Raconté comme il l’est, il pourrait passer pour un conte policier façon Les enquêtes du commissaire Jérôme de Maurice Renard Maurice Renard .
À vous de juger. En tout cas, cela ferait un bon début pour un roman policier… ou au moins une nouvelle.
L’étrange assassinat de Suzanne Barbala
Où la météorologie pourrait peut-être apporter quelques lueurs dans les ténèbres
Les services de la police judiciaire poursuivent activement leur enquête afin d’établir dans quelles circonstances la petite Suzanne Barbala, au cours de l’après-midi du vendredi 1er septembre, interrompit sa route entre la pharmacie Clémençon, où elle se trouvait à 14 h 15, et le domicile de Mme Oudin, au Kremlin-Bicêtre, où elle se rendait, pour écouter et suivre le mystérieux inconnu qui devait l’assassiner.
Ces circonstances, ne pouvait-on les trouver dans les conditions atmosphériques qui auraient pu obliger la fillette à se mettre à l’abri au long de son chemin ? C’est ce que nous ayons eu l’idée hier de rechercher.
De la pharmacie Clémençon au Madelon-Cinéma
La pharmacie Clémençon, où répétons-le, la petite Suzanne Barbala se trouvait à 14 h 15, est située avenue d’Italie, du même côté que le Madelon-Cinéma. La fillette, par conséquent, pour se rendre à la porte d’Italie, suivait normalement ce côté de la voie. Il lui fallait environ un quart d’heure de son pas menu et musard pour arriver à hauteur du Madelon-Cinéma.
Il était donc environ 14 h 30 lorsqu’elle se trouvait en ce point de l’avenue d’Italie. Et c’est ici que notre enquête sur les conditions atmosphériques de cet après-midi du vendredi 1er septembre commence à prendre un certain intérêt.
Et voici ce que nous relevons sur le livre de l’observatoire du parc Montsouris pour cet après-midi du vendredi 1er septembre :
À 14 h 30, gouttes d’eau jusqu’à 15 heures.
Ainsi, à 14 h 30, heure à laquelle la petite Suzanne Barbala arrive devant le Madelon-Cinéma, la pluie commence à tomber.
À cet instant, un abri est là tout proche et tentateur par les belles images qui s’y trouvent. C’est le hall d’entrée du Madelon-Cinéma. Mais la grille est-elle ouverte à ce moment ? Nous sommes allé le demander hier à l’opérateur de l’établissement, M. Albert Boverie, qui, ce même vendredi, était venu là préparer les films du nouveau spectacle du soir.
— À quelle heure ce jour-là, lui avons-nous demandé, avez-vous quitté le Madelon-Cinéma pour aller déjeuner ?
— Je ne saurais vous le préciser, nous a-t-il répondu. Il était peut-être une heure, une heure et demie, peut-être deux heures, peut-être plus. Ce n’est jamais régulier et il m’arrive quelquefois de déjeuner ces jours-là à trois heures de l’après-midi.
— Cependant, lui avons-nous fait remarquer, il est un point qui peut rafraîchir votre mémoire. Ce jour-là il a plu à partir de 14 h 30. Si vous étiez dehors pour rentrer déjeuner chez vous, à Malakoff, vous avez certainement été mouillé.
— Je ne m’en souviens pas du tout, d’autant qu’avant de rentrer à Malakoff, j’ai l’habitude d’aller chez un marchand de vin voisin du cinéma prendre l’apéritif. Je pouvais me trouver dans ce débit au moment de la pluie.
— Mais avant de vous rendre chez ce marchand de vin, fermez-vous la grille du cinéma ?
— Non. J’ai l’habitude de la laisser entrebâillée et je ne viens la refermer au cadenas avec la clé que je possède qu’au moment de rentrer chez moi à Malakoff.
— Ainsi, pendant que vous prenez l’apéritif, quelqu’un peut donc s’introduire à votre insu dans le cinéma et venir s’y mettre à l’abri ?
— Assurément.
Voilà, n’est-il pas vrai, qui apporte quelque éclaircissement. La petite Suzanne Barbala prise par la pluie devant le cinéma dont la grille est entre-baillée, y pénètre. Quelqu’un est là, près d’elle, qui est venu, comme elle, s’abriter et attend la fin du mauvais temps. Mais loin de cesser, cette pluie va s’aggraver.
