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Maurice Level : La nuit et le silence

vendredi 5 novembre 2021, par Denis Blaizot

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Auteur : Maurice Level Maurice Level Maurice Level, né le 29 août 1875 à Vendôme et décédé le 14 avril 1926 à Rueil, est un écrivain, journaliste et dramaturge français.

Titre : La nuit et le silence

Date de première publication : 25 mars 1906 1906 (Le Journal)

document original

Cette nouvelle a été republiée récemment dans des anthologie à tirage limité.

Ce qui est plutôt amusant, c’est que je l’ai découverte en consultant les sommaires de Weird Tales 1932. J’ai donc eu sous les yeux la version anglaise (U.S.) avant de lire la version originale.

Et je comprends pourquoi Weird Tales avait choisi de la publier. Elle est vraiment très bonne. C’est un excellent petit thriller. Juste un petit point à relever : le muet est aussi sourd. sinon la fin n’a pas de sens.

Bonne lecture.


Ils étaient vieux, cassés, sans âge.

La femme se traînait sur deux lourdes béquilles. L’un des hommes marchait les mains tendues, les doigts ouverts et les yeux clos : l’aveugle. L’autre, le front baissé, la figure immobile, le regard inquiet, avec quelque chose de douloureux et de sournois dans tout son être, suivait sans que jamais un mot sortît d’entre ses lèvres : le muet.

On disait qu’ils étaient les deux frères et la sœur, qu’ils s’aimaient d’un amour farouche. Jamais on ne voyait l’un sans les autres ; jamais, aux porches des églises, ils n’approchaient ces mendiants cossus qui guettent la pitié et l’implorent au grand jour pour qu’on n’ose leur refuser. Ils ne demandaient rien. Leur seul aspect était une prière. Ils passaient par les allées sombres, trio mystérieux : La Vieillesse. La Nuit. Le Silence. C’était tout.

Or, un soir, aux portes de la ville, dans leur taudis sans feu, si triste que nul n’osait en franchir le seuil, la femme s’éteignit doucement entre leurs bras, sans un appel, sans un cri, avec seulement un long regard de détresse que vit le muet, une violente crispation dont l’aveugle sentit l’étreinte sur son poignet : sans un mot, elle entra dans l’éternel silence.

Le lendemain, pour la première fois, on rencontra les deux hommes sans elle. Ils se traînèrent tout le jour, sans même s’arrêter devant les boulangeries où, d’habitude, on leur faisait l’aumône d’un peu de pain. Vers le crépuscule, quand, aux carrefours sombres, des lueurs commencèrent de briller ; quand, derrière les persiennes closes, le reflet des lampes fit sourire les maisons, ils achetèrent avec les sous récoltés deux pauvres cierges et s’en revinrent à pas lents jusqu’au logis désormais solitaire où, sur son grabat, la vieille sœur, la vieille amie, reposait sans que nul priât auprès d’elle.

Ils embrassèrent la morte une dernière fois. Ensuite, des hommes vinrent pour la mettre en bière. On referma les planches de sapin, on plaça le cercueil sur deux tréteaux de bois, et, seuls de nouveau, ils placèrent dans une assiette un brin de buis, allumèrent leurs maigres cierges et s’assirent pour la dernière, pour la bien trop courte veillée.

Dehors, la bise s’amusait aux fentes de la porte mal jointe. Dedans, deux flammes courtes et tremblantes piquaient l’obscurité de leurs taches jaunes. Plus un bruit…

Ils restèrent ainsi, longtemps, priant, se souvenant, rêvant, pauvres êtres n’ayant jamais connu que la détresse, à qui la vie avait tout refusé, sauf la douleur.

Las enfin de pleurer, ils s’assoupirent.

Quand ils s’éveillèrent, il faisait toujours nuit. Les lueurs des deux cierges scintillaient encore, mais plus basses. Le froid du matin prêt à poindre les fit frissonner. Or, dans le même instant, ils tressaillirent et se penchèrent, guettant une vision, un bruit. Ils demeurèrent immobiles, mais ce qui les avait tirés de leur torpeur ne se reproduisit pas, sans doute, car ils s’étendirent de nouveau sur leurs couches, et se remirent à prier.

Soudain, pour la seconde fois, ils se dressèrent, brusquement. Ils n’osaient plus bouger. Si chacun d’eux eût été seul, il se serait cru le jouet de quelque hallucination fugitive. Lorsqu’on voit sans entendre ou qu’on entend sans voir, l’illusion est trop aisée. Mais il se passait, à n’en point douter, une chose anormale, puisqu’elle les agitait tous deux, puisqu’elle attirait à la fois les yeux et les oreilles : ils s’en rendaient bien compte, mais ne comprenaient pas.

À eux deux, ils tenaient la vérité entière. Séparément, ils n’en avaient que la notion incomplète, inexpliquée, angoissante.

Le muet se leva et se mit à marcher. Alors, l’aveugle, oubliant l’infirmité de son frère, interrogea, la voix étranglée par la peur :

—  Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qu’il y a ? Pourquoi te lèves-tu ?

Il l’entendait aller, venir, s’arrêter, repartir et s’arrêter encore, et, de n’avoir pour guider sa raison que ce que percevaient ses oreilles, sa frayeur grandit et il claqua des dents. Il voulut encore parler, et, cette fois, se souvint.

—  Qu’est-ce qu’il y a ? À quoi bon ! Il ne m’entend pas. Mais que voit-il ?

