessant roulement et s’avançant vers le Sud-Est, leur troupe formée en coin.

Ces gens racontèrent le fait par gestes et cris au pre­mier bateau qui les joignit, puis à un autre. A la fin, il y eut une petite flotte de huit ou dix embarcations rassem­blées là, d’où s’élevait dans le calme nocturne un tumulte semblable aux bruits confus d’une place de marché. Il n’y eut que peu ou pas de disposition à suivre la troupe, les gens n’ayant ni les armes ni l’expérience pour une chasse aussi dangereuse, et là-dessus — avec sans doute un cer­tain soulagement — les bateaux regagnèrent le port.

Il faut dire maintenant ce qui est peut-être le plus étonnant de cette étonnante incursion. Il ne reste la moindre indication des mouvements subséquents de la troupe de monstres, bien que toute la côte du Sud-Ouest ait été sur le qui-vive. Mais il peut être significatif qu’un cachalot vint s’échouer à Sark le 3 juin. Dix huit jours après les événements de Sidmouth, un Haploteuthis vi­vant fut jeté à la côte sur les sables de Calais. Il était vi­vant, car plusieurs témoins virent ses tentacules s’agiter d’une façon convulsive ; mais il est probable qu’il achevait de mourir. M. Pouchet prit un fusil et le tua.

IV

Ce fut la dernière fois que l’on vit un Haploteuthis vi­vant. On n’en vit aucun autre sur les côtes de France. Le 15 juin, le cadavre presque entier d’un de ces monstres fut rejeté par la mer près de Torquay, et, quelques jours plus tard, une embarcation appartenant à la station de Biologie marine, qui draguait en vue de Plymouth, rencontra un fragment en putréfaction, profondément entaillé par la blessure d’un coutelas. Enfin, le dernier jour de juin, un artiste, M. Egbert Caine, qui se baignait près du Newlyn, éleva tout à coup les bras, poussa un cri et disparut.

Un ami qui se baignait avec lui ne fit aucun effort pour lui porter secours et regagna rapidement le rivage. C’est le dernier fait qui puisse se rattacher à cette extraordinaire incursion de monstres sous-marins. On croit, — et il faut certes l’espérer — qu’ils sont retournés, et pour toujours, aux ténébreuses profondeurs des mers. d’où ils étaient venus si étrangement et si mystérieusement.


J’apprends, aujourd’hui, l’existence d’une nouvelle, publiée dans Yachting Gazette du 16 décembre 1899 1899 , portant le titre de Les brigands de mer et relatant à peu près les même événements.