Et c’est encore le registre de l’observatoire de Montsouris qui va nous fixer. Nous y relevons ce qui suit :
À 15 heures 9, l’orage éclata et va durer jusqu’à 15 heures 35, avec pluie très abondante qui, en vingt minutes, accuse au pluviomètre une chute de 6 millimètres. À 15 h 10, deux coups de tonnerre très violents avec éclairs, la pluie redouble. La direction de l’orage est au-dessus de la région S.-S.-E. À 15 h 11, nouvel éclair très vif. À 15 h 13, nouveau coup de tonnerre avec éclair.
Et cela dure jusqu’à 15 heures 35.
On peut alors imaginer la peur de la petite Suzanne Barbala devant cet ouragan et ces éclairs. L’homme qui est près d’elle et qui est témoin de sa frayeur l’engage à venir se mettre à l’abri un peu plus loin en pénétrant dans la salle vide du cinéma, dont les portes s’ouvrent librement. Et là le crime odieux s’accomplit, tandis qu’au dehors l’orage gronde et sévit.
L’assassin de Suzanne Barbala reste introuvable
Aucun fait nouveau n’est venu éclaircir l’épais mystère qui entoure l’horrible fin de la petite Suzanne Barbala.
Des bruits vagues avaient couru dans le quartier de la place d’Italie d’après lesquels la fillette pouvait avoir été la victime d’un individu qui, au cours des sorties de l’enfant, était parvenu à se lier peu à peu avec elle en lui offrant des bonbons. Et l’on ajoutait, sans préciser, que la jeune Suzanne avait parlé des attentions dont elle était l’objet de la part de l’inconnu.
Nous sommes allé demander aux parents de la fillette ce qu’ils pensaient de cette hypothèse.
À aucun moment, nous ont-ils répondu, Suzanne n’a parlé des faits que vous nous rapportez et nous ne savons pas qu’elle ait fait à ce sujet des confidences à ses petites amies.
Ce que pense le directeur du Madelon-Cinéma
M. Cuvillier, l’associé de M. Thiéry, directeur du Madolon-Cinéma, ne partage pas l’opinion que le crime a pu être commis dans son établissement :
— Non ! non ! ce n’est pas ici que le monstrueux assassin de la petite victime a accompli son forfait, nous a-t-il déclaré. Je crois, moi aussi, que le crime a été commis non loin de notre salle et que le cadavre a été déposé ici par un homme qui l’avait dépecé sur le lieu où se déroula le drame, afin de pouvoir l’emporter plus facilement, dans une valise peut-être, dans l’intention d’aller l’inhumer sur la zone ou de le jeter à la Seine.
Le meurtrier est peut-être du quartier ; il connaît notre salle. Il est passé devant le cinéma. La porte était ouverte (cela arrive fréquemment quand le balayeur va déjeuner)… L’homme est entré… La salle était vide…
Le crime mystérieux du Madelon-Cinéma
Où les ténèbres semblent un peu s’éclaircir
Après avoir examiné toutes les hypothèses et donné successivement à chacune des inconnues de l’angoissant problème les valeurs susceptibles d’être adaptées à la mort mystérieuse de la petite Suzanne Barbala, la police judiciaire semble s’arrêter pour l’instant à la version conforme jusqu’ici aux faits constatés, à leur ordre chronologique et conséquemment à la raison, savoir :
C’est à l’intérieur même du Madelon-Cinéma, où elle était venue s’abriter contre l’orage, que la fillette fut outragée et périt asphyxiée, sous la main de son monstrueux agresseur qui s’efforçait d’étouffer ses cris et ses appels au secours, tandis qu’au dehors grondait le tonnerre et l’ouragan.
Et, cette hypothèse admise, à moins que d’autres faits demain ne la viennent controuver, la suite de l’horrible drame trouve cette explication logique :
Devant la réalité, l’homme s’affole. Laisser ce cadavre là et s’enfuir… Impossible. Il y a représentation le même soir et les soupçons ne pourront manquer d’effleurer aussitôt celui-là seul qui, au moment de la mort de la petite Suzanne, avait pu se trouver avec elle dans le cinéma vide.
