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Rudyard Kipling : Les yeux de l’Asie

vendredi 13 novembre 2020, par Denis Blaizot

Cette nouvelle est parue dans Le Matin du 21 octobre 1919 1919 .

Extraits des lettres de Bishen Singh, du 215e bataillon de rajputs, à Madhu Sinph, Bukani (Indes anglaises)

« ...Il est inexact qu’il n’y ait pas de castes en Angleterre. Mais la caractéristique des castes élevées, c’est qu’un baron, par exemple, peut se livrer à des besognes telles que toucher les morts, les blessures et le sang, et n’être point déshonoré. Ainsi la directrice des infirmières de l’hôpital voisin du nôtre est une lady de haute naissance !

 » J’aime à observer les coutumes de ces gens.. Il leur est interdit de témoigner en public de la curiosité, des appétits ou de la peur. À ce point de vue-là, ils me font penser à une troupe de parade. Leurs enfants mâles sont battus, depuis leur neuvième année, avec des cannes de jonc... Pourtant les jeunes gens nous ressemblent. Ils ne fument pas l’opium, mais ils aiment les chevaux, les sports, les femmes, et ils sont toujours endettés. Enfin les membres des castes élevées ne se noircissent pas réciproquement en s’injuriant avec violence, mais en échangeant des plaisanteries d’une petite voix pointue. »

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« En France, les habitants travaillent continuellement.. Les Français et les Flamands (qui sont une caste de Français) sont les rois de la culture. Chose extraordinaire, les chiens y sont courtois et travailleurs !!! Ils jouent avec les chats, gardent les brebis, tournent la machine à beurre, tirent les charrettes et les surveillent.

 » J’ai un ami parmi les Français, c’est un vieillard du village où mon régiment est cantonné. Chaque jour il comble les trous que les obus creusent dans ses champs. Sa petite-fille, une très petite créature, faisait paître sa vache derrière une haie et c’est ainsi qu’un jour elle fut tuée.

 » Notre régiment apprit la nouvelle et en fut très surpris, car cette fillette venait souvent parmi nous afin d’obtenir quelques boutons de nos uniformes. Elle était gaie et avait appris un peu notre langue. Quelle honte, cette mort ! Elle était notre enfant à tous. Nous la vengeâmes, mais elle était morte, tuée comme un veau, sans raison. Quelle honte !

 » Les femmes et les filles de France cultivent les terres aussi bien que les hommes. Elles conduisent la charrue attelée de deux ou quatre chevaux grands comme des collines. Elles tiennent les comptes de la maison. Elles évaluent toutes choses. On ne peut pas les tromper sur la valeur d’un grain de blé ! Et pourtant, elles sont, de leur propre chef, généreuses au delà de tout. Quand nous revenions des tranchées, elles se levaient quelle que fût l’heure, et nous préparaient des boissons chaudes avec du lait, du pain et du beurre. Que Dieu les récompense mille fois pour leur bonté ! »

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« Les gens du peuple de France sont surpris quand on leur apprend que notre pays est rempli de chiens qui ne travaillent pas et ne gardent même pas les bestiaux. Les enfants de ces gens-là ne portent pas de bijoux, mais ils sont d’une beauté que je ne puis décrire. Les femmes ne sont pas voilées. Elles se marient à leur guise, entre leur vingtième et leur vingt-cinquième année. Elles se disputent rarement, ne crient pas et ne mentent pas. Lorsqu’un grand chagrin les accable, il n’y a point de cérémonial de douleur tel que s’arracher les cheveux, etc. Elles endurent leur peine en silence, ce qui sans doute est la conséquence de leur éducation.

 » J’ai été logé chez un vieux prêtre, car tous les jeunes sont à la guerre. Chose curieuse, les Français, à la prière, se découvrent la tête et n’enlèvent pas leurs chaussures. Ils ne parlent pas de leur religion aux étrangers et ils ne cherchent pas à les convertir. Le vieux prêtre me donna une petite médaille et m’engagea la porter autour de mon cou. Les Français considèrent ces médailles comme saintes. Elles les préservent du mauvais œil. Les femmes portent des grains en chapelet pour mieux compter le nombre de leurs prières.

 » Quand la fillette dont j’ai parlé plus haut fut tuée par l’obus, certains hommes de mon régiment se partagèrent les grains qu’ils purent trouver du chapelet que la pauvre petite portait. Ils en firent un compte exact, jurèrent de tuer un ennemi pour chacun des grains et remirent ceux-ci entre les mains du sergent-major. Chaque fois que l’un des garants était tué, le nombre de ses grains non encore libérés était ajouté à ceux des autres vengeurs, a-moins qu’ils n’élussent un remplaçant qui prenait la dette à sa charge.

 » Il fallut sept semaines pour racheter tous les grains du chapelet, parce que le temps fut mauvais, parce que nos canons étaient puissants et parce que l’ennemi ne se montrait pas après la tombée de la nuit.

 » Lorsque le compte fut enfin réglé, les grains du chapelet furent remis au vieux grand-père avec un certificat. Et le vieux grand-père pleura.

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« Cette guerre n’est pas une guerre. Tout ce qui s’est passé avant elle en ce monde ne peut se comparer qu’à des enfants qui se lancent de la poudre coloriée... Qu’est-ce que vous pouvez bien concevoir de la guerre, vous autres, là-bas ? Quand les ignorants me parleront plus tard de guerres, je rirai, fussent-ils mes frères aînés !...

 » Pourquoi m’écrivez-vous pour vous plaindre ? Est-ce vous qui combattez ou bien moi ? Vous connaissez le proverbe : « La vie du soldat est à sa famille ; sa mort est à sa patrie, ses malheurs seuls sont à lui... »

 » Je me suis enrôlé jeune. J’ai mangé le sel du gouvernement jusque dans ma vieillesse. J’acquitte ma dette.

 » Je prie le gourou (le prêtre) de rapprocher ceux qui sont séparés. Dieu seul est la vérité ! Tout le reste n’est qu’ombre. »

Rudyard Kipling Rudyard Kipling

Adaptation de Maurice Dekobra