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Maurice Level : Menteuse

dimanche 21 novembre 2021, par Denis Blaizot

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Auteur : Maurice Level Maurice Level Maurice Level, né le 29 août 1875 à Vendôme et décédé le 14 avril 1926 à Rueil, est un écrivain, journaliste et dramaturge français.

Titre : Menteuse
Date de première publication : 22 février 1906 1906 (Le Journal)

document original

Très beau conte de presse qui mérite de sortir de l’oubli, résumant la misère des familles de pêcheurs au début du XXe siècle quand la malchance s’en mêlait. Et, cerise sur le gâteau, avec une petite touche de mystère sur la fin.

La mer immense s’endormait dans la douceur du soir. Le soleil descendait au bout de l’horizon. D’un vol silencieux, les grands oiseaux fuyaient vers le large prochain, et la grève, effleurée par la caresse mouillée des vagues, tendait son flanc comme une femme qui s’assoupit sous des baisers.

En haut de la falaise, près de moi, une vieille se tenait immobile, les mains jointes. La bise qui courbait les herbes plaquait sa jupe à ses genoux, et passait autour de sa face les mèches grises de ses cheveux. Elle avait une figure ravagée, des lèvres tremblantes ; ses yeux étaient tristes, usés, et si enfoncés sous l’orbite, qu’ils paraissaient vouloir regarder dans son cœur…

Et, brusquement, cette fin de jour qui, tout à l’heure me semblait souriante, m’apparut désolée, comme si, sous le ciel alangui, cette vieille impassible et songeuse avait porté dans la blancheur de sa coiffe bordée de noir, le deuil de tous les deuils évoqués par la nuit. Le soleil avait disparu tout à fait. Des phares s’allumaient tout le Long de la côte ; leurs lueurs balayaient les étoiles, la mer, mettant un frisson à la crête des vagues et l’Angelus tinta…

Les cloches de Bretagne ont une étrange voix. On dirait qu’elle se hâte de passer sur Les toits, sur les arbres pour mieux s’étendre, s’enfler, s’allonger et mourir loin, très loin sur les flots, voix profonde presque humaine qui s’en va vers le large, avec le regard lumineux des phares, joindre les pêcheurs attardés ou perdus.

La vieille fit un pas, et s’arrêta si près du bord qu’un peu de terre s’effrita sous son sabot et roula de rochers en rochers. Je la retins par la manche.

—  Attention, la maman ! Vous allez tomber !

Elle murmura :

—  Ah !… oui…

—  Il faut rentrer, voilà que la brise se lève. Il fera froid cette nuit.

Elle hocha la tête, et, par deux fois, redit ma phrase :

—  Il fera froid, cette nuit, très froid. Mais elle ne bougea pas. Seulement, je remarquai qu’une larme brillait dans ses yeux. Je crus comprendre et questionnai :

—  Vous attendez une barque ?

—  Non… Je n’attends rien… Je regarde…

Un voilier glissait dans les dernières flammes du couchant. Des reflets rouges moiraient encore les lames, et la lune se hissait hors des nuages. Une splendeur montait de cette jeune nuit. Je repris :

—  Vous aimez là mer… Elle est belle…

Elle tourna vers moi sa face ravagée, et, les yeux durs, le front plissé, gronda :

—  Non, elle n’est pas belle ! Non, je ne l’aime pas, la coquine, la gueuse !…

Et, soudain violente, le geste net, elle poursuivit :

—  Vous autres, dans les villes, ce sont les filles que vous craignez. Ce sont elles qui vous arrachent vos enfants, qui vous les volent. Chez nous, la voleuse, la fille, c’est Elle !… Regardez-la, avec son air tranquille… Regardez-la… C’est avec cet air-là qu’elle nous prend nos garçons ! On les met au monde, on les élève, ils grandissent, et à force de se faire caresser par elle, ils oublient tout. Pour les conserver près de soi, on voudrait en faire des ouvriers, des cultivateurs… Non ! Il la leur faut. Ils deviennent pêcheurs. Ils l’ont dans le sang !

Je suis venue au monde ici, dans ce village, et, depuis que j’ai l’âge de penser, je n’ai vu que des deuils autour de moi.

D’abord, ce fut le père. Il est parti un soir, un beau soir ; dans la nuit, la tempête s’est levée… on ne l’a jamais revu, ni aucun des hommes de l’équipage… Après lui, les frères… Chaque saison, la table devenait plus petite. Un à un, tous manquaient… Les filets ont séché à la porte sous le soleil et sous le vent, La barque s’est pourrie sur son amarre. La misère est venue. Il a fallu descendre à la grève, pêcher les crevettes, les crabes… Que voulez-vous ! On ne sait pas d’autre métier… Alors, les hommes disparus, les femmes demandent la charité à la mer… Ce qu’on gagne à pêcher tout le jour en poussant son filet la hotte au dos, c’est comme ies aumônes que la gueuse laisse tomber aux pauvres gens.