À tout prix, il faut dissimuler le corps. Le temps presse. On peut venir. Il n’y a qu’un moyen : traîner le cadavre sous la scène dans ce réduit obscur où le criminel sait qu’on ne va jamais. Après, on verra.
Ainsi fut fait, rapidement, dans l’angoisse de la peur.
Cependant les jours passent. Le criminel ne doute pas que son forfait ne pourra demeurer longtemps ignoré. Un moment viendra où les émanations du cadavre abandonné donneront l’éveil. Ne vaudrait-il pas mieux le faire disparaître de là ? Mais où ? Puis comment le sortir, même la nuit ?… L’avenue d’Italie est particulièrement animée. C’est le chemin suivi nuitamment par de nombreuses voitures de maraîchers se rendant aux Halles. Et, peu à peu, l’idée du dépeçage naît dans l’esprit du coupable. C’est par fragments qu’il emportera les restes de sa petite victime. Un après-midi, alors que tout est tranquille dans le Madelon-Cinéma, qu’il est sûr que nul ne viendra l’y déranger, il accomplit l’horrible besogne. Et, ce jour-là même, un premier paquet sort, sous son bras. Ce sont les vêtements de l’enfant, car, pour cette première fois, il n’a osé emporter que cela. Du moins, est-ce le moins compromettant, et il aura pu juger par ce premier essai des moyens propres à se débarrasser du reste, sans trop de risques, les jours suivants. Où jette-t-il ces vêtements ? Dans le fossé des fortifications, dans quelque égout ? Les dissémine-t-il, en lambeaux, dans les poubelles des alentours ?… Cette dernière hypothèse est assez vraisemblable.
Mais, dans les jours qui suivent, quand il faut songer à enlever les horribles débris, le cœur lui manque. Il en remet le soin de lendemain en lendemain. Et puis l’instant vient où il est trop tard. L’effroyable odeur a attiré l’attention. Et le crime est découvert… en attendant — ce qui semble proche — que soit arrêté l’assassin.
Telle est, à cette heure, la version vers laquelle la police judiciaire porte toute son attention. On objecte : « Mais le dépeçage du corps n’a laissé aucune trace. » On peut répondre : « En maintes autres circonstances où des criminels, dans le même but de faire disparaître le corps de leur victime, avaient ainsi procédé, nulle trace de sang n’était restée de l’affreuse besogne. Exemples le sommelier Jobin, assassiné le 23 mars 1920 1920 par son camarade Burger, 354, rue de Vaugirard ; Élise Vandamme, morte le 26 février 1910 1910 chez le forçat évadé Charles Ferdinand, 40, rue des Marais ; les victimes de Landru, et combien d’autres… »
Recherches et perquisitions
Mais M. Guillaume, l’habile commissaire de la police judiciaire qui, avec M. Pineau, secrétaire de ce service, dirige les investigations, n’a garde de négliger, malgré la logique serrée de l’hypothèse momentanément admise, les diverses indications qui lui sont fournies. Il sait qu’un vrai policier doit se méfier de ses nerfs et ne compter que sur son cerveau. Hier, on vint lui signaler l’existence d’une cave abandonnée depuis longtemps, sous le péristyle du Madelon-Cinéma. Il s’y rendit avec M. Pineau, l’inspecteur principal Bethuel et les photographes du service anthropométrique, mais n’y découvrit rien de suspect. Il en profita pour examiner le toit de l’établissement et celui des baraquements qui y sont adossés, au cas où quelqu’un, venant de l’extérieur avec le cadavre, se serait introduit dans la salle par un des vasistas de la toiture. Nulle trace d’une telle escalade n’y apparaissait.
Il est aussi question dans le quartier de la porte d’Italie d’un brocanteur de Bicêtre qui, ces jours-ci, racontait avoir remarqué, vers le début de septembre, avenue d’Italie, un individu porteur d’une volumineuse valise paraissant contenir de lourds paquets. On va rechercher ce brocanteur et l’entendre. Mais, de tout cela, que vaut l’aune ?…
Le mystère du Madelon-Cinéma
L’homme à la valise serait un honorable brocanteur de Bicêtre
Avec une inlassable activité, M. Guillaume, commissaire de la police judiciaire, secondé par M. Pineau, secrétaire de ce service, et de ses perspicaces et dévoués inspecteurs, poursuit les investigations.