Le muet fit encore quelques pas, frotta ses yeux, puis, rassuré sans doute, retourna jusqu’à son grabat et se rendormit.

Alors, tout bruit ayant cessé, l’aveugle respira largement et reprit sa prière. Il murmurait les psaumes d’une voix lente et monotone, l’âme engourdie, la pensée flottante, attendant que le sommeil vint illuminer ses ténèbres.

Il rêvait presque, lorsque le murmure qui, tout à l’heure, l’avait fait tressaillir, le tira de son demi-sommeil.

On eût dit un grattement coupé de petits coups légers frappés sur une planche, de frottements bizarres et de murmures étouffés.

Il sursauta, tendit l’oreille. Le muet n’avait pas bougé, et, sentant la peur, la vraie peur le gagner, essaya de réfléchir :

—  Pourquoi m’affoler pour ce bruit ? L’ombre est toute remplie de murmures. Mon frère rêve. Oui, c’est cela… Tout à l’heure, pourtant, je l’entendais marcher près de moi, je sentais la chaleur de son souffle, donc, il s’était levé. Et le même bruit résonnait déjà. il voyait quelque chose, peut-être ? Si c’était le vent, le vent, tout simplement ? Mais non, encore non. Je connais sa chanson et, ce bruit-là, je ne l’ai jamais entendu. Je ne le reconnais pas, bien que…

Il mordit ses poings, effleuré d’un soupçon.

—  Si c’était ? Oh ! ce n’est pas possible ! Si c’était… Le voilà, encore. Il grandit. J’en suis sûr à présent. On gratte… on gratte… on tape… Mon Dieu ! On gémit… on appelle… Une voix… Sa voix ! Elle pleure ! Au Secours !

Il se jeta à bas de son lit et hurla :

—  François ! Debout ! Au secours ! Regarde !

La peur l’avait pris à pleins bras. Il s’arrachait les cheveux, criant :

—  Regarde ! Tu as des yeux, toi, tu verras !

Les gémissements devenaient plus nets, les coups plus rudes. À tâtons, battant les murs, cognant les débris de caisses qui leur servaient de meubles, butant aux trous du sol mal aplani, il se mit à marcher, essayant de se diriger vers son frère.

Il tombait, se relevait, saignant, meurtri, pleurant :

—  Je n’ai pas d’yeux ! Je n’ai pas d’yeux !

Dans ses gestes désordonnés, il renvoya l’assiette où baignait le buis, et le claquement de la faïence sur le sol acheva de l’affoler.

—  Au secours ! Qu’est-ce que j’ai fait ! Au secours !

Le bruit montait, plus net, plus effrayant, et comme une sorte de cri traversait le silence, ses derniers doutes s’évanouirent. Derrière ses yeux vides, il devina l’horrible chose, il la vit !

Il vit la vieille sœur ensevelie essayant de rompre les barrières de sa hideuse prison. Il vit son épouvante surhumaine, son agonie mille fois plus atroce que toutes les morts. Elle était là, vivante, oui, vivante, à quelques pas de lui. Mais où ? Elle entendait ses pas chancelants, elle percevait sa voix, et lui, l’aveugle, ne pouvait rien pour elle ! Rien que supplier.

—  Attends… Je viens ! Courage ! Mon Dieu ! Si tu existes, rends-moi mes yeux, une minute, une seconde, le temps de voir et de savoir, puis, après, rejette-moi dans la nuit… ou bien, si j’ai péché, fais que mon frère s’éveille. Mon Dieu ! As-tu voulu que le muet soit plus infirme que l’aveugle ?

En jetant ses bras de droite et de gauche, il fit tomber les cierges ; la cire coula sur ses mains, chaude comme du sang. Et le bruit grandissait, désespéré, et la voix parlait, disait des mots, et s’épuisait, devenait plus étranglée, plus courte…

Il se traînait sur les genoux :

—  Courage ! Je suis là ! Je viens !

Il n’entendait que l’appel déchirant et la lourde respiration de l’endormi, et, tout à coup, à force de tourner sur lui-même, il se cogna à un lit, tendit les bras, sentit un corps, le prit aux épaules, et le secoua de toute la force de ses bras.

Le muet, éveillé en sursaut, bondit, essayant de voir, et se dressa avec d’horribles cris car, les cierges éteints, il était dans la nuit, lui aussi, la nuit impénétrable et peuplée de fantômes, la nuit plus vide encore pour lui que pour l’aveugle, la nuit baignée du silence des tombes. Ne sachant plus rien, demi-fou, il abattit ses mains au hasard, et, comme son frère, dans l’élan de ses doigts crispés hurlait :

—  À l’aide ! Regarde ! Moi j’entends ! Regar…

Il le prit à la gorge, ils roulèrent sur le sol, culbutant tout sur leur passage, et, cramponnés l’un à l’autre, noués, hideux, féroces, ils se déchirèrent des ongles et des dents. Puis, leurs râles s’éteignirent. La voix lointaine et proche eut un hoquet… un craquement se fit entendre… le corps se détendait dans un suprême effort… quelque chose grinça… sanglota… grinça encore… Plus rien.

Dans la campagne, les arbres sifflaient et ployaient sous la rafale ; la pluie dansait le long des murs. Le jour d’hiver, lent à venir attendait, accroupi au bord de l’horizon. Entre les murs du taudis, plus un bruit, plus un souffle :

La Nuit et le Silence.

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Et cerise sur le gâteau, la version américaine de cette nouvelle :
Fichier texte
Copie numérique des pages du N° de Weird Tales contenant ce conte

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