Cependant, à force de pleurer, on s’habitue. On a porté tant et tant de deuils que, sans qu’on s’en aperçoive, on ne quitte plus la coiffe noire… Et l’on épouse un matelot, comme les autres !…

Dans les premiers temps, j’ai cru que le mauvais sort s’était écarté de ma route. Mais il n’oublie pas ! L’un après l’autre, j’ai perdu mes quatre fils. Mon homme seul me restait. Celui-là, c’était un marin, un solide, un terrible ! Il avait tout traversé : les tempêtes, les naufrages, et la mer, à force de le voir toujours debout, avait pris peur de lui…

La dernière fois qu’il a embarqué, c’était avec les morutiers, comme on dit chez nous, ceux qui vont pêcher la morue à Terre-Neuve.

Là-bas, ils restent à pêcher la nuit, le jour, sous la pluie, la neige et le vent, et les paquets de mer qui sautent sur les bateaux, emportent les hommes comme des plumes. J’en avais souci, et, quand le moment du retour approcha, une peur me prit, sans que je puisse expliquer pourquoi.

Ils sont rentrés un matin de juin, avec la marée, par beau soleil. Mon homme était à bord du Jean-Marie et le Jean-Marie entra le dernier. Tout de suite, j’eus le sentiment de quelque chose. Si mon homme avait été là, son bateau aurait pris le premier son amarre. Sitôt les premiers descendus, je criai :

—  Mon homme ! Où est mon homme 

—  Il vient, que me dit le mousse. Patientez un peu…

Ça m’ôta un poids de sur le cœur. J’avais cru… Enfin, je l’aperçus qui s’avançait sur le pont, appuyé à deux camarades. Il se tenait bien droit sur ses jambes. Quand il fut plus près, je l’appelai. Il s’arrêta, tournant la tête à droite, à gauche.

—  C’est toi, ma femme ?… Où es-tu ?

Ah ! sa voix ! Je l’ai encore dans les oreilles ! Mais, ce que j’ai surtout devant moi, c’est sa figure, sa figure immobile, avec la barbe blanche, si blanche qu’elle faisait tache sur sa peau noire, et ses yeux, ses pauvres yeux sans sourcils et sans cils, ses yeux morts, brûlés, finis… Le brouillard, le vent, l’eau de mer, les avaient rougis. Lors- qu’il fut dans mes bras, il posa sur mes joues ses mains tremblantes et se mit à pleurer en disant :

—  Je suis aveugle, ma pauvre vieille !…

Vous n’avez jamais vu ça, monsieur, un aveugle qui pleure !… J’espérais qu’à force de soins il retrouverait la vue. Hélas ! Les jours, les mois passèrent sans rien changer. Il ne sortait plus de la maison. Tout le jour, il restait assis devant la porte, écoutant le bruit que la mer faisait dans les rochers. La nuit, il m’éveillait des fois, pour me dire :

—  Je viens de rêver que je voyais !

Car, s’il était peu causant, sitôt qu’il disait un mot, c’était pour parler de ses yeux, de ses yeux vides. Il ne s’occupait point d’autre chose, et la vie ne le souciait guère. Le peu d’argent qu’il avait rapporté de là-bas s’en allait, et, quand la mauvaise saison arriva, nous n’avions plus rien.

Lui, de coutume, prévenant, soucieux, il oubliait la vie de tous les jours.

Et moi, de peur de l’irriter, je n’osais rien dire.

Pourtant, comme il fallait bien vivre, n’est-ce pas, je vendis un à un tous les meubles de la maison, tout, jusqu’à des pauvres vieilles choses qui me venaient des grands-parents, des choses qu’on aimait à regarder et qui vous rappelaient tant de souvenirs. Tout y passa, peu à peu, tout : les draps, le linge, les filets et les lignes, la barque qui dansait au bout de la jetée, et l’horloge qui marquait le temps, l’horloge que j’entendais depuis que j’étais petite, et dont, à présent, la nuit, j’essayais de me rappeler la voix.

Ça, il a failli s’en apercevoir. Une fois qu’il ne dormait pas, il me dit :

—  Est-ce que je deviens aussi sourd à présent ? Voilà que je n’entends plus l’horloge…

—  Elle est cassée, que je lui répondis. Elle est à réparer…

Il fit :

« Bon ! » Et se remit à parler de ses yeux.