Toutes, jusqu’ici, le ramènent au Madelon-Cinéma, y fixent le mystérieux forfait avec une certitude de plus en plus grande.
Au Palais, le crime étrange de l’avenue d’Italie faisait hier l’objet de maintes conversations. La thèse adoptée à cette heure par la police y apparaissait comme la seule logique. Ceux qui connaissent les détails de l’enquête si habilement menée par le quai des Orfèvres consentaient à exposer :
— Jusqu’ici toute autre version que celle du crime accompli loin du Madelon-Cinéma parait difficilement acceptable. Comment supposer, en effet, que l’homme, entre les mains de qui venait de succomber la malheureuse petite Suzanne Barbala, et qui se trouvait alors aux prises avec les angoisses de la pire terreur, allait encore courir de nouveaux risques en apportant dans ce cinéma, dont il lui faudrait peut-être fracturer la porte, à travers un quartier animé jour et nuit, les restes de sa victime ? Étranges et dangereuses complications, à la vérité… Songez qu’il avait cent autres moyens pour essayer de faire disparaître les traces de son crime. À quelques mètres du Madelon-Cinéma (en supposant qu’il ait eu l’audace de suivre l’avenue d’Italie avec les lugubres restes), se trouve la tranchée profonde du chemin de fer de Ceinture. N’eût-il pas eu plus vite fait de lancer son macabre fardeau par-dessus le parapet ? Quant à l’homme qui, en plein jour, à la main une valise contenant le corps dépecé, serait arrivé de la zone, aurait passé à l’octroi de la barrière, risqué la visite des employés de cet octroi… Fantaisie rumeur de commère en mal de nouvelles…
Non, la saine raison ne permet pas, à moins d’une révélation inattendue (certes, en matière criminelle, il faut s’attendre à tout) d’éloigner le crime du Madelon-Cinéma de l’intérieur de cet établissement où de ses abords les plus immédiats.
L’homme à la valise
Nous avons relaté hier qu’un brocanteur de Bicétre racontait avoir remarqué, vers le début de septembre, non loin de l’avenue d’Italie, un individu porteur d’une volumineuse valise qui paraissait contenir de lourds paquets.
Il s’agit de M. Gaillaques, dit « le père La Plume », marchand de plumes à Bicêtre, 38, rue du 14-Juillet. M. Guillaume l’a entendu dans la matinée, et nous avons nous-même joint M. Gaillaques qui nous a déclaré :
— C’était le vendredi 1er septembre, entre 17 et 18 heures. Je revenais de mon travail. Sortant de Paris non loin de l’octroi, je croisai, avenue de Fontainebleau, un homme assez grand, brun, au teint jaunâtre, paraissant âgé de 35 ans, vêtu d’un costume beige et coiffé d’un chapeau mou, dont je ne saurais plus dire la couleur. Il avait une petite moustache et semblait ne pas être rasé depuis plusieurs jours. Ce qui me le fait remarquer, c’est l’énorme valise qu’il portait péniblement. Cette valise, qui pouvait être d’une dimension de 90 centimètres sur 40 était de couleur grise, mais fort sale. L’individu se dirigeait vers l’avenue d’Italie.
La police judiciaire ne parait pas donner une bien grande importance à cette rencontre. D’ailleurs, au cours de notre enquête, nous avons vu M. Costeroste, qui tient un débit de vin tout à côté du Madelon-Cinéma. Ce commerçant nous a dit connaître parmi ses clients quelqu’un dont le signalement répondrait tout à fait à celui du porteur de la valise.
C’est un brocanteur de Bicêtre, M. Armand Avrand, très honorablement connu dans le quartier. Il lui arrive, en effet, très souvent, de passer dans l’avenue d’Italie, chargé d’une énorme valise qui lui sert à transporter les objets qu’il achète….
Il faut donc chercher autre chose.
Les obsèques de la petite victime
Les obsèques de la petite Suzanne Barbala seront célébrées cet après-midi, à 15 heures. Le corps partira du domicile de la famille, 4, boulevard de Port-Royal. La cérémonie religieuse aura lieu à l’église Saint-Médard et l’inhumation se fera au cimetière du Kremlin-Bicêtre.
L’ASSASSINAT DE SUZANNE BARBALA
Suspecté mais non convaincu d’être fauteur de ce forfait commis par lui à Reims
IL VA ÊTRE TRANSFÉRÉ DANS CETTE VILLE
Après des heures d’insomnie sur le lit de planches de la « chambre de surveillance » où il avait été conduit vers minuit et demi, Jean Cuvillier, codirecteur du Madelon-Cinéma, avait été ramené hier matin dans les bureaux de la police judiciaire, où M. Pineau, l’actif et perspicace secrétaire de ce service, reprit l’audition, commencée la veille par M. Guillaume.
Mais cette nouvelle « conversation » ne devait pas donner plus de résultats, malgré les précisions apportées cette fois à Jean Cuvillier sur ses antécédents, et plus particulièrement sur les faits qui, en juillet 1914 1914 , avaient déterminé son arrestation à Reims.
— Oui, se contentait de répondre le codirecteur du « Madelon-Cinéma », tous ces faits sont exacts, et je reconnais que j’étais un triste personnage. Mais je ne suis pas pour cela un assassin, et il reste à prouver que c’est moi qui ai outragé et tué la petite Suzanna Barbala. D’ailleurs, comment eussé-je fait ? Jamais je ne suis venu à Paris un vendredi après-midi, ni un samedi après-midi depuis plusieurs mois… Ces jours-là, je ne quitte jamais Noisy-le-Sec avant la fin de l’après-midi pour prendre le train de 17 h 40. Or, c’est au commencement de l’après-midi du vendredi 1er septembre que la petite Barbala fut tuée. Ce jour-là, je ne suis arrivé au « Madelon-Cinéma » qu’après 7 heures du soir. On ne peut donc m’accuser.
— Cependant, reprit M. Pineau, vous reconnaîtrez que vos antécédents fâcheux prouvent que vous êtes singulièrement sujet à caution et coutumier du fait ? Depuis plus de quinze ans, vous avez été maintes fois l’objet de plaintes, de la part de parents dont les fillettes — certaines avaient à peine 8 ans — n’avaient échappé que par la fuite à vos odieuses sollicitations. Nous venons même de recevoir la déclaration d’une jeune femme de Rouvray-en-Santerre, votre pays natal, celui où vous étiez établi épicier-charcutier… Cette jeune femme nous a déclaré qu’alors qu’elle avait 11 ans, vous aviez failli l’étrangler en lui serrant la gorge, afin d’étouffer ses cris et les appels au secours qu’elle lançait pour échapper votre attaque…
— Oui, je me souviens de cela, reconnut Jean Cuvillier, et je vois que vous êtes bien renseigné. Mais cette jeune femme exagère. Je n’ai jamais voulu l’étrangler, et elle s’est trompée alors sur mes intentions. En tous cas, cela ne prouve toujours pas que j’aie assassiné Suzanne Barbala.
Mais sans tenir compte de cette protestation, Pineau poursuivait :
— Outre ces faits passés, nous pouvons à bon droit nous étonner de votre attitude depuis quelques jours. Trois jours avant votre arrestation, presque au lendemain de la découverte du cadavre de la fillette, nous avons reçu de vous, ici, à la police judiciaire, une lettre où vous nous indiquiez la piste d’un certain homme, porteur d’une valise, que vous aviez vu rôder au début de septembre autour du Madelon-Cinéma. Même, ajoutiez-vous, vous aviez fait remarquer cet homme à votre associé, M. Thierry, et à sa fille. Or nous avons parlé de cette histoire à M. Thierry et à Mlle Thierry, l’un et l’autre affirment que vous ne les avez jamais entretenus d’un tel fait…
— Cela prouve simplement qu’ils n’ont pas de mémoire, repartit Jean Cuvillier, dont une abondante sueur couvrait le front.