—  Si je pouvais ravoir, une heure seulement, comme ce serait bon de regarder autour de soi. Je me souviens de la place de tout. Ici, l’armoire et ses cuivres polis. Là, le buffet et les vieux plats d’étain. L’horloge. La cheminée aux grands chenets… Les filets roux, le long des murs, et, dans le port, l’Antoinette, mon bon bateau, avec sa voile bise et ses rames solides !

Je ne pouvais l’entendre parler ainsi sans trembler. Ça me faisait si mal ! J’étais sur le point de lui dire :

« Rien de tout ça n’existe plus, mon pauvre vieux ! »

Mais à quoi bon ?… Puisque le bon Dieu lui avait ôté la lumière, mieux valait qu’il ne sût jamais. Ainsi plus tard, très tard, il s’en irait sans avoir eu, jamais, le plus petit soupçon…

Elle se tut et soupira : « Ah ! bonnes gens !… »

—  Voyons, lui dis-je, il ne faut pas désespérer ainsi… Donnez-moi votre nom, je prendrai soin de vous, et vous pourrez vivre sans gros soucis. Prenez toujours cela.

Elle repoussa ma main tendue :

—  Vous êtes bon, monsieur, mais, quand bien même j’en aurais plus et plus, pourrais-je retrouver ce qui est dispersé aux quatre coins ?… Parce qu’à présent… je ne peux plus mentir… C’est fini… C’est ma punition… Ah ! je ne vous ai pas conté le plus affreux !… Ce matin, le docteur est venu… en passant… et, quand il a eu regardé ses yeux, il m’a prise à part et m’a dit :

—  Savez-vous bien qu’il va peut-être retrouver la vue ?

D’abord, ça m’a fait une joie si grande que j’ai cru défaillir, et puis, tout d’un coup, j’ai songé à mon homme devant la maison vide, les murs nus, à mon homme cherchant en vain les souvenirs de ses défunts parents, courant au port, et ne retrouvant plus sa barque… J’ai imaginé son chagrin, sa colère, ses pauvres yeux qui n’allaient s’ouvrir que pour pleurer plus longtemps et plus fort ; le regard qu’il aurait pour moi, et la pensée qui serait sûrement dans sa tête : que je n’avais vendu tout ça que par paresse… Est-ce qu’on sait ?… Ça je ne peux pas… Je ne veux pas… Je m’étais habituée à souffrir en silence, à penser que je pourrais mentir toujours et sans danger… à cette heure, je n’ose plus rentrer… Et, quand bien même j’aurais tant d’argent que je pourrais acheter des meubles et, de tout, rien ne saurait lui faire oublier les vieilles choses qui ne s’achètent pas, et qu’on aime !… Ah ! bonne dame, pourquoi défaire ce que vous aviez fait !… Qu’est ce que je dirai pour mon excuse d’avoir menti, menti !…

Elle se mit à pleurer, la tête dans les mains.

—  Voyons, lui dis-je, calmez-vous… Songez que votre homme n’a plus que vous… Je lui parlerai… Venez avec moi.

Elle essuya ses yeux.

—  À la bonne heure, rentrons tous deux…

La nuit était toute noire. Le chemin descendait si étroit que je dus passer devant. Tout en marchant, je lui parlais. Elle me répondait d’une voix lasse, et j’entendais les hoquets qui entrecoupaient ses mots. À un moment, le sentier devint si mauvais et l’obscurité si profonde que j’avais peine à diriger mes pas. Je me tus.

Nous marchâmes ainsi quelques instants. Tout à coup, il me sembla que près de moi, une voix murmurait un mot : « Menteuse ! » Et que des cailloux s’écrasaient et roulaient, mais, juste au même moment, je dus me cramponner au roc pour ne pas tomber, et l’angoisse du gouffre obscurcit ma raison…

Bientôt, la route s’ouvrit plus large, et la Lune éclaira la falaise. Je poussai un soupir de soulagement et dis en riant :

—  Voilà une promenade qu’il n’est pas bon de faire sans lanterne. C’est un chemin pour les chèvres !… Allons, ma brave femme, venez ici. Appuyez-vous sur moi…

Pas de réponse. Je me retournai. J’étais seul. J’appelai. Je criai. Je revins sur mes pas… Rien… rien que la voix lugubre d’une chouette, au lointain… Alors, le sanglot de tout à l’heure, le mot deviné dans la nuit, le crissement des cailloux sur le sentier passèrent devant ma mémoire et je demeurai là, longtemps, découvert, immobile.

La nuit était immense, impénétrable et douce ; l’eau clapotait aux flancs de la falaise, et, sous le reflet tremblotant des étoiles, l’Océan me sembla s’étendre avec un grand frisson voluptueux.

Maurice Level Maurice Level Maurice Level, né le 29 août 1875 à Vendôme et décédé le 14 avril 1926 à Rueil, est un écrivain, journaliste et dramaturge français.

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