— D’autre part, continuait M. Pineau, nous avons ici un rapport du brigadier de police Duvanchel, attaché au commissariat de Noisy-le-Sec. Ce rapport qui vous concerne, est pour le moins curieux. C’est ce fonctionnaire qui avait été chargé de vous prier d’aller chez le commissaire, lequel devait vous prévenir qu’on avait découvert dans votre cinéma un cadavre de fillette. Il venait à peine de vous faire part de cette convocation que vous fûtes pris d’un tremblement nerveux tel que, effaré, le brigadier Duvanchel crut devoir vous dire :
» — Mais qu’avez-vous ? Une convocation chez le commissaire de police ne justifie pas une semblable émotion. Le patron a simplement mission de vous annoncer qu’on a trouvé, avenue d’Italie, dans le cinéma que vous dirigez, un cadavre dépecé…
» Alors, seulement, vous vous reprîtes à respirer et, sans que rien dans ce que vous avait dit d’abord le brigadier se fût rapporté à votre cinéma, vous déclarâtes, plus calme en apparence :
» — J’ai eu si peur… J’ai pensé tout d’abord que le commissaire m’appelait pour m’annoncer que le feu avait détruit mon établissement.
» Or, rien, je vous le répète, ne justifiait une telle déclaration de votre part. Votre attitude parut si étrange au brigadier Duvanchel qu’il crut devoir la consigner dans un rapport qu’il adressa à son commissaire de police.
— L’impression de ce fonctionnaire justifie-t-elle une accusation d’assassinat repartit une fois de plus Jean Cuvillier.
Et la conversation avec M. Pineau se poursuivit sur cette note jusqu’à midi, heure à laquelle on apporta détonner au codirecteur du Madelon-Cinéma. Elle reprit l’après-midi, mais sans plus de résultats. Prouvez-moi que je suis un assassin avant de m’accuser, ne cessait de répéter, comme un leitmotiv, Jean Cuvillier.
Un mandat d’arrêt
Pendant ce temps, le brigadier Rousselot, de la police judiciaire, qui avait quitté Paris le matin même pour Reims, poursuivait dans cette ville l’enquête commencée dimanche dernier par ses inspecteurs.
Il revenait hier-soir, porteur d’un mandat d’arrêt signé de M. Malvezy, juge d’instruction de Reims, contre Jean Cuvillier, inculpé d’attentats odieux contre plusieurs fillettes de la ville. Ces faits étaient ceux qui, en juillet 1914 1914 , avaient déterminé l’incarcération de Jean Cuvillier, alors directeur de l’American Cosmograph, rue Talleyrand. Qualifiés « crimes » par la loi, ils ne sont pas encore prescrits.
Ainsi que nous l’avons dit hier, l’arrivée des Allemands à Reims avait permis à Cuvillier d’être remis en liberté après deux mois de prison préventive. Son dossier qui, avec les autres dossiers du palais de justice de Reims, avait été enfermé alors dans la crypte du monument, fut retrouvé voici deux ou trois jours. Il permettra au magistrat rémois de reprendre entièrement les poursuites engagées alors.
Hier soir, Cuvillier a quitté les locaux de la police judiciaire et a été incarcéré au Dépôt.
Aujourd’hui, il sera conduit au petit parquet où on lui signifiera le mandat d’arrêt lancé contre lui par le juge d’instruction de Reims. Après quoi, il sera incessamment transféré à la prison de cette ville. L’enquête, néanmoins, va se poursuivre à Paris sur l’assassinat de Suzanne Barbala. On va remettre en outre à un expert deux rasoirs saisis avant-hier chez Cuvillier au cours de la perquisition opérée chez lui, et dont la lame brisée de l’un d’eux paraît avoir été repassée depuis peu de temps. Pourtant, interrogé à brûle-pourpoint, Cuvillier a déclaré qu’il ne se servait jamais de ce rasoir.
Des investigations vont être menées également au Havre où Cuvillier fut mobilisé aux Tréfileries après son élargissement de la prison de Reims, au Pré-Saint-Gervais où il dirigea d’abord un cinéma après sa démobilisation, et, à Saint-Quentin où, avant la guerre, il dirigeait un autre établissement cinématographique, concurremment à l’American Cosmograph de Reims. On va rechercher si, dans ces localités, il ne fut pas l’objet de plaintes semblables à celles qui déterminèrent son arrestation à Reims.
Jean Cuvillier est né le 30 octobre 1868 1868 à Rouvroy, dans la Somme. Il est donc âgé de 54 ans.